Un Archipel du rêve?
La Suisse n'est pas à une contradiction
près, bon. Quand bien même. N'empêche.
Il est tout de même un brin étonnant de disposer
en Suisse romande du seul musée de la science-fiction
en Europe (à notre connaissance) alors que la production
conjecturale dans notre région peut paraître
particulièrement faible, du moins sur le plan littéraire.
Alors quoi ? Il n'existerait pas de science-fiction suisse
(romande) et notre dame Helvétie ne serait apte qu'à
procéder à la muséification en bonne
et due forme des idées ?
Loin de nous l'ambition de nous engager sur un terrain aussi
complexe, de tenter de radiographier le paysage SF romand
dans son ensemble puis de le comparer longuement à
ses pendants anglo-saxons ou francophones pour en tirer de
savantes conclusions.
Toutefois, un nouveau coup de sonde s'imposait à l'aube
du xxie siècle: la dernière (qui fut aussi la
première) anthologie de science-fiction romande remonte
à plus de vingt ans (L'Empire du Milieu: Suisse-Fictions,
éditions Nectar), à laquelle on peut éventuellement
ajouter le numéro spécial - relativement ancien
- de la revue québécoise Imagine... (n°63,
mars 1993) dédié à la SF en Suisse.
Archipel s'est donc associée
à la Maison d'Ailleurs (Musée de la science-fiction,
de l'utopie et des voyages extraordinaires, sis à Yverdon-les-Bains),
pour réaliser ce recueil sous forme de concours de
nouvelles, et ce afin de toucher un maximum d'auteurs hors
du sérail traditionnel des adeptes de la conjecture
romanesque rationnelle (selon les termes consacrés
par Pierre Versins).
Avec plus de quarante textes reçus, notre prise de
température de l'activité d'écriture
de SF en Suisse romande montre clairement que nous sommes
loin de la rémission: le virus s'est bel est bien installé
durablement, même s'il demeure le plus souvent latent
et ne provoque jamais de montées de fièvres
extrapolatoires.
Les auteurs des douze textes retenus
ne sont pas tous des inconnus: certains d'entre eux font figure
d'institutions locales et étaient déjà
présents sur les pages de L'Empire du Milieu en 1982
(François Rouiller et Jean-François Thomas),
tandis que Francis Valéry pourrait passer pour un vieux
routard du domaine (dizaines d'ouvrages publiés, nombreux
articles rédigés, sans compter les magazines
édités, qui font de lui un monument de la SF
francophone, même s'il s'en défendra sans doute).
Mais, quoique l'on pouvait craindre un manque de renouvellement
dans ce microcosme qu'est le milieu de la SF romande, il n'en
est en fin de compte rien: vu l'âge moyen des auteurs,
on ne peut s'empêcher de penser qu'un souffle nouveau
(ne serait-ce qu'une brise légère) anime notre
genre. Intérêt passager lié à ce
concours uniquement ou lame de fond, l'avenir le dira.
Quoi qu'il en soit, force est de constater que la majorité
de ces textes sont l'¦uvre de nouveaux venus: on ne
peut qu'espérer que cette publication ne reste pas
lettre morte, mais marque l'avènement d'une nouvelle
génération d'acteurs de la scène SF locale.
Ainsi David Ruzicka, lauréat de notre concours et dont
la nouvelle sombre et mordante ne saura laisser indifférent,
a récemment publié son premier roman (Personne,
Le Presse-Temps 2003), tandis que Frédéric Jaccaud
rédige un mémoire sur Albert Robida (Université
de Fribourg) et Vincent Gessler anime depuis 2002 une rencontre
mensuelle de fans, les « Mercredis de la SF »
à Genève.
De plus, à regarder un peu plus
loin que cette simple anthologie, la SF ne se porte pas trop
mal dans notre pays, merci pour elle.
Plusieurs auteurs romands ont ainsi publié des ouvrages
remarqués ces dernières années (en France,
il est vrai, réalité éditoriale oblige),
tels Olivier Sillig (Bjzeurd, L'Atalante 1995), Wildy Petoud
(Tigre au ralenti, Destination Crépuscule 1997), ou
François Rouiller (Après-Demains, L'Atalante
2002 et Stups et Fictions, Encrage 2002) tandis que Georges
Panchard s'apprête à faire paraître un
roman attendu depuis longtemps (aux éditions Imaginaire
Sans Frontières en 2004). Ces écrivains sont
encore plus nombreux si l'on fait fi de l'étiquette
« Science-Fiction » pour s'intéresser aux
textes eux-mêmes: on notera par exemple Jean-Marc Pasquet
(Le don de Qâ, Jean-Claude Lattès 2001), Jacques
Piccard (Preck, L'Âge d'Homme 2002) ou Jacques Neyrinck
(La prophétie du Vatican, La Renaissance 2003).
