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Archipel 19

Avant-propos - Réponse - Michel Butor - Jacques Chessex - Denis Datechidzé

  Archipel 19 - décembre 2000 / A quoi bon la littérature ?

Avant-propos

Il n'’y a que le doute qui dure

" A quoi bon la littérature ? ", avons-nous intitulé le numéro qui marque les dix ans de la revue. Il s’agissait moins de prendre au mot une telle question, que de susciter, sous ses airs faussement désabusés, un exercice de " défense et illustration de la vigueur de la littérature ".

Défense : de quoi devrions-nous au juste protéger la littérature ? Des lois du marché ? Elle a connu pire censure. De sa matérialité ? Elle s’en accommode, et la revendique parfois. De son exigence ? Elle offre à tout écrivain, même mauvais, la joie de croire bien faire, et à tout lecteur, même distrait, la conviction ravie de comprendre. Et puis nous ne sommes pas des soldats.

Illustration : les formes perdurent, se mêlent, changent,– bref, elles foisonnent. Point de mode d’emploi, mais un souffle, une voix. Les pages qui suivent le montrent à leur manière.


Mais sous couvert d’un jeu destiné à raviver les passions, à les faire sortir du bois où elles se dérobent souvent par pudeur, ne passons pas sous silence l’essentiel. La littérature, avant d’être une passion, un objet, ou un discours, est une expérience. Elle s’éprouve. Et nous avons tenté pendant dix ans de faire en sorte qu’elle nous éprouve à son tour.

" A quoi bon publier de la littérature ? ", nous sommes-nous demandé. Nous avons hésité : à quoi bon, en effet ? Mais nous avions la réponse sur le bout de la langue : pour les auteurs, d’abord, et pour les lecteurs. Pour nous. Pour rien.

 

  Réponse / Jude Stéfan


La " Littérature " est justement la réponse à la mauvaise question " à quoi bon la littérature ?", puisque la vie elle-même ne sert à rien – pour ceux du moins (ils ont peut-être tort) qui ne séparent pas l’acte d’écrire d’une vaine existence. Alors ils cessent d’écrire (A.R.) ou ne sont "bons qu’à ça" (S.B.) ou écrivent-contre ou inaugurent un autre langage – les poètes extrêmes recueillis, par exemple, dans le récent Pièces détachées, ne se posant plus le problème de l’à quoi bon puisque seul importe la forme – quasi artisanale. Cette question ne naît donc que d’une naïveté juvénile inconsciente de l’Inutilité – due à la mort et à l’oubli, auxquels seuls les chefs-d’œuvre résistent, quoique pour un temps limité. On en revient toujours à la formule : être Chateaubriand ou rien du tout. A quoi bon même Proust ? A passionner de futurs lecteurs, aux dépens de son existence, sacrifiée. Les frivoles, eux, peuvent continuer de croire participer à la Littérature, qui aura commencé, dans l’ère moderne, au moyen-âge avec l’imprimerie, pour agoniser en fin de siècle, remplacée par les images, les lectures électroniques, voire les ateliers d’écriture, comme si l’on apprenait à écrire, c’est-à-dire à faire la littérature qui ne soit pas inutile.
[...]

Jude Stéfan

 

  Michel Butor (pp. 83-84)

Le financier dans la forêt

pour Ricardo Pascuale

On a la tête pleine de chiffres. On pianote sur son ordinateur. On décortique les cours de la bourse. On convertit les bolivars en pesos et les guaranis en quetzals. On explique à ses apprentis les actions et obligations, les taux d’intérêt, les garanties, les investissements, les diversifications, les concentrations, les faillites. On négocie entre les migraines et le stress.

Puis l’Indien qui sommeille en chacun de nous se révolte et part à la recherche de l’arbre de ses ancêtres. Les papiers redeviennent bois, les branchements branchages, les bourdonnements rumeurs et chants d’oiseaux. Parmi les troncs dressés des grands vivants avec leurs orchidées et lianes, voici les solennelles épaves parcourues de fourmis, fouillées de termites, qui rendent la progression difficile, obligent au regard, à la méditation. Ce sont comme des navires qui seraient leur propre cargaison.

Les rainures de cette écorce ne sont-elles pas semblables aux ruelles tortueuses de faubourgs poussés dans l’urgence ? Nos mains, nos veines apparaissent bientôt comme des prolongements de ces fibres, de ces nœuds, de ces bourgeons. Notre cerveau se rappelle soudain qu’il est arborescence et notre respiration en devient plus large ; nous écoutons le vent dans les harpes vertes et guettons les déplacements des animaux et de nos rares frères nomades en sursis.

Les tâches de soleil pleuvent en dollars virtuels sur de multiples Danaés qui s’étirent dans leurs donjons au bois dormant. Et celles de la lune deviennent argent comptant, mercure de l’aube, damas de nacre. Alors nous dégageons délicatement le visage entraperçu, les plis d’un vêtement cérémoniel ou burlesque, les attitudes d’un navigateur dont le regard perce à travers cimes et récifs, les vagues de la mer sur le sable qui nous parlent d’autres rivages, de courants et d’algues, de souterrains et de pressoirs. Nous combinons les pages du livre des sèves, les cercles de l’histoire et des saisons, les caisses de résonance, les cordes et les clefs, traquons une autre fortune pour tous, reconnaissons dans chacun des arbres celui de la science du bien et du mal, l’aventure de la justice et la révolution des sphères.

On a la tête pleine de graines. On improvise sur son orgue. On décortique les étages des cascades. On convertit les plumes en phrases et les coquilles en bifurcations. On montre à ses novices les textures et serrures, les étamines et pistils, les greffes et vrilles, les écailles, les fossiles, l’invention du feu, les cavernes, les grandes traversées. On jette à tous les vents des chèques de santal, des titres d’encens et des trésors d’échos.

Michel Butor

 

  Jacques Chessex (p. 95)

Quelle autre neige

Ce matin la neige sur les collines
Apaise pour rien mon âme
O neige
Pareille à une vie que je n’aurais pas eue
Ou me suit avec tant d’heures jamais connues
A me précéder vers le vide

O neige je sais que tu n’enseignes rien
Ni ne précèdes ni ne fuis
Ni jamais rien ne dis entre aube et nuit
Que ta blancheur sans mémoire

(Par temps de neige voir ma trace
Derrière et en avant de moi
Est difficile je le sais
La neige l’efface)

Mais quelle autre neige sous celle-ci
                                                parle de neige ?
Ne pas traverser l’instant blanc sans y fondre
Est le seul conseil qu’elle me donne
Ainsi passerait une aile de vent
Entre ma figure et le néant

Jacques Chessex

 

  Denis Datechidzé (p. 111)


Ça déferle, reflue. Ce n’est rien…
Juste une brusque lourdeur, et comme une torpeur ;
Et les yeux s’obscurcissent ;
Ne pas tomber ici, surtout – dans le métro.

N’est-ce pas cette gêne, la peur
D’être incongru – qui nous protège ?
Comme on écarte – Ouste ! Va-t’en !
Un importun… Tu le vois, je me fonds

Dans la foule qui suffoque,
Dont la moitié peut-être
Cache même douleur, reste à son poste et serre
L’acier poisseux de la poignée…

Et voilà tout. C’est simplement la grippe…
Filant devant le marbre, le cuivre des stations…
Comment s’aider l’un l’autre, alors ?
Si fort soit le désir…

Denis Datechidzé
(traduit du russe par Marion Graf)

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Page créée le 04.02.02
Dernière mise à jour le 20.06.02

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