In breve in italiano
-
Kurz und deutsch
Etiqueter les voyages serait vain. Les périples, remémorés ou véritablement vécus, sont malléables, prêts à se laisser colorer par le temps, par le contexte dans lequel ils sont évoqués. « Le voyage est souvent incommodant. Souvent, et qui sait, peut-être même toujours, on n’en profite qu’après », remarque Anteo, qui vit son voyage de jeunesse en souvenir, avec un décalage de vingt ans. Dans ce cinquième roman, le Genevois Serge Bimpage renoue avec le voyage, évoqué dans Pokhara, son ouvrage précédent.
Alors que Nomia, l’amour de sa jeunesse, recontacte Anteo après deux décennies de séparation, ce dernier réanime le souvenir du tour du monde entrepris alors avec elle. Un voyage que Nomia, de son côté, n’achève pas : elle quitte Anteo à La Paz, lasse de ne se sentir utile, laissant Anteo poursuivre la route au Chili, puis en Asie, seul avec ses songes et les idéaux des années septante. Et voilà qu’après tout ce temps, elle propose de rendre son carnet de voyage à Anteo, qu’il rédigeait avant qu’elle ne s’envole de Bolivie.
Dans sa galerie d’art en vieille ville de Genève, Anteo philosophe sur la possibilité de revoir Nomia – sa signification. Il est surpris : « Je pensais tout cela bien enfoui. Toute cette époque, ces sentiments confus, exaltés, fragiles, sur quoi j’avais construit ma vie comme les végétaux qui rejoignent la terre. » Tout cela est maintenant à exhumer, a étudier. Car L’amour à vingt ans, l’âge ou « les saisons [ont] le mérite d’être prévisibles, consistantes », où l’on se perd dans l’éternité d’une vie en devenir, s’est inévitablement intriqué aux motivations du voyage d’Anteo et Nomia. Jeunes, on a cette capacité à se plonger dans la découverte du corps de l’autre, songe le personnage. Une impulsion qui s’apparente à partir à l’assaut du monde : plus que d’une nécessité, aimer avec excès, posséder le corps de l’autre, relève alors de l’évidence. Cette entièreté de la jeunesse, Anteo la tempère à présent au travers de ses souvenirs. Ses réflexions, au fil du temps et au contact de son épouse Solange, ont adopté de la nuance. Le voyage qu’il entreprendra au Cambodge avec Solange, au milieu du livre, contraste avec l’empressement connu sur les routes en compagnie de Nomia. Et pourtant, ces pérégrinations d’un homme au milieu de sa vie puiseront une large partie de leur intensité dans la remémoration continuelle de son voyage d’alors.
Tandis que le récit bascule entre passé et présent, avant d’étayer certaines pensées au travers de lettres adressées à un ami profondément sédentaire, Anteo ponctue ses remémorations de définitions du dictionnaire : il s’agit d’épingler le pourquoi du départ, de l’énigme de cet instinct de partir. Un mot écrit, tangible, est réconfortant. Cependant, il ressort tout d’abord que presque n’importe quelle signification peut être projetée sur le voyage. Affable, celui-ci investit les réflexions qu’Anteo lui accorde, et aucune explication ne se laisse attraper.
Car enfin, que recherchait-il dans le voyage? Lors de ce tour du monde, se dit-il, il s’agissait peut-être tout d’abord de débusquer la beauté. Celle du corps de Nomia, bien sûr, mais aussi du pouvoir révélateur d’un paysage séculaire : l’immédiateté du désir est ici profondément liée à la spontanéité du voyage. « Il en va du voyage comme de l’amour, son excitation est affaire d’imagination», remarque Anteo à part soi. Sa relation avec Nomia trouvait donc un miroir dans le déplacement – ou n’était-ce là qu’une impression rêvée ? La coupure de Bolivie a changé la donne. Anteo note sa solitude après le départ de Nomia : « la route vous pousse à descendre en soi et tout l’enjeu consiste à rassembler son énergie pour remonter à la surface indemne. » Et le voyage de trouver toute sa profondeur dans le souvenir.
Entremêlant fiction et récit de voyage, passage du temps et évolution de l’intellect, ce livre impressionne par sa densité. Les pensées se poursuivent, se développent, souvent, Anteo revient sur ses conclusions. Comme le voyage, ce roman se forme dans l’instant, parvenant ainsi à garder son lecteur en éveil. Ce dernier est invité à suivre plusieurs voyages simultanément tandis que les manières de les appréhender alternent ; le même périple se fait alors multiple, élégante manière d’éviter les nombreux pièges du genre. La sensualité des corps et du paysage sait relever des passages parfois fortement intellectualisés, renouant ainsi avec l’état du personnage, qui se voit soudain bourlinguer « un pied dans le réel, l’autre dans le songe ». On regrettera, par contre, la tendance de l’auteur à louer la « nature » féminine, terme vague qui, à force d’être évoqué, a fini par essouffler son répertoire. Tandis que le titre du roman, un peu cliché, ne laisse pas augurer ce que ce texte recherche vraiment : mettre le doigt sur la signification du voyage. Signification qui, bien qu’essentielle, ne se laisse jamais tout à fait saisir. Mais que le lecteur tente pourtant de trouver, avec Anteo, jusqu’aux dernières lignes de ce roman.
Elisabeth Jobin
|