Les indispensables
L'été sera chaud et - n'en
doutons pas ! - propice aux bonnes lectures. Dans l'avalanche
des livres parus cette année, voici une sélection
de ceux qui nous paraissent tout simplement "indispensables"
!
Comme chaque année, le Prix
Dentan est allé aux Éditions Zoé pour
Les Larmes de ma mère
de Michel Layaz (y avait-il
d'autres éditeurs en lice ?). Mais disons-le tout net
: le livre de Michel Layaz vaut mieux que toutes les basses
manuvres qui entourent les Prix. C'est un roman plus
personnel, et bien mieux maîtrisé, que les livres
précédents de l'écrivain vaudois qui
partage son temps entre Lausanne (où il enseigne) et
Paris (où il écrit). Construit comme une mosaïque
de souvenirs d'enfance, qui tous prennent naissance dans la
matérialité des choses (une canne à pêche,
des fléchettes, un couteau à viande), le roman
de Layaz recompose, en les analysant, en les décortiquant,
autant d'images fondatrices de ses premières années.
À la manière de Michel Leiris (dans L'âge
d'homme), l'écrivain reconstitue une mythologie
première qui non seulement a marqué son enfance,
mais détermine encore sa vie présente. Au centre
de cette mythologie, la figure à la fois castratrice
et aimante de la mère, ressuscitée ici par une
écriture cruelle, précise, tendue, qui manque
rarement sa cible. Par sa violence et sa musique secrète,
le livre de Layaz libère des fantômes qui hanteront
pour longtemps ses lecteurs.
Michel LAYAZ, Les Larmes de ma mère,
Zoé, 2002.
L'époque, on le sait, est aux niaiseries, à
la télé-poubelle, aux hommes politiques à
la pensée rigoureusement plate.
Comment imaginer qu'un jour - pas si lointain ! - il en fût
autrement ? Ouvrez sans tarder le très beau livre de
Jean Ristat, Avec
Aragon, pour retrouver, plus vivante que jamais, la
grande figure de cet écrivain hors du commun, critique
d'art, polémiste brillant, homme politique. Jean Ristat,
poète et écrivain de talent, raconte ici les
dernières années d'Aragon (depuis la mort d'Elsa).
Années ardentes autant sur le plan littéraire
(Aragon a toujours, parallèlement, plusieurs manuscrits
en chantier) que politique (sa position, au sein du PCF, a
toujours été celle d'un résistant
qui conteste les thèses officielles dans Les
Lettres françaises qu'il dirige). Ristat aborde
avec une grande liberté (et honnêteté)
tous les aspects obscurs ou secrets de la vie du grand homme
dans un long entretien avec Francis Crémieux, qui publia
lui-même, en 1964, des entretiens avec Aragon. À
découvrir avant de relire Le
Paysan de Paris, Aurélien ou encore Blanche
ou l'oubli.
Jean RISTAT, Avec Aragon (1970-1982),
Gallimard, 2003.
Raphaële
Vidaling est née en 1972. Elle a publié,
l'année dernière, un premier roman au titre
évocateur : Plusieurs fois
par moi. On la retrouve
aujourd'hui avec un roman d'une tout autre facture, à
la fois drôle et dramatique, désinvolte et poignant.
La Femme quittée
annonce d'entrée de jeu la couleur : séparation,
deuil, reconstruction. Mais ce qui frappe, ici, c'est le traitement
de ce thème douloureux. En 144 petits chapitres aux
titres tantôt sibyllins et tantôt drolatiques,
la narratrice essaie de garder son chagrin à distance
en tenant le journal de ses rencontres (hilarante description
d'une correspondance " virtuelle " qui devient brusquement
" réelle "), de ses surprises, de ses bonheurs
(menus plaisirs du shopping, de la balance qui affiche régulièrement
une perte de poids). De sa situation " victimale "
(son mari la quitte au début du livre), la narratrice
tire une force insoupçonnable, et découvre la
vie sous un nouveau jour. Grâce aux mots qu'elle manipule
avec délectation (et qui la guident dans sa nuit),
elle construit une digue puissante et ironique contre le chagrin.
Un auteur à suivre.
Raphaële VIDALING, La femme quittée,
Grasset, 2003.
Née en 1950 à Genève,
députée libérale, médecin, directrice
de la galerie d'art contemporain Analix, Barbara
Polla est ce qu'on appelle
une battante. Elle ajoute, aujourd'hui, une corde à
son arc en publiant, aux Éditions de l'Aire, un récit
étrange et envoûtant. Étreinte
se passe dans la Californie mythique des années 60-70,
au temps des fleurs, quelque part entre Malibu et Santa Monica.
On fait connaissance avec le Grec, Gianni, le Tsar, Artemisia
: autant de personnages doucement marginaux, livrés
à leurs passions, acharnés à sonder cette
" distance entre les
êtres, si fine mais si tenace, un gouffre si ténu,
mais la seule garantie de durabilité
". Tous amoureux, tous solitaires, le corps mangé
par une étrange maladie qui le réduit en lambeaux,
en plaies délicieusement à vif. Le contact longuement
désiré arrivera pourtant (mais peut-être
est-ce seulement un souvenir ou un fantasme?) : une étreinte
magique unira Tsar à la narratrice et réduira,
l'espace d'un instant, l'abîme entre des êtres
perdus dans les dédales de leur désir. Sans
avoir l'air d'y toucher, avec une écriture fluide et
charnelle, Barbara Polla invente un monde étrangement
familier qui nous touche et nous surprend à chaque
page. Une belle réussite.
