Actuellement sous presse, L'Enfant
secret arrivera en librairie au cours de ce mois de
novembre 2003. Le Culturactif vous en propose deux extraits
en bonnes feuilles.
Le duel
Une seule fois, il a croisé
le fer avec l'Empereur.
C'était à Taormine, en avril 1936, au faîte
de sa gloire.
En fin d'après-midi, ils arrivent de Rome. Dans la
première limousine, l'Empereur en uniforme de caporal
d'honneur de la Milice - veste et culotte de cheval gris-vert,
ceinturon de cuir, baudrier et fez noir. Dans la deuxième,
l'indomptable Edda (qui a quitté pour la journée
son palace art nouveau
de Capri) et son mari, le Comte Ciano, qui vient d'être
nommé Ministre des Affaires étrangères.
Dans la troisième voiture, Giuseppe Bottai et Achille
Starace, les hiérarques du régime, deux hommes
qui se détestent férocement, mais que l'Empereur
prend un malin plaisir à emmener avec lui lors de
tous ses voyages. Tandis que Bottai passe pour être
l'intellectuel du parti
- ce qui, aux yeux de tous, n'est pas un compliment - grâce
à sa connaissance du mouvement futuriste et sa revue
Critica fascista dans
laquelle il prône l'abandon des méthodes violentes
et la mise en place d'un État éthique, le
" terrible Starace " est l'inventeur du style
fasciste qui oblige les Italiens à substituer
le Voi au Lei
dans le langage quotidien, qui introduit le pas
romain dans les défilés militaires,
interdit le café ou accuse la
pasta asciutta de ramolir dangereusement la race
italienne.
Zigzagant autour des belles limousines, son Leica en bandoulière,
Antonio essaie tant bien que mal de se tenir en équilibre
sur une grosse moto Bianchi conduite par un pilote masqué
et querelleur qui pousse les gaz au maximum.
L'ascension est pénible. La route tourne sur elle-même,
se rétrécit, côtoie à chaque
instant le précipice. Campo ferme les yeux et mâche
un bâton de réglisse pour ne pas dégueuler.
Quand ils arrivent au pied du belvédère, le
convoi ralentit. Campo rouvre les yeux. Là-haut se
dresse la citadelle de Taormine, belle et farouche, au milieu
des nuages.
Nouvel arrêt devant la porte de Messine. Les officiels
descendent des véhicules suivant un ordre hiérarchique
: l'Empereur en premier, puis son dauphin Ciano et enfin
les ministres. Le maire, un petit homme au sourire chafouin,
remet symboliquement au Duce les clés de sa ville,
puis le cortège se met en marche jusqu'au théâtre
grec dont les gradins, pour l'occasion, sont noirs de monde.
Un vent froid et salé, venu de la mer, brasse le
sable en tourbillons. Sur les gradins comme sur l'estrade,
chacun se protège comme il peut. Le maire s'avance,
mince toupet de cheveux jaunes, son discours à la
main, s'époumone à parler, mais ses feuillets
s'envolent. Le petit homme est obligé de battre en
retraite.
C'est au tour du l'Empereur, front dressé, yeux rapprochés
et profonds, menton carré, lèvres frémissantes.
Dans la tourmente, il commence à parler, accompagnant
chaque période de son discours d'une mimique qui
lui vaut, tout de suite, les faveurs de la foule. Peu de
gestes. Des yeux mobiles et implacables. Parfois, il met
les deux mains dans ses poches. C'est son moment statuaire.
Alors ses deux bras tournent au-dessus de sa tête.
Les doigts s'agitent. Les mots jaillissent en cascades de
ses lèvres. L'instant d'après, il redevient
immobile. Il fronde le sourcil. Avec deux doigts, il rajuste
le col de son uniforme.
Quand la pluie se met à tomber, l'orateur lève
son poing vers le ciel, plus menaçant que jamais.
Mais la pluie ne cesse pas. Au contraire, une averse de
grêle s'abat bientôt sur les gradins du vieux
théâtre grec. C'est la débandade. Chacun
cherche refuge où il peut, tandis que l'Empereur,
abasourdi, continue à parler, le regard noir, le
geste sans réplique. Même les officiels, même
Ciano et l'indomptable Edda, même les fidèles
Bottai et Starace sont allés se mettre à l'abri
sous une arche de l'amphithéâtre.
Seul Antonio, silencieux et stoïque, l'il rivé
à son appareil, est resté dans l'arène
pour immortaliser ce moment pathétique : le dictateur,
oublié sur l'estrade, haranguant un théâtre
vide sous une pluie de grêlons gros comme des groseilles.
