Entretien
Vous avez étudié
les lettres (littératures italienne et française)
à Zurich et à Paris. A quel point ces études
sont-elles liées à votre vocation décrivain?
Je crois que, déjà
du temps du gymnase, je prenais ce chemin. Je lisais les poésies
de Montale; Pavese, Vittorini mavaient enthousiasmée.
Donc, pour ce qui est des études, je nétais
pas placée devant un choix immense; à la rigueur,
jaurais aimé être pianiste, être
dans une salle de concert et diriger lorchestre de mon
piano; mais autrement, il était certainement juste
que je moccupe de littérature.
Vittorini, Pavese, Montale, ce sont
ces écrivains qui ont compté le plus pour vous?
Ma foi, je les ai aussi cités
parce que cétaient les auteurs quon lisait
alors; jai fait le gymnase dans les années cinquante
et ma réponse est donc conditionnée par lépoque.
Mais ils mont certainement formée, Montale aussi
ma formée, et je lui suis restée fidèle
jusquà ma thèse de doctorat, alors même
quil écrivait encore quand jai terminé
mes études.
Quelle importance a eu dans
votre évolution décrivain le fait de voir
votre deuxième roman, La disdetta, publié chez
Einaudi, et peut-être aussi le fait que ce soit Italo
Calvino qui en ait décidé la publication?
Je ne crois pas que cela ait
eu tant dimportance; disons que jai toujours écrit
à côté de lécole; pour moi,
écrire était un besoin vital, mais au fond,
je ne pensais même pas à être publiée.
Lécole me tenait liée, cétait
ma préoccupation première; il métait
beaucoup plus important, important moralement, de bien faire
mon travail. Lécriture venait ensuite. Je men
suis aperçue plus tard et je le re-grette presque...
Jaurais peut-être même
pu rencontrer Calvino, lui parler. Nous nous sommes écrit,
mais quand je suis allée à Turin, il ny
était pas; mais justement, je ne réalisais pas
à qui javais affaire, prise comme je létais
par le travail. Peut-être quil ma néanmoins
donné, même si je nen étais pas
très consciente, des ailes pour écrire.
Votre première publication
(Tra dove piove e non piove, paru dabord en traduction
allemande dans la NZZ, NdR) a été un peu fortuite
elle aussi?
Elle est liée à
un moment historique; cétait peu avant linitiative
Schwarzenbach contre la surpopulation étrangère,
et quand la Neue Zürcher Zeitung a appris indirectement
que jécrivais quelque chose de ce genre, cela
a apporté de leau à son moulin. Jéprouvais
le besoin de parler de mon expérience ditalophone
en contact avec un pays où lon parle allemand,
jen sentais le parallélisme avec la situation
des émigrés italiens en Suisse, bien quayant
une position privilégiée; je voyais aussi la
nécessité dinstituer des écoles,
des cours, dintégrer les enfants italiens. La
publication na pas été fortuite, en ce
sens que la NZZ a pris mon livre parce que la question était
dactualité.
Etait-il important pour vous
que votre texte puisse influer sur la votation? De manière
plus générale, la littérature doit-elle
(ou peut-elle) avoir une influence politique?
Non, pas en premier lieu. Evidemment,
à cette occasion, cela mimportait aussi, je me
rendais compte du problème, mais daprès
moi la littérature ne doit pas partir de ce point de
vue, elle se situe à un niveau bien supérieur
et elle doit exercer une influence précisément
parce quelle a le devoir douvrir les esprits,
les horizons, à des valeurs beaucoup plus élevées
que celles quinspirent lesprit de parti, le climat
du moment, la peur de lautre.
Elle exerce donc une influence politique
indirecte, en ouvrant les esprits?
Bien sûr, et il ne faut
pas oublier non plus les valeurs esthétiques. Tout
est lié; les trois fameuses valeurs, le Beau, le Bon
et le Juste, sont liées. Si quelque chose est beau,
il devient aussi bon, et juste, et vice-versa.
La question du rôle social
de la littérature se pose peut-être de manière
encore plus spécifique pour une écriture difficile,
exigeante, «élitaire» comme la vôtre.
Calvino déjà vous conseillait de ne pas vous
attendre à un large public.
A dire vrai, jaurais aimé
écrire plus simplement. Je ne sais pas pourquoi cest
ainsi, cest peut-être comme la couleur des cheveux,
des yeux; on arrive à écrire ainsi, cest
comme notre graphisme: on le voudrait peut-être différent,
mais les autres le reconnaissent immédiatement.
Mais la difficulté de
votre écriture en fait aussi tout lattrait. En
lisant vos uvres, on sent une recherche visant à
éviter les phrases toutes faites, à trouver
des rapprochements nouveaux, insolites.
Oui, en effet. Lidée
de ne pas madapter me fascine, je men rends compte.
Mon écriture est toujours un peu dérangeante;
même si je veux écrire des choses simples, je
dois renverser les choses, parce que je suis attirée
aussi par ce qui est caché derrière la façade.
