Une écriture simple
où les mots peuvent étouffer. Des personnages
lisses, ordinaires, mais traversés par d'insupportables
tensions. Le deuxième roman du Suisse allemand Peter
Stamm, Paysages aléatoires, confirme ce qu'on présentait
: ce jeune écrivain pudique est plein de talent.
Dans la vie d'une femme
Par Nelly Kaprièlian
Peter
Stamm aimerait être à peine là.
D'ailleurs, il est déjà sur d'autres rives.
Il part dans deux jours aux Etats-Unis enseigner la littérature
allemande. Il hausse les épaules, ça l'amuse
plutôt, il ne sait pas ce qu'il fera par la suite.
Qui sait ? Peut-être repartir, toujours en mouvement
entre Zurich, où il vit, et le reste du monde. Cinquante
mille exemplaires vendus de son nouveau roman, Paysages
aléatoires, ont suffi à faire de lui le jeune
espoir de la littérature allemande et suisse. Il
balaie ça d'un geste de la main, façon protestante
de dire que c'est de l'illusion, du relatif, que tout ça,
le succès, le regard des autres, le marché,
c'est de l'aléatoire.
Le mot est lâché, qui
dit sa conception de la vie, de l'amour, des êtres
et des sensations. Ni optimiste ni pessimiste, Un fatalisme
tranquille qui le vaccine des définitions trop certaines.
Ecrivain à succès ? Il digresse, prend la
tangente, préfère l'errance des phrases simples,
des mots lumineux, les formes glissantes des sculptures
d'Henry Moore qu'il tente d'appliquer à ses romans.
Stamm sait que les mots peuvent étouffer au point
de tuer si on y croit trop.
Dans Agnès, son premier roman
très remarqué, une jeune femme finissait par
se confondre avec les mots de son partenaire écrivant
sur elle, les prenant à la lettre au point d'en faire
un verdict - au point de se fondre avec eux jusqu'au suicide.
Dans Paysages aléatoires, Kathrine partira à
temps pour éviter la mort par les mots des autres,
dans une longue digression au coeur de sa propre vie. Quittant
mari et enfant, un job comme employée des douanes,
la terre aride et froide d'un minuscule village du nord
de la Norvège, pour revoir des hommes connus, passés,
rester deux jours à Paris et voir la tour Eiffel.
Mais surtout pouvoir revenir s'ancrer profondément
dans un paysage qu'elle aura réorganisé.
Gens simples et vies ordinaires,
soumis à l'aléatoire des saisons qui s'accélèrent,
se ralentissent, se condensent ou s'étirent, au rythme
des frôlements d'un écrivain pudique, qui s'approche
d'eux pour mieux s'en éloigner et les laisser libres
de vivre ce qu'ils ont choisi à l'abri de nos regards.
Stamm cite Antonioni, ses mouvements de caméra, mais
ses silences rappellent Bergman, ses ellipses les plus beaux
romans d'Henry James.
Portrait de femme anamorphique, roman
entièrement digressif, Paysages aléatoires
est un très beau texte. Stamm nous donne cinq mots-clés
pour naviguer dans sa géographie romanesque. Voyage.
> HEROINES
"Un critique allemand m'a dit
que je commençais mon second roman là où
Agnès s'achevait, que je changeais de point de vue.
Que je prenais cette fois celui de la femme pour continuer
à faire vivre Agnès au moment où celle-ci
disparaissait à la fin de mon premier roman. Je n'y
avais pas pensé. Je commence toujours mon roman autrement
que ce qu'il finit par être. Je ne savais pas qu'une
femme en serait encore une fois l'héroïne. En
fait, j'avais commencé à écrire sur
son second mari, Thomas, menteur pathologique. Vous savez,
celui qui dit qu'il fait du sport mais passe trois quarts
d'heure dans une cabane assis le regard fixe en attendant
que le temps passe. Les menteurs m'ont toujours fasciné
et cette scène est inspirée du père
d'un de mes amis qui prétendant sortir le chien,
descendait avec lui à la cave et restait assis là
le temps que ça passe, puis remontait chez lui tout
à fait normalement avec le chien. Mais finalement,
ce menteur n'avait pas la richesse suffisante pour porter
le roman sur ses épaules: Thomas est un pauvre type,
pas un méchant, ses mensonges ne cachent rien. Kathrine,
sa femme, m'a davantage intéressé. Il y avait
quelque chose à creuser sous cette façade
de normalité."
