ENTRETIEN
AVEC OSCAR PEER
Une fable romanche de la condition
humaine
Remarquable par sa limpidité
et son extrême concision, ce récit frappe en
outre par la grande humanité de son regard
Si le nom dAndri Peer est
déjà connu du lecteur romand, celui de son
frère cadet Oscar vient à peine de lui être
révélé par la publication dun
petit roman datant dil y a plus de vingt ans, originellement
intitulé Accord, et paru récemment dans
une traduction (excellente, à quelques détails
près) de Marie-Christine Gateau-Brachard, sous
le titre de Coupe sombre.
.
Remarquable par sa limpidité et son extrême
concision, ce récit frappe en outre par la grande
humanité de son regard, à la fois sensible
à la condition dun homme sur lequel sacharne
linfortune, et attentif à la lutte du personnage
dans son effort de restaurer sa dignité. Ce regard
de lécrivain sur le monde, nous lavons
retrouvé dans la parole orale, lente et précise
dOscar Peer, rencontré à Lausanne
à la fin du mois de juin.
Pourriez-vous retracer brièvement
votre parcours ?
Je suis né en 1928
à Lavin, en Basse Engadine, dans une famille comptant
cinq enfants, avec un père employé de chemins
de fer. Jai passé mes premières cinq
années dans le hameau de Carolina, au milieu de la
forêt, un lieu qui a certainement marqué ma
nature de solitaire et joué un rôle dans la
germination de ce livre que vous venez de découvrir
en français. Nous avons ensuite passé trois
ans à Zernez puis à Lavin, où mon père
fut successivement garde-ligne et chef de gare. La maison
était à la fois paysanne, puisque ma mère
soccupait de quelques bêtes, et nous nallions
à lécole que la moitié de lannée.
Après un début dapprentissage de serrurier-mécanicien
qui ne ma guère convenu, jentrai, à
lâge de dix-huit ans, à lEcole
normale de Coire, doù je sortis instituteur
après quatre ans. Après deux ans denseignement
primaire, que je touvais dailleurs intéressant,
je me dirigeai ensuite vers des études supérieures,
sans doute stimulé par lexemple de mon frère
Andri, de sept ans mon aîné. Je passai donc
six ans à lUniversité de Zurich, contraint
de payer mes études, trop onéreuses pour mes
parents, en travaillant durant toutes les périodes
de vacances. Jétudiais les langues romanes,
je passai mon doctorat à lâge de trente
ans, puis je fus sollicité à Coire par la
Lia Rumantscha (organisation faîtière liant
entre elles les sociétés régionales
des Grisons, n.d.l.r) qui me commanda un dictionnaire ladin-allemand,
que je composai de 1958 à 1960. Marié et père
de deux enfants, je me suis installé plus tard à
Winterthour pendant huit ans avant de revenir aux Grisons.
Je suis actuellement retraité de lenseignement.
Quand avez-vous commencé
décrire ?
Etant foncièrement
un lent, je ne my suis mis sérieusement que
vers lâge de trente ans. Mon premier roman,
traitant de lopposition entre les univers du village
et de la grande ville, à quoi sajoutait lamour
clandestin dun homme marié, ne quitta jamais
mes tiroirs: on le jugea très, voire trop infiuencé
par Gottfried Keller. En 1952, javais déjà
publié une histoire dans un almanach engadinois,
intitulé La Vieille maison et que jai retouchée
et rééditée récemment. Mon premier
roman publié, composé en allemand et intitulé
Hochzeit im Winter, parut dans la collection Gute Schriften
en 1970. Cest lhistoire dun juriste qui
a vécu dans le monde des grandes villes et qui, revenu
au pays à lâge de cinquante ans, se trouve
oppressé par lennui de cet univers restreint.
Au moment de repartir dans le vaste monde, il tombe amoureux
dune servante, lépouse et fait souche,
ce qui donne un happy end au livre, plutôt rare chez
moi.
A part Gottfried Keller, avez-vous
été marqué par dautres maîtres
à écrire ?
Parmi les auteurs germanophones
vivants, un Max Frisch ma appris la brièveté,
la concentration et la précision. Cest également
cet aspect qui ma intéressé chez un
Maupassant, qui parvient à dire et à faire
sentir le plus avec le moins de mots. Le même goût
de lellipse ma fait aimer Stendhal, mais jai
aussi beaucoup apprécié Céline, ou
Sartre et Camus. En ce qui concerne ce dernier, la lecture
du Premier Homme, son roman posthume, ma réellement
impressionné.
