In breve in italiano
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Kurz und deutsch
« C’est dommage qu’on ne puisse pas collectionner des gens. J’aime l’humanité dans toute sa diversité, et je suis du genre collectionneur, je collectionnerai par conséquent volontiers des gens. » C’est ainsi que commence un des vingt-quatre récits qui composent ce livre, intitulé Des lutins dans mon jardin, qui fait apparaître dans son intrigue même un des procédés littéraires efficaces sous la plume d’Alex Capus, le point de vue gigogne en poupée russe qui crée de riches changements d’échelle. Bien sûr, c’est le narrateur qui se dit collectionneur. Il se distingue, nous le savons tous, résolument de l’auteur, comme l’affirme avec humour un autre récit intitulé Fiction et vérité : « Le problème, c’est que les gens veulent toujours croire ce qu’ils lisent […] A quoi servirait une histoire si elle n’était même pas vraie ? Je comprends cela. En tant que lecteur, je ne suis pas différent. » Cependant, l’auteur, qui alors se superpose au narrateur, rassemble – comme pour une collection, dans un désordre savamment construit et avec une curiosité communicative, nombre de citoyens de la petite ville d’Olten, en apparence très ordinaires, pourtant tous très surprenants, qui par la bizarrerie de son histoire, qui par la banalité réelle et rêvée de ses gestes.
Le roi d’Olten, un chat noir et blanc dénommé Toulouse (un autre nom de ville, sûrement tout aussi ordinaire et tout aussi troublante !) passe dans les premiers récits et laisse planer ensuite dans tout le livre un regard attentif et amusé qui ne s’efface jamais vraiment, tel le sourire du chat de Cheshire dans Alice au pays des merveilles. Certains des faits recensés, parfois presque aberrants, le sont d’ailleurs avec une sorte d’humour par l’absurde, très pince-sans-rire. Ce chat semble pouvoir incarner une sorte de double du narrateur, tout aussi présent-absent, et peut-être aussi l’ombre nonchalante de l’écrivain, de n’importe quel écrivain qui tenterait de comprendre le monde et chercherait « l’expression exacte de son âme ». Une sorte de double têtu, malin, assez ambivalent, entre noir et blanc, modeste au demeurant : « N’exagérons rien. Il va de soi que Toulouse n’est pas le roi d’Olten, mais un simple chat de la Vieille-Ville. Il peut aussi ouvrir les portes et inquiéter les passants, mais il ne donne pas d’ordres. » Souvent, il reste invisible et les récits, toujours un peu moqueurs, déroulent de menus faits et gestes de citoyens moyens, voire médiocres, mêlés à des considérations morales, philosophiques, politiques. L’ironie reste discrète, mais ne rate pas son coup, habile coup de patte, pas toujours patte de velours et c’est bien. Une sorte de tendresse l’accompagne cependant toujours, mais sans concessions. Le narrateur révèle peu à peu l’étrangeté et le ridicule d’une situation ordinaire souvent émouvante, poussant parfois jusqu’au burlesque. Ce narrateur rappelle celui des certains récits de Robert Walser, mais en moins douloureux. Et j’ai cru reconnaître un double moins acerbe du Marco Valdo d’Italo Calvino. Comme l’écrivain italien, Alex Capus pointe ce qui change dans la vie de la petite ville, de la société dans son ensemble aussi bien que ce qui ne change pas tout en donnant l’illusion aux uns et aux autres de changer. Dans Vive la piscine, apparaissent ces deux mouvements contradictoire qui s’incarnent en une humanité bigarrée qui se succède à elle-même, indémodable : « Lorsque j’étais adolescent, les hippies organisaient au bord de l’Aar leurs fêtes fleuries […] Plus tard, sont venus les malabars, qui n’enlevaient jamais leurs bottes de motard […] et plus tard encore les gominés chics, garçons et filles […] comme d’habitude et, pourtant, tout est différent. » Oui, en flux et reflux, l’histoire se fait, se défait et se refait. L’écrivain parvient, à travers ces récits apparemment anecdotiques, à tracer assez précisément et sans avoir l’air d’y toucher, le portrait des transformations d’une ville, d’un pays, d’un type de société, pour le meilleur et pour le pire, au gré de l’évolution économique, des choix politiques, des tendances de l’opinion. Certains quartiers sont peu à peu abandonnés ou réaffectés, des espaces publics changent de sens politique en changeant de fréquentation sociale. Mais, toujours, ce sont des hommes fragiles qui animent ces lieux et tâchent d’y vivre comme ils peuvent. Et l’écrivain semble bien aimer ces hommes et cette ville, il pense qu’on finit toujours par y revenir, soi-même ou un jour ses enfants, « car Paris, Moscou ou Madrid, ce n’est pas tout à fait ça ». Sauf si l’on pense que ces villes si fluctuantes, si hautaines ne « sont rien d’autre que dix ou cent Olten l’un après l’autre ».
Je ne suis allée à Olten qu’une seule fois. C’était en 2008, à l’occasion d’une très belle exposition qui avait été « délocalisée » à l’Historisches Museum à la suite de circonstances dont je ne me souviens plus très bien. J’avais été étonnée par la beauté et la qualité de ces lieux (ce n’était pas forcément malin, semble me dire le roi d’Olten). On pouvait regarder dans cette exposition deux petite figurines de terre cuite d’une trentaine de centimètres, un homme et une femme, assis sur des petits tabourets, en train de rêver, de penser, de parler. Ces statuettes, découvertes en Roumanie, ont 7'000 ans. En lisant ce livre d’Alex Capus, je n’ai pu les empêcher de souvent se superposer aux personnages qu’il a inventés. Comme elles, et pour longtemps, les personnages attachants de ce livre parlent de moi, du village où j’habite, de mes désirs et de mes craintes, de mes attentes et de mes refus, de mes richesse et de mes ridicules, voire pire. Comme ils parlent des vôtres. Sans animosité et avec grande élégance. En souriant, en faisant sourire, un peu comme en passant, mais comme le chat qui, parfois, « reste au beau milieu de la chaussée et vous suit du regard, le défi dans l’œil, comme s’il était pour le moins un léopard. » Il convient donc d’être prudent, et de ne surtout pas bouder son plaisir en lisant ces histoires attentives, drôles et finalement plutôt attentionnées.
Françoise Delorme
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