> LA NORMALITÉ
"J'ai remarqué que les
gens qui ont une surface très impressionnante, les
gens très excentriques par exemple, sont souvent
extrêmement ennuyeux. Les artistes aussi, qui ont
l'air différents mais sont obsédés
par leur succès et finissent par ne parler que d'eux-mêmes.
C'est le vide total. Je préfère les gens soi-disant
"normaux", car sous une apparence lisse, ordinaire,
ils cachent la plupart du temps des vraies tensions. Kathrine
est ainsi: d'une normalité implacable, mais en dessous,
ça bouillonne,"
> LE RESPECT
"J'aime être discret avec
mes personnages, ne pas forcer leurs pensées, ne
pas les envahir. Je me comporte avec eux comme avec des
personnages que je connaîtrais, qui existeraient.
Même si je ne dirais pas, comme Flaubert, que Kathrine
c'est moi. Mais Kathrine, même si je l'ai inventée,
est comme une personne qui me serait proche. Et les personnes
qui nous entourent, ou celles qu'on ne fait que croiser,
on ne sait jamais ce qu'elles pensent, on n'est pas dans
leur tête, ni dans leur vie intime: alors pourquoi
prétendre l'être dans un roman ? Je ne sais
pas plus ce que mes personnages pensent. Et j'ai décidé
de les respecter. De ne pas leur être supérieur,
de ne pas donner à voir au lecteur ce qui ne concerne
qu'eux, surtout lorsqu'ils se retrouvent dans des situations
qui les rendent vulnérables. C'est comme dans la
vie: on ne peut pas promettre l'amour à quelqu'un,
parce que l'amour c'est mouvant, aléatoire; par contre,
on peut lui promettre le respect."
> PARTIR
"Tout quitter, s'extraire de
sa vie quotidienne, se mettre à voyager seul, comme
le fait Kathrine, c'est une expérience diabolique
: parce que c'est toujours soi qu'on finit par trouver.
Kathrine ne voyage pas seulement dans le monde, elle voyage
dans sa vie. C'est pourquoi j'ai voulu montrer le temps
comme un paysage, montrer qu'on peut se mouvoir dans le
temps comme dans l'espace.
C'est aussi pourquoi j'ai situé
cette femme tout au nord de la Norvège, là
où les saisons, les jours et les nuits se mélangent,
sans réelle coupure. Pour moi, le temps est un flux
continu, comme la vie, les choses y commencent, s'éteignent,
recommencent sans fin, sans autre règle que ce recommencement.
J'avais en tête un monde sans Dieu, où les
formes fixes d'une vie ont disparu. Les êtres meurent,
naissent, les plantes repoussent, sans que rien ne change:
la vie est un flux constant, un renouvellement infini, comme
un grand paysage sans limites. Une répétition.
Faire les mêmes gestes, cela peut faire peur, je ne
sais pas si moi-même j'arriverais un jour à
accepter une vie répétitive, mais j'ai beaucoup
d'admiration pour ceux qui ont cette sagesse, ce calme.
Il y a une certaine beauté dans la répétition."
> L'ALÉATOIRE
"Beaucoup d'écrivains
veulent prouver qu'ils sont intelligents. Ils écrivent
des essais, des romans à thèse, des pages
où ils expliquent tout. Je trouve qu'ils manquent
trop souvent de confiance dans la littérature. Moi,
je préfère montrer plutôt que dire.
Faire appel aux sentiments plutôt qu'à l'intelligence.
L'intellect, c'est bien pour faire de la politique ou de
la comptabilité, pas pour tout percevoir: la littérature
communique plus profondément par le sentiment que
par les longues explications destinées à la
raison.
J'ai fait des études de psycho
puis des stages en HP, et je me souviens que lorsqu'un psychiatre
devait faire un cours sur la dépression, il ne se
lançait pas dans de grandes démonstrations
scientifiques, il faisait d'abord appel au roman : il nous
lisait des pages de Thomas Mann, par exemple, et on comprenait
ainsi bien plus justement ce qu'est la dépression.
Dans mes livres, j'essaie toujours
d'attirer le lecteur sur certains détails : il en
fera ce qu'il voudra, il n'a pas besoin de moi pour comprendre.
C'est aléatoire, mais il faut accepter cet aléatoire
parce que c'est ça, la littérature. Et avoir
confiance dans la littérature, c'est avoir confiance
dans le lecteur."
Paysages aléatoires, Editions
Christian Bourgois, 2002. Traduction de l'allemand par Nicole
Roethel
Avec l'aimable autorisation de
Nelly Kaprièlan et des Inrockuptibles
© les Inrockuptibles
Paru dans les Inrockuptibles, No
356, 18 au 24 septembre 2002
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