Ruth Schweikert ou les hasards
du destin
Les lecteurs du premier livre de
Ruth Schweikert, Erdnüsse. Totschlagen, n'ont certainement
pas oublié le mordant et l'agressivité de
ces nouvelles, qui disent la violence, la douleur, la
tendresse furtive de relations humaines difficiles. Cet
automne, elle publie un second livre, un roman : Augen
zu, Les yeux fermés. Sa première pièce
de théâtre sera créée le 22
octobre au Théâtre Am Neumarkt, à
Zurich.
Ruth Schweikert (trente-trois ans,
quatre fils) vit à Zurich, où nous l'avons
rencontrée quelques jours avant la Foire du livre
de Francfort où elle a accepté, avec quatre
autres jeunes écrivains suisses, de prononcer le
discours d'ouverture.
- Comment vivez-vous le fait d'avoir
à prendre la parole à l'ouverture de la Foire
du livre, et sous la forme qui vous est proposée?
- Je n'aurais sans doute pas pu accepter
cette invitation à d'autres conditions. On nous donne
moins de cinq minutes : donc, heureusement, pas question
de faire un discours politique ! personne ne saurait attendre
de nous que nous expliquions la Suisse au monde, ou le monde
à la Suisse. Et puis, le fait d'être cinq orateurs
nous dégage de la responsabilité de représenter
la Suisse. Chose pour ainsi dire impossible, il faudrait
commencer par avoir une image de soi... tout ce que j'aurais
pu faire, c'est lire une liste de noms... Mais la forme
qu'on nous propose ouvre de nouvelles perspectives. Ce sera
cinq petites fleurs, cinq petits cailloux de littérature,
alignés. C'est tout.
- Ecrire en Suisse, qu'est-ce que ça
signifie pour vous ?
- Sur ce sujet, on peut dire presque
n'importe quoi et son contraire, chaque phrase est à
la fois juste et fausse. D'une part, la densité d'auteurs
est considérable. Ce qui semble prouver qu'on peut
exister en tant qu'écrivain, dans ce pays... mais
en fait, on est réduit à néant, dès
que possible. Pensez à la méchanceté
des attaques contre Adolf Muschg, et pas seulement de la
part des politiciens, même de la part des critiques.
Ces mêmes "feuilletons" qui par ailleurs
réclament et se plaignent quand nous ne leur donnons
pas de textes. Le problème, c'est qu'il n'y a pas
de continuité. La critique est avide de nouveaux
noms. Un jeune écrivain est très vite pris
au sérieux. Attendu. Choyé. Chouchouté.
Puis dès le deuxième livre, on nous guette
au contour. Et il y a bien des auteurs qui ont toujours
écrit, et bien, et qui à cinquante ans se
retrouvent sans un sou. Vraiment pauvres. Il faut aussi
considérer l'exiguïté du pays. Ici encore,
elle est à double tranchant. D'une part c'est plus
facile. on se connaît. Tout ce qui est lisible trouve
un éditeur. Mais par ailleurs, le marché reste
limité. Des ventes de 1500, 2000 livres, c'est tout
ce qu'on peut attendre.
- Comment, pour vous, s'est opéré
le passage d'un livre à l'autre ?
- Ecrire, c'était un rêve
d'enfance, et j'étais bien la seule à y croire
- parfois difficilement - au moment où j'écrivais
mes premières nouvelles. Une fois le livre paru,
subitement c'es devenu une évidence : de divers côté,
on m'a demandé des textes, toutes sortes de sollicitations
qui donnent confiance, le sentiment qu'écrire est
bien un métier.
- Quel a été le premier
personnage, ou la première image qui s'est imposée
?
- En fait, tout est parti d'un épisode
qui a disparu du roman : il y a trois ans, de passage à
Côme, j'ai vu dans une vitrine une chemise d'homme
qui m'a plu, j'ai voulu l'acheter, mais le magasin était
fermé. Impossible de rester jusqu'à l'ouverture.
Alors j'ai imaginé tout un scénario : des
semaines plus tard, je revenais à Côme pour
acheter cette chemise, qui entre-temps avait trouvé
preneur. Comme le vendeur savait qui l'avait achetée,
je me rendais chez ce client, lui expliquais qu je venais
pour cette chemise, etc. etc... et de fil en aiguille, j'avais
inventé toute une histoire, que ces gens avaient
quelque chose à voir avec moi, qu'une demi-soeur
faisait son apparition, et tous ces fils se nouaient. L'anecdote
s'est effacée, en fin de compte, mais quelque chose
subsiste, le rôle du hasard, la demi-soeur, une constellation
de personnages. Puis j'ai vu un film de Sophie Calle, No
sex last night, j'aime beaucoup son travail, cette manière
de faire des expériences artistiques à partir
de sa propre vie. J'ai écrit un texte sur ce film,
on en retrouve des bribes dans le dernier chapitre du roman.
Troisième élément : on m'a demandé,
il y a presque quatre ans, d'écrire des textes pour
une exposition à New York, au Swiss Institute ; à
cette occasion, j'ai rencontré plusieurs femmes peintres,
et ma fascination pour la peinture s'en est trouvée
renforcée, renouvelée; en fait, c'est cela
que j'aurais aimé pouvoir faire. Et c'est ainsi que
l'héroïne est devenue peintre.
- Comment avez-vous trouvé la
forme du roman ?
