Les personnages romanesques sont
légion à voir leur vie bouleversée.
Dostoïevskiens, kafkaïens ou existentialistes,
ces bouleversements les affectent - du moins depuis la fin
du XIXe siècle - dans leur conscience, tenant les
lecteurs en haleine en faisant de la littérature
un incomparable instrument de connaissance de l'âme
humaine.
Philosophe, Pascal Mercier - pseudonyme
du Bernois Peter Bieri, qui enseigne la philosophie à
Berlin - livre avec "Train de nuit pour Lisbonne"
("Nachtzug nach Lissabon", Hanser, 2004 traduit
par Nicole Casanova et paru en 2006 chez Maren Sell) un
troisième roman structurellement très abouti
dans lequel il fait un usage averti des techniques narratives
pour explorer les profondeurs de l'esprit et du sentiment.
Son "héros", Raimund
Gregorius mène une existence terne et tranquille
de professeur de langues anciennes dans un lycée
de Berne. Erudit infaillible mais sans ambition, vieux garçon
mal vêtu et ponctuel, il est affectueusement surnommé
"Papyrus" par ses collègues et ses étudiants
auprès desquels il jouit d'une certaine popularité
grâce à ses capacités d'écoute
et son respect inné des sensibilités de chacun.
Au hasard d'une rencontre dont la
mise en scène suit un déroulement emprunté
au film mélodramatique - le pont de Kirchenfeld,
la pluie, une femme penchée sur le parapet parlant
avec un accent étranger, un numéro de téléphone
et des feuillets qui s'envolent -, Gregorius va être
amené à découvrir une langue, vivante
cette fois, le portugais, qui le rappellera en quelque sorte
à la vie.
Quête et enquête
Car la rencontre manquée avec
la Portugaise sur un pont de Berne préfigure celle,
réussie cette fois, avec une culture et surtout une
écriture: ce sont les fragments rédigés
dans les années 1970 par un énigmatique médecin
lusitanien, Amadeu de Prado, sur lesquels Gregorius s'arrête
dans une librairie troublé par la sonorité
de cette langue, qui l'incitent à prendre le train
pour Lisbonne afin d'en savoir davantage sur leur auteur.
Placée sous le patronage de
Marc Aurèle ("Car chacun n'a qu'une vie, une
seule, et la tienne est déjà presque achevée
sans que tu aies eu le respect de toi-même"),
sa quête est en réalité aussi une enquête.
D'où l'intérêt à la fois psycho-métaphysique
et narratif du roman de Pascal Mercier.
La diversité de son talent
littéraire lui permet en effet de jouer sur plusieurs
niveaux à la fois en insérant des passages
dus à la plume fictive de Prado dans le récit
des découvertes de Gregorius. Histoire d'une reconstitution
biographique ("Etait-il possible que le meilleur chemin
pour s'assurer de soi-même passât par la connaissance
et la compréhension d'un autre?", se demande
Gregorius), Train de nuit pour Lisbonne est ainsi
également un roman de l'introspection sur lequel
plane l'ombre du Passant intégral Bernardo
Soares.
Aux citations de Pessoa et de Montaigne
en épigraphe ("Nous sommes tous de lopins, et
d'une contexture si informe et diverse
") font
écho les fragments qui témoignent des conflits
de conscience et des interrogations existentielles qui ont
hanté Prado, dont Gregorius apprend qu'il était
médecin et qu'il a rejoint la résistance sous
la dictature salazariste à la suite d'un geste mystérieux
qui ne le laisse pas en paix.
Richesse thématique
"Dans tous nos actes et expériences
nous sommes du sable mouvant devant nous-mêmes et
pour nous-mêmes", "N'est-il pas vrai que
ce ne sont pas les hommes qui se rencontrent, mais seulement
les ombres projetées par leurs imaginations",
note par exemple le Portugais, fournissant par là
au professeur de langues anciennes engoncé dans ses
habitudes matière à considérer son
passé comme un acte manqué.
Tous les éléments du
puzzle que Gregorius assemble autour de Prado, tout ce qu'il
apprend de sa famille, de ses amours et de ses amitiés
en prenant contact avec ceux qui l'ont connu finit par former
un miroir dans lequel se reflètent tour à
tour le vide et la grisaille de sa propre vie et les incertitudes
liées aux motivations réelles de sa quête
dans une ville inconnue où il a perdu ses repères
traditionnels.
Habilement entretenu tout au long
du roman, ce contrepoint passé-présent permet
à Pascal Mercier d'explorer une thématique
très vaste allant du problème de l'engagement
politique et de toutes les questions afférentes (loyauté,
trahison, etc.) à celle de la complexité des
rapports familiaux et de la versatilité des êtres.
Au-delà de ce qui sépare
les deux protagonistes de ce roman existe pourtant un absolu
dans lequel ils trouvent refuge, bien que chacun à
sa façon: la langue. De Gregorius lisant la Bible,
ébahi devant la sonorité poétique de
l'hébreu, à Prado tentant d'approcher son
idéal d'ourives das palavras (orfèvre
des mots), les personnages de Pascal Mercier vouent leur
existence aux mots, précisément car "les
choses n'existent vraiment que lorsqu'elles sont saisies
dans des mots".
Carole Wälti
Page créée le: 17.10.06
Dernière mise à jour le: 17.10.06
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