Le soir, malgré un bain d'eau
chaude et plusieurs verres de lait au miel (pour marquer
sa mauvaise humeur, il n'aura pas voulu participer au dîner
officiel, ni goûter aux somptueux antipasti
préparés à son intention, ni
boire un verre de cette liqueur si fraîche et délicieuse
à base de pulpe de citron qu'on appelle
limoncello), l'Empereur est hors de lui.
La mise à sac de la suite royale qu'on lui a attribuée
au San Domenico ne l'aura pas calmé. Il jette par
la fenêtre une pendule piémontaise, un ou deux
vases de l'époque Ming et les fameuses images d'adolescents
lascifs, le front couronné de laurier, posant dans
un décor de carton-pâte, Arcadie ou Cythère,
prises par Wilhem von Gloeden à la fin du siècle
passé.
Par peur des représailles, Edda et son mari ont quitté
le palace et sont redescendus sur la côte à
le recherche d'une salle de jeux. Bottai est allé
lire dans les Jardins Publics. Quant à Starace, il
s'est barricadé dans sa chambre, un pistolet sous
l'oreiller.
Maintenant, l'Empereur exige deux sabres qu'une soubrette
épouvantée dépose devant sa porte.
" Et qu'on m'amène un homme ! S'il en existe
encore un dans cette ville
"
Le seul homme qui se trouve là, effondré dans
un fauteuil de la réception, le visage mal rasé,
les sangles de ses appareils faisant une sorte de garrot
autour du cou, c'est Antonio. On le réveille. Quelqu'un
le pousse dans l'ascenseur. À moitié endormi,
il frappe à la porte de l'Empereur.
" Entrez ! "
Quand ils se trouvent nez à nez, le Maître
avec son sabre au poing et le petit photographe armé
de son Leica, ils sursautent tous les deux.
" Alors, le dernier homme, c'est vous, Campo ?
- Si, Signorsi. "
La chambre est dans un désordre indécent,
comme si deux douzaines de cambrioleurs étaient passées
par là. Les fenêtres aux carreaux brisés
battent dans le vide. Il n'y a plus de vases sur les commodes,
ni de tableaux aux murs. Un tas de vieilles photos, dont
les cendres tourbillonnent jusqu'au plafond, achèvent
de brûler dans l'âtre.
" Que s'est-il passé, Monsieur ?
- Rien, Campo. Ce soir je veux tuer un homme. "
Antonio ne dit rien. L'Empereur lui lance un des deux sabres.
" En garde, monsieur le photographe ! "
Campo n'a pas le temps de se débarrasser de son vieil
attirail : l'Empereur est sur lui, le corps fendu, visant
la ligne haute. De justesse, Antonio esquive le coup. L'autre
perd l'équilibre, se redresse, puis se rue de nouveau
à l'attaque. Antonio fait un pas de côté.
Surpris, l'Empereur vise la quinte et transperce un fauteuil.
" Porca Madonna !
"
Et maintenant ils se font face, le photographe et son modèle,
l'artiste et le tyran, l'homme public et l'anonyme, comme
deux vauriens irascibles. Ils croisent leurs sabres en rugissant.
L'écume monte à leurs lèvres. Leurs
yeux ne voient plus rien.
Aucun des deux n'en réchappera, quelle que soit l'issue
du combat, et ils le savent bien.
Nouveau bruit de ferraille. L'Empereur vise à présent
la ligne basse. Il veut en finir au plus vite.
Comme un toréador, Campo évite le coup en
tournant sur lui-même et, tandis que son adversaire
s'écroule, le nez dans le tapis, la bave aux lèvres,
il pointe sa lame à la place du cur.
Osera-t-il ?
L'homme qui se prend pour un César, le mâle
aux milles maîtresses, le conquérant d'Abyssinie,
l'ami de Churchill et Hitler, l'homme aujourd'hui le plus
aimé des Italiens (et dans quelques années
assûrément le plus haï) est à sa
botte, blême de peur, suppliant sa mansuétude.
Qu'est-ce qui traverse à
cet instant l'esprit d'Antonio?
À quoi, à qui pense-t-il ?
À sa gloire personnelle ? Aux fantômes de l'Histoire
? À Nora et à ses trois filles, oubliées
à Turin, qui ne l'ont pas revu depuis six mois ?
Au terrible Starace ? Au Comte Ciano ?
La pointe du sabre appuie toujours à la place du
cur.
Campo a un éblouissement. Il se recule, ferme les
yeux, s'appuie à la fenêtre.
Dehors, la pluie s'est remise à tomber.