- J'ai juste posé un cadre
: la journée où Aleks fête ses trente
ans ; un enfant est conçu ce jour-là, qui
mourra avant sa naissance. C'était esquisser un espace,
ouvert sur le passé et l'avenir. Une fois ce double
cadre fixé, tout a été possible, digressions
et détours. J'ai avancé en suivant les personnages,
sans avoir de vision d'ensemble, si ce n'est qu'à
la fin, bien sûr, je me suis assurée de la
justesse de la chronologie.
- Pourquoi l'héroïne, Alexandra,
choisit-elle un surnom masculin, Aleks ?
- Elle veut échapper aux rôles,
aux attributs, aux définitions qui sont habituellement
assimilés à l'identité féminine,
et qui, tant dans sa vie privée que dans ses projets
d'artiste, lui paraissent avoir quelque chose de réducteur,
de contraignant.
- Par rapport à votre premier
livre, le regard est moins violent, les personnages, plus
nuancés. Et puis, ce ne sont plus des figures aussi
explicitement marginales. Votre perception des relations
entre les générations a-t-elle évolué
?
- Oui. J'ai voulu que tous les personnages
aient des côtés positifs et négatifs.
Les plus jeunes portent le poids de ce qu'ont vécu
les plus âgés. Tous sont blessés, tous
sont des victimes, mais pas exclusivement...
Je dirais plutôt que ces personnages
ne sont pas des gens en quête de pouvoir, et qu'ils
manquent d'autonomie. Mais l'autonomie est-elle possible
? Jusqu'où va véritablement le pouvoir d'un
puissant ? Die Menschen tun, was geschieht, les hommes agissent
selon ce qui advient, a dit Musil. Thomas Hürlimann
cite parfois cette formule, et je pourrais aussi la faire
mienne : on agit, oui, mais à l'intérieur
d'un cadre qui nous échappe. D'ailleurs, c'est ainsi
que j'écris, la perspective n'est pas celle d'une
narratrice omnisciente. Le regard glisse d'un personnage
à l'autre, Aleks, bien sûr, n'est pas passive,
elle a des idées, mais quand elle peint, c'est pour
essayer de "se comprendre elle-même, de comprendre
sa propre histoire et les histoires de ce monde."
- Le regard que porte le roman sur
l'ésotérisme, la magie, le surnaturel, n'est
pas dépourvu d'ambiguïté. Que cherchez-vous
à exprimer par là ?
- Vous pensez peut-être à
la scène du coup de foudre, qui a été
prédit à Aleks tel jour à telle heure
et à tel endroit, et qui effectivement éclate.
Mais en fait, au lieu dit, six hommes se trouvent rassemblés,
et au fond, il y a bel et bien un choix, de la part des
deux intéressés. Par le biais du surnaturel,
j'ai pu aborder la question du hasard qui guide nos vies
: c'est bien là un des grands thèmes de ce
livre : qu'est-ce qui définit un destin, un homme,
comment se construit le monde ? On ne maîtrise pas
tout, on ne voit pas tout. Il est vrai qu'il y a souvent
de l'ironie, parce que je n'ai pas voulu donner de réponse
à cette question.
- Que représente pour vous Paris,
qui dans le roman figure une sorte de point de fuite ?
- J'y vais souvent. Nous prévoyons
même de nous y installer, dans quelques mois. Je suis
de ceux que fascine la grande ville, l'autre langue, cette
impression d'être sans importance, anonyme, de disparaître,
de se fondre dans la fourmilière. Sans illusions,
du reste, je sais parfaitement que ce n'est pas toujours
facile, mais on peut y trouver une sorte de liberté.
Je redoute d'être trop gâtée,
ici. D'ignorer ce qu'est le destin de la plus grande partie
de l'humanité. Et d'ailleurs, l'absence de racines,
c'est une constante de ma vie. Il n'y a pas d'endroit dont
je puisse dire que j'y suis chez moi. Je n'ai pas de raison
d'être ici, alors pourquoi ne pas être ailleurs
? Tout a été une succession de hasards. J'en
suis consciente, tout aurait pu aller tout autrement. Ce
sera Paris, mais tout aussi bien, ç'aurait pu être
Londres.
- Quels auteurs vous ont le plus marquée
?
- L'exemple de Frisch a été
capital. M'a surtout impressionnée sa manière
de rester visible dans ses textes, en tant que personne.
Et puis, j'ai toujours cherché du côté
des femmes écrivains. Ingeborg Bachmann, Nathalie
Guinzbourg. par curiosité pour une tradition d'écriture
féminine encore fragile. Vous savez, on nous pose
perpétuellement ces questions... Ecrivez-vous pour
les femmes ? etc.
- Votre première pièce
de théâtre sera créée le 22 octobre.
Pouvez-vous d'ores et déjà en dire quelques
mots ?
- La pièce s'appelle Welcome
home, elle ne repose pas sur une dramaturgie classique,
mais reprend certains éléments du livre :
il s'agit d'une histoire de famille, racontée par
fragments, en 20 scènes. Les personnages principaux
sont un père et sa fille, lui est Hongrois, réfugié
en Suisse en 1956, et elle part pour Boston. Ils se rencontrent
dans un espace où le temps se brouille, se dissout.
La vidéo intervient, dans le texte même...
Marion Graf
Feuxcroisés, Numéro
1, Revue du Service de Presse Suisse
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