" Et puis je ne saurais oublier
Ramuz, que jai lu aussi avec beaucoup dintérêt,
dabord comme étudiant puis avec mes élèves,
et avec lequel je me sens évidemment des affinités,
tant pour la région de montagne quil décrit
que pour la vie simple et le regard quil pose sur
le monde. Du côté des Américains, javoue
navoir pas bien compris Faulkner, alors quun
Hemingway ma passionné. Le roman Coupe sombre
lui doit au reste quelque chose. Plus précisément,
cest en lisant une critique très élogieuse
du Vieil Homme et la mer que mest venu lidée
de mettre en scène un homme seul en proie aux forces
élémentaires. Le premier titre du roman était
Le Vieil Homme et la forêt !
Y a-t-il, dans la suite de vos
livres, un thème dominant ?
Il y en a plus dun,
mais lopposition de la grande ville et de la communauté
villageoise est un motif fréquent. Il apparaît
dans Hochzeit im Winter, où est également
présente la difficulté de vivre, un autre
des mes thèmes récurrents, débouchant
sur un certain pessimisme. Par ailleurs, le thème
de lennui, au sens complexe du terme, est également
une constante dans mes livres.
Avez-vous éprouvé
personnellement de telles tensions ?
Certainement. Je me suis toujours
trouvé tiraillé entre ma fascination pour
la grande ville et le sentiment décrasement
quon y éprouve, dune part, et, dautre
part, lattachement à la terre natale, à
la nature et au silence, et lennui qui en émane,
lié chez moi à une disposition profonde, relevant
de la mélancolie.
Celle-ci ne se retrouve-t-elle
pas, justement, au cur de Coupe sombre ?
Cest lévidence.
A ce propos, la situation du personnage principal, rejeté
de sa communauté et en butte au poids du monde, représente
elle aussi un thème de mes écrits. Ma position
personnelle est aussi, au fond, celle dun solitaire
méditatif.
Venons-en donc à la genèse
de Coupe sombre
Cest un livre qui ma
été commandé en 1978 pour la collection
de la Chasa paterna, laquelle publie chaque année
un ouvrage en romanche. Contrairement à dautres
de mes livres, jai rédigé celui-ci en
ladin, pour ladapter ensuite en langue allemande,
très librement à vrai dire. Comme je vous
lai dit, son origine est liée à la lecture
dHemingway, dont jai lu deux fois Le Vieil Homme
et la mer. Ce nest pas le roman lui-même, une
fois encore, qui ma donné la première
impulsion, mais la lecture dune critique dErich
Blöker qui parlait de la "résignation homérique"
du Vieil homme et la mer, dune "parabole du combat
humain", de la "grandeur humaine dans le naufrage"
et dun "récit qui a quelque chose de leffet
purifiant et élévateur de la tragédie
grecque". Je me suis alors dit "oh la la, si jétais
capable de faire quelque chose comme ça
"
Faute de connaître la mer, jai pensé
à un personnage qui engagerait un combat difficile
avec la forêt. Le souvenir de mon grand-père,
qui était lui-même bûcheron, compta dans
la cristallisation de cette histoire dun paria, et
lhistoire de lhomme inconnu que le protagoniste
retrouve de loin en loin sur son chemin, vient elle aussi
de ce grand-père.
Que représente exactement,
pour vous, ce mystérieux inconnu ?
Je nai pas dexplication
pour ce personnage, qui est peut-être un double du
protagoniste, ou son ombre, ou le diable, ou encore la mort.
Je ne sais pas: cest au lecteur de décider.
Le rôle de lenfant
qui sattache au vieil homme est également important
Lorsque jétais
enfant, nous habitions tout près de la rivière,
de lautre côté de laquelle se trouvait
une maison, que nous appelions la "maison du village"
ou "la maison des pauvres", où trouvaient
refuge des gens qui navaient pas le sou. Là
vivait une femme qui travaillait à lextérieur
et laissait toujours son enfant à lui-même.
Cela ma donné lidée de ce petit
Otto qui donne à la vie du protagoniste, veuf, séparé
de ses propres enfants et ayant tout perdu, un sens nouveau.
Un autre personnage manifeste
envers lui de la compassion, contrairement à la plupart
des gens du village, et cest Véra létrangère
Bien entendu, tout nest
pas noir et blanc. Et dans sa détresse, lhomme
trouve ici et là des appuis ou des moments de tendresse.
Les femmes jouent, à cet égard, un rôle
marquant. Il y a la jeune Canadienne, avec laquelle notre
homme a, vingt-cinq ans plus tôt, trompé sa
femme dans un élan de sensualité sauvage,
et puis il y a Véra, qui incarne la sollicitude désintéressée.