La séance de photographie
Ils sont là, face à
face, dans le salon du grand palais romain, le fils de forgeron
romagnole et son iconographe, le fils du directeur de l'École
Évangélique de Trieste. Celui qui a enlevé
l'Italie à la hussarde, farouchement, sans état
d'âme, comme on séduit une bourgeoise en mal
d'amour ou une adolescente croisée à Rimini
pendant un concours de beauté ; celui qui l'a dressée,
au fil des ans, qui a mis la Botte à sa botte, en
imposant la discipline et le travail à ses compatriotes
(le premier et le seul homme d'État italien - se
gausse-t-on dans le Nord - qui soit parvenu à faire
travailler les Siciliens) ; celui qui rêve d'Abyssinie
et de conquêtes militaires ; celui qui a brisé,
l'un après l'autre, et réduit au silence,
ses farouches adversaires politiques.
Et face à lui, caché derrière le trépied
de son appareil, à portée de sabre ou de cravache,
le petit photographe, qui se sait important, mais ne sait
pas pourquoi, qui mesure la lumière et organise avec
un soin maniaque les éléments de la dramaturgie
(le buste de César sur le manteau clair de la cheminée,
le fauve assoupi aux pieds de l'Empereur, le drapeau tricolore
en arrière-fond). Il regarde son modèle. Il
voit que la cravate penche, que le col cassé n'est
pas droit, que le crâne brille de reflets disgracieux.
Un dictateur se doit d'être impeccable. Il redresse
la cravate, rouge ou bleu, peu importe, les photos sont
en noir en blanc. Il aligne les pans du col cassé.
Il passe un peu de poudre sur le crâne rasé
de frais et luisant comme du verre.
Silence.
On ne respire plus.
La postérité nous regarde.
Le doigt d'Antonio s'apprête à déclencher
l'obturateur.
La lumière tombe par la fenêtre, une lumière
jaune et bleue d'arrière automne. La ville bourdonne
derrière les vitres, mais on ne l'entend pas. On
est dans le silence du Temps figé. Le ciel à
travers les rideaux est sans couleur, minuscule et fripé.
L'Empereur s'impatiente.
" C'est fini, Campo ?
- Pas encore, Monsieur. J'aimerais profiter de cette belle
lumière pour faire encore quelques clichés.
- J'ai du travail, Campo.
- Pour une fois, l'Italie attendra. "
L'Empereur reprend la pose, impassible et soumis. Il glisse
la main droite sur son ventre dans l'embrasure de son gilet
à parements de soie mauve et jaune. Il réprime
une grimace de douleur. Il détourne le visage. Il
éternue.
" Ah ! Ces maudites fleurs ! "
Il y a des illets et des pois de senteur sur le bureau,
entre les piles de documents, des grappes de jasmin dans
des vases de cristal que la lumière avive et brûle,
exhalant des parfums repus et écurants.
" Ne bougez plus ! "
Nouveau silence.
Comme tout à l'heure, l'Empereur retient son souffle.
Qui domine qui dans ce face à face silencieux ?
Lequel des deux met en scène
l'autre ? L'Empereur d'Italie ou le maître du Temps
?
Le photographe se sait puissant, mais en même temps
fatal, irresponsable, il ne joue pas de sa puissance. C'est
un artiste. L'Histoire n'a pas de prise sur lui. Ses images
valent de l'or, il le sait, et aujourd'hui moins que demain.
Bientôt, elles seront à la une des journaux,
de Rome à Berlin, de Turin à Moscou, de Trévise
à Paris, de Londres à Tombouctou. Et tout
le monde se les arrachera.
De ces tête à
tête silencieux dans le salon embaumé de jasmin,
qui sort vainqueur ?
Le chasseur ou sa proie ? Le photographe ou son modèle
?
C'est un duel larvé, sournois et éreintant,
une copulation étrange où les corps ne se
touchent pas, les regards se toisent à distance,
les mots échangés ricochent comme des balles.
Corps à corps sans contact, rixe à mots mouchetés.
Empoignade furtive.
 chaque fois, des images naissent de ces rencontres
intimes et sans témoin.
Comme l'accoucheur, Antonio doit mettre au monde des images
fortes, enracinées dans l'espace et le temps, mais
éternelles aussi, sacrées, mythiques.
Il doit faire advenir le corps caché. Il doit l'accoucher
au forceps et le débarrasser de tous ses attributs
mortels, ses hardes provisoires, ses tics et ses manies,
ses désirs contingents.
Il met au monde son propre père.
L'Enfant secret (extrait)
Dans une petite valise, Pierre a
rangé quelques jouets, sa casquette et son sifflet
de chef de gare, une poignée de billes. Jacqueline
a couché sa poupée, une barrette pour les
cheveux et les tasses en plastique de sa dînette.