Comme cette maison là en face: elle a lair «construite»,
mais il suffitt dy entrer un moment pour voir tout ce
quon ne connaît pas, tout ce quon ne sait
pas.
Calvino avait vu également
des inflexions régionales dans votre style.
Oui, Giovanni Orelli aussi a
écrit quelque chose de semblable dans un article sur
Nati complici.
Trouvez-vous juste de parler dun
certain régionalisme à propos de votre écriture?
Peut-être, mais je pense
plutôt quil sagit de termes isolés,
dexpressions lombardo-tessinoises, parce que naturellement
je reste fidèle à ma langue, je ne suis pas
Toscane. Je pense quil sagit de termes isolés,
peut-être aussi de quelques inflexions dans le discours
direct, une langue familière que jintroduis volontiers,
pour faire contraste, comme une pièce dans la mosaïque
dune langue plus littéraire.
Vous sentez-vous appartenir à
une hypothétique littérature suisse italienne?
Non; je parle pour moi, mais
aussi pour les autres, il ne me semble pas que lon puisse
parler de littérature de la Suisse italienne. Il y
a peut-être eu les thèmes de lémigration.
Plinio Martini, Piero Bianconi, moi-même jai écrit
un livre sur lémigration, mais aujourdhui,
je dirais que non. Je ne décris pas la montagne, le
lac, la vie pénible des paysans, peut-être aussi
parce que jhabite ailleurs, mais je ne crois pas que
ce soit pour cela.
Y a-t-il des écrivains des
autres régions linguistiques que vous admiriez particulièrement?
Je les connais trop peu pour
répondre. Il me semble que cest malheureusement
ainsi: les Suisses italiens lisent surtout les Italiens, ici
(linterview sest déroulée à
Aarau, NdR) on lit les livres écrits en allemand, et
en Suisse romande, les regards sont tournés vers la
France.
Revenons à vos uvres.
Tous vos livres ont un point commun, il suffit de citer la
métamorphose de Philémon et Baucis en arbres
dans Nozze alte, mais aussi le chat-narrateur de La disdetta,
cest que les frontières entre humains, plantes
et animaux sont fuyantes. Est-ce par une sorte de vision panique
de la nature?
Cest peut-être lié
au passage du particulier au général; la faculté
dabstraire, puis dentrer dans ce microcosme, puis
dabstraire à nouveau. Oui, une dimension panique,
peut-être. Ce dont je suis consciente, cest ceci:
je pense à la forme de la croix, dun arbre, à
lhomme, à la dialectique entre horizontalité
et verticalité. Pour finir, si lon réduit
tout à sa plus simple expression, à los
comme on dit en italien (et je reviens à Montale et
à l«os de seiche», si fruste et essentiel),
on arrive à une ligne verticale qui est la vie et à
une ligne horizontale qui... qui nest plus la vie, qui
est la mort en somme, traduites en dynamisme et statisme,
dialogue et description, agressivité et passivité,
homme et femme. On pourrait citer mille exemples de cette
réduction à lessentiel et cela, oui, jen
suis très consciente.
Cest cela qui vous a fascinée
dans le mythe de Philémon et Baucis, pour Nozze alte,
la métamorphose dêtres humains en arbres?
Cest un mythe qui me plaît.
Tout comme jaime les chats, jaime les arbres.
Ils mont toujours fascinée avec leurs racines
fixes, ces dieux qui maccompagnent toujours. Ici, quand
je lève les yeux, je vois ces bouleaux. Jécris
ici et je les vois, ils sont importants pour moi, je crois
que tous les livres que jai écrits ont été
dune certaine manière bénis par un arbre,
et ce mythe me paraît merveilleux: deux êtres
humains qui deviennent arbres, immobiles, cette verticalité
entre la terre et le firmament, cette élévation,
cette prière, cette confiance, chercher le soleil.
Une sorte de paradis naturel...
Oui, rester là, avoir
des racines; le thème de la stabilité est très
présent dans mes uvres; dans Tra dove piove e
non piove, il y a la nostalgie de la maison; dans La disdetta,
cest plus fort, le vieux qui veut rester chez lui, ne
plus bouger de là. Gli stretti congiunti («Les
proches parents») et Nati complici comprennent divers
récits où il est question de ne pas sortir de
chez soi. Dans Nati complici, il y a une nouvelle, «No
grazie» («Non merci»), dans laquelle lhomme
qui prétend ne pas avoir de chez-soi revient toujours
à la maison et voit les autres descendre les escaliers
et sen aller; le récit commence même par
ces mots: «Il portait des feuillets dans sa poche comme
des tombes en miniature». La feuille est déjà
une tombe, elle est statisme, immobilité. On revient
à ce que je disais avant, une concentration, ne pas
gaspiller à tort et à travers sa vie, quon
peut mettre au point pour que limage soit nette.