Vous semblez essentiellement intéressé
par les sentiments et les forces élémentaires
Cest vrai, et cest
peut-être, aussi, ce qui me rapproche dun Ramuz.
Je dirai même: lexpérience du corps mis
à lépreuve dans un travail toujours
plus difficile, avec la douleur physique, la fatigue, mais
aussi des moments de béatitude dans cette douleur
et cette fatigue. Malgré le poids du monde et la
difficulté de vivre, il y a dans la création
une beauté, par exemple symbolisée ici par
le chant de la scie, que le personnage assimile à
l"essentiel".
Vous dites de votre personnage
quil est "aussi pieux quun chien"
? Comment lentendez-vous plus précisément
?
Ce nest pas un personnage
religieux au sens conventionnel, même sil va
à léglise et dit son Notre Père.
Sa religion ne vient pas de léglise, mais de
sa propre profondeur et dune fidélité
dont linnocence lapparente peut-être à
celle de lanimal. Lexpression "aussi pieux
quun chien" est donc à prendre au double
sens
Propos
recueillis par Jean-Louis Kuffer
Pas un mot
de trop, pas un mot à côté, pas un mot
qui sonne faux:
voilà ce quon se dit au terme de la lecture
de Coupe sombre dOscar Peer
Une
quête acharnée de lAccord
Pas un mot de trop, pas un mot à
côté, pas un mot qui sonne faux: voilà
ce quon se dit au terme de la lecture de Coupe sombre
dOscar Peer, par le truchement de laquelle nous retrouvons
une Suisse à la fois sauvage et noble, farouche et
toujours soucieuse de préserver un vieux pacte communautaire,
fût-ce à lécart des conventions
sociales.
De celles-ci, Simon na pas
un respect marqué. Plus soucieux de justice tacite
que dobservance des lois écrites, il sest
aliéné le soutien des "grandes gueules"
du village en osant défendre un berger malchanceux.
Lui-même en proie à la guigne, qui lui a valu
de tirer accidentellement sur un compère de chasse,
devra payer le prix fort (trois ans de prison, durant lesquels
sa femme décède) avant de se retrouver rejeté
de la communauté, paria logeant dans un abri de fortune,
avec une étrangère compatissante et un enfant
pour seuls amis.
Or Simon nest pas de ceux quon
dompte si facilement. Malgré ses mains vides et le
poids de ses soixante-cinq ans, il va relever le défi
le plus difficile en sorte de se prouver à lui-même,
et aux autres aussi, quil vaut mieux que ce que dit
la rumeur. Lui qui a rêvé jadis d"une
autre vie", continue dentrevoir des échappées
de bonheur en ce monde, nétait-ce quen
entendant le chant de la scie. Au moment de lattribution
des forfaits dabattage, Simon réclamera le
plus pénible et le plus dangereux, et cest
en forcené solitaire quil accomplira sa tâche
surhumaine, jusquà laccident, nouveau
stigmate de la poisse, mais au seuil dune forme dultime
rédemption.
Le titre original du livre, Accord,
trouve en effet sa pleine justification dans le dénouement
de ce superbe petit livre, qui marque laccomplissement
dun pacte entre Simon et lui-même, laccord
de lhomme pécheur et de lenfant innocent,
enfin les retrouvailles de lindividu et de ses semblables,
qui lui reviennent pour lui manifester leur reconnaissance.
Rien là-dedans de convenu
ou de "téléphoné". La grandeur
de ce petit livre tient à la fois à sa forte
densité "physique" et à son aura
de mystère, rappelant les récits réalistes
et magiques à la fois dun Friedo Lampe. Comme
un Ramuz, mais sans trace de maniérisme stylistique,
Oscar Peer excelle dans lart dune langue-geste
aux raccourcis puissamment suggestifs. La nature est là
dans son bruissement généreux et indifférent.
Une ombre parcourt le tableau qui tient de lange et
du démon. "Le mal court", se rappelle-t-on
à tout moment, et Simon qui na rien
de la sainte nitouche fera lui-même le compte
final de ses fautes, mais on lui sent, on lui sait une âme
pure, à ce cousin alpin des travailleurs de la mer
ou des mineurs de fond, qui touche à sa vérité
dans le dépassement de soi et laccord scellé
avec son humble destinée fièrement accomplie.
J.-L. K.
Journal littéraire, CH -1003
Lausanne
Oscar Peer, Coupe sombre, traduit
du romanche par Marie-Christine Gateau-Brachard. Zoé,
Carouge 1999, 104 pages.
Page créée le 09.10.01
Dernière mise à jour le 09.10.01
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