Ils ont enfourché le tricycle et dévalé
la route jusqu'au cimetière. Personne ne les a remarqués.
C'est le début de l'été, fin juin peut-être,
car l'air est transparent, le soleil brûle la peau.
Ils ont suivi la route jusqu'à Prangins. Tout à
coup Jacqueline a eu chaud. Elle était fatiguée.
Elle avait soif. Elle a pleuré sans pouvoir s'arrêter.
Ils ont abandonné le tricycle au bord de la route.
Ils se sont enfoncés dans la forêt. La petite
fille pleurait toujours, tout son corps transpirait.
Au loin, derrière les feuillages, ils ont entendu
un ruisseau. Pierre a pris sa sur par la main et ils
sont descendus en faisant de larges zigzags.
Quand ils arrivent au bord de l'eau, ils ont envie de se
baigner. L'eau est fraîche et peu profonde. On voit
même des têtards, par endroits, cachés
sous les racines. Quand ils entrent dans l'eau, c'est drôle,
leurs pieds s'enfoncent dans la vase et des gros nuages
noirs montent à la surface. Ils ne voient plus leurs
pieds. Cela fait rire la petite sur.
Ils entreprennent de construire un barrage en empilant des
cailloux de plus en plus petits qu'ils cimentent avec de
la terre glaise. Bientôt il se forme un grand bassin
d'eau noire où ils pataugent avec volupté.
Mais l'eau monte toujours, car le barrage édifié
patiemment est bien étanche.
La petite fille prend peur. Elle agite les bras. Ses jambes
brassent la vase poisseuse. Elle appelle son frère
à l'aide. Pierre essaie de la dégager, mais
lui aussi est prisonnier du fond mouvant. De toutes ses
forces, il soulève sa sur. Quand il l'a prise
dans ses bras, Pierre s'aperçoit qu'il s'enfonce
à son tour dans le sable et aussitôt il se
met à hurler.
Vers les cinq heures du soir, c'est un vieux paysan qui
les dégage.
Là-haut, dans l'herbe, les roues en l'air, il a trouvé
le vieux tricycle.
Il explore les alentours, puis entend des cris venant de
la forêt. Des cris d'enfants épouvantés.
Il dévale la colline. Il trouve les deux enfants
collés si étroitement l'un à l'autre
qu'ils ne font plus qu'un. Ils grelottent de peur et de
froid.
On les tire de l'eau. Le paysan leur prête sa chemise.
Pierre et Jacqueline s'essuyent, se réchauffent un
peu. On les ramène à la maison dans une charrette
tirée par un cheval. Il y a des poules dans un cageot,
un sac de betteraves, le vieux tricycle aux roues voilées.
Julien attend sur la terrasse, son martinet à la
main.
Certains enfants sont des fantômes.
Ils portent en eux le souvenir d'un autre monde au-delà
des forêts, par-delà les ruisseaux. Ils ont
baigné leur corps et leurs cheveux dans la source
enchantée. Ils ont gardé dans leurs yeux cette
extase.
La petite fille ne s'est jamais remise
de sa fugue. Elle devient triste et solitaire. Elle s'enferme
dans le grenier. Elle erre dans les cuisines comme un fantôme.
Même son frère n'arrive plus à l'égayer.
Elle boit dans les verres les gouttes d'eau-de-vie ou les
fonds de vin blanc. Elle se brûle les mains aux fourneaux.
Elle renverse les assiettes, les casseroles de bouillon,
les plateaux de fromage.
Pour la punir, on l'enferme à la cave. La petite
fille en ressort épouvantée, le visage noir
de charbon, les mains en sang.
Un jour qu'elle fait de l'équilibre
sur la margelle, Jacqueline tombe dans le bassin.
Sa tête heurte la pierre. Elle se retrouve dans l'eau
glacée au milieu des truites et des carpes voraces.
Elle perd connaissance. On la transporte dans la chambre
du haut. On l'enroule dans les couvertures. On lui masse
la poitrine avec de l'alcool camphré. Julien fait
un grand feu de bois.
Quand elle revient à elle, la petite fille sourit.
Ses yeux brillent de fièvre. Elle marmonne des mots
sans suite. Son corps grelotte continuellement. Le vieux
médecin ne sait que faire. Il prescrit de la soupe
bien chaude, des cataplasmes de moutarde. On lui fait une
piqûre.
La petite fille sourit toujours, mais elle refuse de manger,
de boire, de se faire soigner.
Le lendemain, tout est fini.
Page créée le:
30.09.03
Dernière mise à jour le 30.10.03
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