Pouvez-vous expliquer le titre
de votre dernier recueil de nouvelles, Nati complici? Cest
déjà une association de mots qui nest
pas évidente.
Ma foi, je pourrais vous donner
quantité de réponses. Pour garder un fil conducteur:
avant, je parlais de la croix, de tout réduire à
lessentiel; cest une complicité au sens
positif. Vous vous rappelez sans doute la nouvelle «Un
padre ad Arth-Goldau» («Un père à
Arth-Goldau»), où la première personne
salue à la place dune fille qui dort, elle sy
substitue, se rend complice dun salut; mais cette complicité
est déjà née, elle est là a priori.
La protagoniste dit: mon salut aussi compte, moi aussi javais
un père, moi aussi je suis fille, au même titre
que la fille endormie, et ce salut en lair que la protagoniste
lance au dernier moment possible est un signe quasi algébrique,
presque de nouveau comme une croix, quelque chose qui reste
sculpté, cest la valeur qui reste. Cela, cest
être complices.
Cette complicité existe-t-elle
entre tous les hommes?
Cest peut-être ce
que je disais avant: enlever lenveloppe extérieure
des choses et voir les complicités sous-jacentes; il
y a toujours une surface à enlever et un lien à
découvrir. Dans la vie aussi cest ainsi, il suffit
de regarder et il y a déjà les nuds qui
sentrecroisent, sauf que dhabitude on ne regarde
pas. Il suffit de regarder et on les voit.
Vous écrivez de très
beaux incipits. Par exemple celui de La disdetta: «Ils
me prenaient pour un chat parce que je jouais bien mon rôle.
Un autre était un grain de raisin rouge, un vieux,
une merlette. Moi, jétais un chat.» Ou
lattaque de lune de vos dernières nouvelles,
«Alleluia»: «Rien nétait sûr.
Ni le toit sur la maison, ni le jour après la nuit,
ni le silence auprès du bruit.»
Merci, cela me fait très
plaisir. Les incipits comptent beaucoup pour moi. Dhabitude,
le thème, je lai, mais les premiers mots me viennent
à lesprit durant la journée alors que
je fais silence, ils résonnent dans ma tête jusquà
ce que je trouve lexpression qui fait mouche.
Cest de là que naissent
les récits, des premiers mots?
Peut-être que oui, les
mots sont très importants, ils sont complices, un mot
implique les suivants, les mots se font complices de lécriture.
Parfois, je connais déjà la fin, le chat de
La disdetta, je savais que je lui ferais quitter la scène,
mais que cela débouche sur le mot «anonymat»,
que le chat rentre dans lanonymat, je ne le savais pas.
Heureusement que lon vit en écrivant. Parfois,
je me souviens où sont nés les incipits. Le
premier, celui de Tra dove piove e non piove, par exemple,
je me souviens, jétais à Baden...
Vous nêtes donc pas
un écrivain qui planifie chapitre par chapitre, comme
faisait un Balzac, par exemple?
Là, il y a vraiment une
histoire. Moi, je ne suis pas capable décrire
ainsi, de raconter quelque chose. Peut-être quau
fond, la logique du récit ne mintéresse
pas tellement. Balzac pourrait faire mourir ses personnages
et les reprendre, que je ne men apercevrais probablement
même pas. Je mintéresse davantage à
ce quils disent à ce moment précis, à
la manière dont ils réagissent, dont ils vieillissent,
ensuite ils peuvent même rajeunir. Cela me donne la
liberté décrire; je peux les faire mourir,
et puis réapparaître, pour moi ce nest
pas important et je veux montrer que je ny attache pas
dimportance. Il y a une valeur dans lécriture,
cest lécriture qui vit, qui naît,
qui meurt.
La dernière question
que jaimerais vous poser concerne les dialogues de vos
livres. Ce sont des dialogues atypiques, beaucoup de choses
sont sous-entendues...
Parfois, on ne sait pas qui
parle. Cela na pas tant dimportance. Cest
ce que je disais: les personnages pourraient mourir, ressusciter.
Cest le salut de cette fille, comme je disais avant,
qui compte autant que celui de lautre fille, cest
ce qui reste, cest le salut en lui-même qui est
important.
Comme si, parfois, ce qui se dit
navait aucune importance...
Oui, parfois cest du remplissage,
cest comme de mettre la table, poser un vase de fleurs,
meubler une pièce. La pièce est trop vide, alors
il faut mettre quelque chose, la faire vivre.
La communication véritable
passe donc par quelque chose qui nest pas la parole.
On peut aussi dire le contraire:
que, encore une fois, ce sont les valeurs esthétiques
qui importent, cest-à-dire: on ne peut pas laisser
la page entièrement blanche, on ne peut pas laisser
lappartement entièrement vide. Il faut commencer
à bouger et à le remplir.
Gian Paolo Giudicetti
Traduction : Christian Viredaz
Feuxcroisés numéro
3
|