Parallèlement, la science-fiction entre également
à l'université (à Lausanne essentiellement):
tandis que Gianni Haver (Institut d'histoire économique
et sociale) a organisé en 2001 un colloque en sociologie
de l'image ayant fait l'objet d'une publication (De beaux
lendemains ? Histoire, société et politique
dans la science-fiction, Antipodes 2002), le prof. Danielle
Chaperon donne depuis plusieurs années déjà
des cours où l'imaginaire scientifique dans la littérature
française tient une place prépondérante.
Plusieurs mémoires de licence ont par ailleurs d'ores
et déjà été rédigés
sous sa direction dans le domaine (même si, bien sûr,
l'on s'intéresse avant tout à des auteurs relativement
classiques, tels Rosny aîné, Maurice Renard ou
René Barjavel).
Et si l'on s'éloigne du milieu
littéraire, la science-fiction romande semble avoir
sérieusement pris de l'essor du côté artistique.
Il suffit, pour en juger, de voir le nombre d'artistes suisses
ayant récemment exposé à la Maison d'Ailleurs:
Jean-Pierre Vaufrey, François Junod, Plonk et Replonk,
John Howe, François Rouiller (encore !) ou H. R. Giger
(qui, bien que Zurichois, a récemment ouvert son propre
musée à Gruyères).
Donc, la SF suisse romande existe,
même si on peine à nous croire (mais nous l'avons
rencontrée une nuit sombre, le long d'une rue solitaire,
alors que nous cherchions un raccourci que nous n'avons jamais
trouvé). D'une façon ou d'une autre, présente-t-elle
un visage particulier dans le paysage des littératures
conjecturales ? Stéphane Nicot (actuel rédacteur
en chef de Galaxies) n'y va pas par quatre chemins lorsqu'il
écrit (dans Imagine... n° 63): « La SF de
Suisse romande n'a (...) aucune spécificité
littéraire par rapport à la SF française.
» Francis Valéry fait au moins semblant de partager
cet avis dans sa contribution qui ouvre le présent
volume (la nature même de ce texte soulevant plus d'incertitudes
qu'autre chose, on ne le croira qu'à moitié).
Difficile, en tout cas, sur une douzaine de textes comme ceux
que renferme ce recueil, de voir une véritable «
suissitude » du propos, une trame commune entre les
histoires, même s'il serait tentant d'y rechercher des
thèmes aisément associables à notre pays,
tels que l'isolationnisme ou la bureaucratie omniprésente.
De fait, dans ses diverses études sur la SF en Suisse
romande (dont son mémoire datant de 1985), Jean-François
Thomas n'a jamais recensé de véritables leitmotivs
dans les ¦uvres conjecturales helvétiques, sauf
peut-être - mais est-ce propre à notre pays?
- une certaine propension à la mise en garde, telle
une écriture fonctionnant comme reflet de nos angoisses.
Par ailleurs, selon lui la SF de Suisse occidentale «
n'a jamais constitué un mouvement d'ensemble »
et n'a même jamais pris conscience d'elle-même.
Ce n'est probablement pas avec cet
ouvrage que les choses vont changer : l'époque n'est
d'ailleurs plus aux grandes déclarations d'intention
ou aux manifestes. Notre seul but étant ici de rappeler
qu'en matière de science-fiction, la Suisse n'est pas
une île déserte à laquelle ne se prêtent
que de rares et vilaines robinsonnades ni une Atlantide au
passé glorieux (de Léon Bopp à Rolf Kesselring
en passant par Yves Velan, en tout cas), mais depuis longtemps
disparue.
C'est peut-être simplement un
territoire encore vierge, composé de très petits
îlots qui, pris séparément, paraissent
presque dérisoires (tellement minuscules, en tout cas,
qu'ils ne sont pas répertoriés sur les cartes),
mais qui, dans leur ensemble, forment comme une dentelle à
la limite de notre perception - un archipel du rêve.
Bonne promenade sur ces terres nouvellement
émergées.
Patrick J. Gyger
Ailleurs
octobre 2003
retour à l'index de la revue
Page créée le 30.12.03
Dernière mise à jour le 30.12.03
|