In breve in italiano
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Kurz und deutsch
Le cliché (vivace puisque souvent vérifié) veut que la matière d’un premier roman soit de nature très autobiographique. Si c’était le cas ici, l’auteure aurait brouillé les pistes. Tout comme l’héroïne, elle a une trentaine d’années et toutes deux vivent à Lausanne, ou dans la région. Mais les ressemblances extérieures s’arrêtent là, Laura Gamboni étant l’aînée de six frères et sœurs nés de différentes unions, alors que son personnage est la fille unique d’un père mort quelques mois après sa naissance, et d’une mère aimante mais vampirisante.
Aliénor a reçu un prénom royal, qui renvoie néanmoins à quelque chose de plus sombre. Aliénor la bien nommée est l’héroïne aliénée du premier roman de Laura Gamboni. La mère d’Aliénor a aussi un prénom significatif : Eliane.
Le quatrième de couverture annonce une fiction intime autour d’une femme en deuil et en quête d’elle-même, et autour de trentenaires parfois déboussolés, issus de la génération soixante-huit. Un sujet déjà lu voire éculé, d’où un éventuel manque d’enthousiasme à ouvrir ce livre. Et pourtant. D’entrée de récit, l’écriture capte, tour à tour enroule dans des volutes musicales et frappe avec des phrases soudainement courtes, striées de virgules ou alors réduites à un seul terme. Le style reflète l’état d’esprit de la protagoniste, l’atmosphère ambiante, il est aussi parlant que les mots.
Ainsi, Laura Gamboni parvient à montrer autant qu’à dire et cela dès le titre. Crier sous la vague : la violence et la détresse étouffées ; l’agitation intérieure ; le va-et-vient de l’angoisse qui déséquilibre et met à terre ; les larmes secouant le corps en spasmes ; les séismes qui assourdissent et rendent les appels au secours inaudibles.
Aliénor perd pied. A trente ans, elle perd sa mère, avec laquelle elle entretenait une relation exclusive et étouffante : elle s’appelait Eliane Converset, éminente femme de lettres admirée et redoutée. Grandir à l’ombre d’une figure maternelle si forte a rendu Aliénor dépendante, fragile, indécise, peu capable de discerner ses réels besoins et désirs. Elle a épousé un étudiant de sa mère, que celle-ci lui a présenté non sans attentes : « Je serai heureuse d’être grand-mère ! Il te fera de beaux enfants ».
Elle a été une fille docile, mais se sent ingrate envers sa mère, parce qu’elle n’a pas conclu ses études avec une thèse, qu’elle est devenue secrétaire, qu’elle n’a pas encore su lui donner d’héritier de son vivant, qu’elle est en excès de poids, etc. La liste est longue. « Comment peut-elle se montrer indigne de son héritage ? N’a-t-on pas, toute sa vie, tenté de lui transmettre ambition, force et persévérance ? ». Aliénor se flagelle de reproches et d’injonctions tout au long du texte, qui juxtapose habilement, et sans fausses coutures, les discours intérieurs (des protagonistes secondaires également), les impressions et les rêves, les paroles dites dans le présent ou le passé, les descriptions. Une série de diktats de psychologie du web tournent de plus en boucle dans sa tête, l’enjoignant à se « connecter à son véritable être intérieur », à dresser une « liste d’aliments sains et peu caloriques », à penser que la « meilleure des vies est celle qui vous correspond ».
Mais le décalage entre ce qu’on (sa mère, ses amis, la société) lui demande d’être et ce qu’elle pense être l’afflige.
Alors qu’Eliane était carapacée dans la détermination, Aliénor se dit dotée d’une « gentillesse épaisse ». Son corps s’épaissit par ailleurs sans que le manque soit comblé. « La faim croît à mesure qu’elle la comble » ; un ogre est tapi en elle, affamé sans doute surtout de bienveillance et d’une liberté que l’entourage peine souvent à laisser, tant il est confortable de placer l’autre dans une case bien délimitée. L’héroïne existe au propre et au figuré dans les meubles de sa mère : elle a repris sans rien y changer la maison d’Eliane et vit pour ainsi dire encore avec elle, son fantôme, son amour exigeant, ses avis tranchés.
Les sociétés ont manifestement un temps de deuil pour ainsi dire admis, au-delà duquel l’empathie s’estompe et monte l’impatience : « mais enfin, tu n’es pas la seule à souffrir ». Se reprendre, ne pas s’apitoyer sur son sort, entreprendre quelque chose. Aliénor décide de commencer cette fameuse thèse de poésie contemporaine. Puis bascule dans la dépression. Pendant ce temps, Eric, son époux qui a passé dix ans à étudier « la persécution des hommes de science dans le royaume de Bourgogne » se prépare à quitter Lausanne pour poursuivre sa carrière à Lyon.
Comme esquissé plus haut, Laura Gamboni fait ressentir ce que peut être l’effondrement psychique, ce combat intérieur, cette vision déformée de soi et de l’extérieur, ces moment où l’on perd pied, où l’on décolle de la réalité. Cette douloureuse expérience n’est pas le seul sujet de Crier sous la vague. En parallèle et parfois en confrontation, vivent Eric et sa bande de jeunes loups universitaires, deux collègues féminines d’Aliénor et sa marraine. On fera mieux la connaissance de certains à l’occasion de fêtes de Noël également très bien rendues, dans leur potentiel explosif, voire le navrant déroulement.
Et, d’un bout à l’autre du récit, la romancière soutient la détresse de l’une et les désarrois des autres d’une plume assurée, une prose panachée et sensuelle. Les phrases interrogatives et les changements discursifs sont possiblement excessifs, mais cela importe peu. Crier sous la vague est un premier roman de renaissance réussi, émouvant, interpellant et captant.
Elisabeth Vust
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