Un Prince perdu
Les lecteurs de romans auront du
plaisir à lire les allées et venues, la vie
aventureuse, la longue marche du petit prince arraché
aux flammes qui détruisent son palais et sa famille,
emmené par des nomades auprès du sage Raja
qui l'élèvera à l'écart, dans
la vallée de Karaba haut perchée aux confins
d'un royaume imaginaire entre Afghanistan et Pakistan. Son
éducation d'enfant trouvé, étranger
parmi les siens, dans un hameau d'une extrême pauvreté
où il fait bon vivre dans une tradition austère,
une société immobile en autarcie. Et son Chiron
qui lui enseigne sa destinée, qui lui raconte la
grande politique, l'histoire, la géographie et lui
qui lit une encyclopédie quand il ne garde pas les
chèvres, ne coupe pas du bois, ne piste pas l'indispensable
gibier... Et qui, à quinze ans, à la mort
de son sauveur, se met en route pour sortir son pays de
quinze ans de guerre civile, des seigneurs de guerre, des
ruines, de la corruption... Roman d'apprentissage où
le héros va découvrir le monde en quelques
rencontres. Après les paysages grandioses de montagnes,
les plaines du chaos, un récit limpide, une langue
imagée, des personnages attachants, une vie fourmillante
et colorée entre les tanks et les no man's land...
Mais le lecteur est tôt ou
tard arraché à ce romanesque par ce doute
instillé dès l'origine et qui l'envahit progressivement.
Le mal gagne. La quête se dissout. Le langage et le
récit sont minés.
Et le road novel n'est plus un roman
picaresque, est-ce un conte, une fable ? Sommes-nous tous
des princes perdus ? Le héros est-il un nouveau Candide,
un jeune Don Quichotte, un Petit prince inversé ?
le jeune homme est-il de sang royal, enfant trouvé,
est-il seulement un bâtard ou même un mythomane.
Une victime ? Cette naïveté est-elle rouerie
? Toute l'histoire est-elle un prétexte à
peindre une société occidentale dont les prétentions
et la décadence se reflètent dans ce petit
pays du tiers monde. Le héros serait-il une espèce
de Persan en Perse ? Sa naïveté fonctionne comme
ironie. On se demande si la Suisse jouit d'un "climat
sain" et si les Suisses sont "aimables avec les
étrangers" ! Chaque rencontre, chaque scène,
chaque pas est l'occasion d'une mise en question du monde,
de la vérité, de l'essence même du héros.
La préoccupation morale et la dérision de
Pinocchio. Jahan ou Faroz, de sang royal enseigne un évangile
tellement modeste, une sagesse si infime, il est un prophète
qui n'est pas sûr de croire à sa mission, n'ose
pas s'affirmer, qui finit sa confession, dont il n'est pas
sûr lui-même qu'elle soit vraie, par ces mots:
"Un jour, il faudra agir. J'attends ce jour-là".
C'est Le Désert des Tartares plutôt que L'Espoir,
car comment agir quand on a besoin de croire, d'être
cru et qu'on s'appuie sur son passé ? "J'ai
découvert que ce sont les souvenirs qui nous maintiennent
en vie, pas les espoirs...". Une comète invisible,
surgie du néant qui retourne au néant, qui
laisse ce livre brillant, témoignage qui dit des
témoignages: "Avant de croire ce que les gens
racontent, on devrait se demander quel intérêt
ils ont à dire une chose plutôt qu'une autre".
Le récit miné mine
à son tour tous les systèmes: la guerre, les
chiens de guerre et ceux qui voudraient les arrêter,
la communication toujours difficile: "je me demande
si le malentendu n'est pas fatal entre les hommes",
l'impossibilité de contrôler ce que les autres
font de son image alors qu'il souhaite être reconnu,
la diplomatie: "Quand il est question de choses graves,
certaines personnes ne disent ni je, ni oui, ni non",
la politique: "aujourd'hui je crois qu'il n'y a plus
de place pour la politique", les organisations internationales,
les ONG, etc.
Un ruissellement d'observations,
de remarques, de sagesse, de morale pourraient sembler issues
du Café du Commerce (devenu cybercafé) mais
viennent de l'écrivain, homme de terrain qui les
fait découvrir par un jeune villageois oriental excisé
de son propre monde, comme un idiot qui découvre
des vérités universelles qui résonnent
ainsi singulièrement au milieu de cette déconstruction
des conventions sociales, de la langue de bois.
La distanciation n'empêche
pas l'émotion et le prince a son animal totem: la
tortue, fragile, courageuse et tenace, qui sait attendre
et se réfugier dans sa carapace, mais qui un jour
sera cuite au napalm, peut-être...
Le livre lui-même, que le narrateur
écrit parce que "noir sur blanc", "expliqué
clairement", "pour rétablir la vérité
il valait mieux écrire", "Je sais qu'on
ne croira pas mon histoire parce qu'elle est bien racontée,
mais parce qu'elle est authentique...", est remis en
question. "Saphir avait du respect pour les gens qui
savent lire et écrire, mais il ne trouvait pas bon
que la vie d'un homme dépende d'un bout de papier"
et davantage encore, le journaliste: "Franchement je
ne vois pas la nécessité d'aller au bout du
monde interroger les gens sur ce qu'on sait déjà"
ou bien: "Il me semble qu'il s'est servi de tous les
mots de la langue et qu'il les a tous gâchés".
Quel chemin parcouru dans la maîtrise
du récit et dans l'évolution de la vision
du monde depuis les deux déjà remarquables
romans L'Age d'Or et Le Tigre en papier jusqu'à ce
joyau vertigineux où l'apprentissage de la méfiance
et de la défiance n'empêche jamais la confiance
chaque jour renée jusqu'à la mort. A la défiance
des politiques répond la nécessité
des autres; "Ma vie engage celle de tous ceux qui d'une
manière ou d'une autre en ont partagé un bout",
et naïf ne signifie pas crédule. Si ce livre
engendre un vertige, c'est celui de ces va et vient entre
doute, croyance et besoin de croire, méfiance et
confiance, naïveté et finesse, franchise et
rouerie. Et surnagera dans l'esprit du lecteur "les
cheveux couleur de miel, un sourire captivant, une voix
d'oiseau chanteur et des yeux turquoise capables de lancer
des étincelles", image lumineuse de Jodie (Foster
?), la première personne depuis que Raja était
mort "qui me parlait en confiance et avec respect".
Anglaise, elle eût pu être Bernoise ! Une parole
authentique qui émerge d'un discours miné:
avec ce livre, Sonnay confirme son statut de romancier,
l'un des plus importants de ce pays.
Pierre-Yves Lador
Nº 43-44, décembre
1999
Jean-François Sonnay, Un prince
perdu, Editions Bernard Campiche, 1999.
Page créée le: 09.10.01
Dernière mise à jour le 09.10.01
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