Barbara POLLA, Étreinte, L'Aire,
2003.
Depuis longtemps, nous aimons le travail
de Pascal Rebetez,
journaliste à la TSR, écrivain, fondateur des
Éditions d'Autre Part. Au fil des livres, son écriture
se creuse, dit la douleur et le plaisir avec des intonations
singulières, trouve les mots pour exposer la grande
affaire de sa vie : la passion amoureuse. C'est justement
le titre de son dernier livre, composé d'une suite
de trois poèmes élégiaques. Le premier
est le fruit d'une rencontre avec une poétesse anglaise
au cours du festival de poésie de Trois-Rivières,
au Québec. Elle habite à Londres ; lui à
Genève. Comment conjurer la distance qui sépare
les amants ? Au fil des jours (mais surtout des nuits) Rebetez
tiendra le journal poétique de sa passion. D'une écriture
tendue et inspirée (on pense à la Chanson
du Mal-Aimé d'Apollinaire)
le poète rassemble les instants partagés, les
regards perdus, les folles étreintes, et, bien sûr,
les déroutes acceptées. Il revisite les lieux
hantés de son amour, comme les halls de gare (elle
s'appelle Victoria), les rues bruyantes, les aéroports
déserts, avec, au cur, le sentiment d'un désastre
absolu. La deuxième suite poétique, tout entière
sous le signe des chevaux, de la douce campagne, de l'amitié
amoureuse, adopte une tonalité moins dramatique. Après
la brûlure " victorienne ", elle laisse poindre
l'espoir d'une résurrection. La dernière suite
de poèmes évoque une figure à la fois
proche et intouchable, amoureuse et maternelle. Les "
suppliques à Sainte Rita " ont une tonalité
incantatoire qui laisse espérer une nouvelle naissance
: " Rita, ma V.I.P/
qui présides aux esseulements/ ne solde pas mes vux
profanes/ à la seule bourse du temps/ laisse-moi un
fonds de désir / comme l'avion laisse du blanc / aux
bleus des âmes dépassées / par les pannes
du bonheur. "
Pascal REBETEZ, Passions, L'Aire, 2003.
Une vie tout entière - avec ses passions et ses mythes,
ses vérités et ses errances - tient-elle dans
un seul livre ? Qui serait à la fois la source de toute
Parole et un pays de poésie ? Dans son dernier ouvrage,
somme poétique de toute une vie, Monique
Laederach préfère parler, plus modestement,
d'album de photographies qui rassemblerait, dans un même
volume, " les images intérieures
et les images de l'entour ". S'il est un livre
indispensable, c'est bien cette Poésie
complète qui ressuscite des recueils devenus
introuvables, comme L'étain
la source (1970) ou Pénélope
(1971), ou encore La Partition
(1982), toujours d'actualité, qui passe au crible le
discours machiste de la publicité et des petites annonces.
Au fil des livres, la voix de Monique Laederach s'affine,
s'interroge et prend de la hauteur, dirait-on, jusqu'à
Ce chant, mon amour (2001),
magnifique de musique et de grâce.
Monique LAEDERACH, Poésie complète,
L'Âge d'Homme, 2003.
Depuis ses fameuses Pipes
de terre, pipes de porcelaine,
Luc Weibel,
lui aussi, a parcouru bien du chemin. Traducteur et critique
littéraire, marcheur infatigable, promeneur amoureux
de sa ville (Genève), toujours enclin à se laisser
surprendre ou séduire (c'est-à-dire détourner
du droit chemin), il a écrit L'échappée
belle, Arrêt sur image
et un très bel essai sur Les
Petits Frères d'Amiel (tous
parus aux Éditions Zoé). Aujourd'hui, il remonte
en amont de ses livres avec un récit dense et léger
qui est un beau roman de formation (malgré son titre
un peu trop universitaire). Comment un jeune homme de bonne
volonté, qui commence les Lettres non pour devenir
essayiste ou critique littéraire, mais écrivain,
se voit-il entraîné dans cette sorte de jeu de
piste, jalonné d'embûches et d'épreuves
mortelles, que représente la rédaction d'une
thèse
? À partir de quelques rencontres inoubliables (Marcel
Raymond, Jean Rousset, Jean Starobinski), Weibel construit
sa vie d'Université en Institut prestigieux, de bibliothèque
en musée, jusqu'au mythique
séminaire de Roland
Barthes auquel il participe, à Paris, dans les années
70. Mais comment poursuivre une recherche érudite (et
nécessairement confidentielle) quand toute l'époque
crie dans les rues " À bas l'Université
! À bas le savoir ! " ? C'est bien sûr le
dilemme, à jamais insoluble, qui déchire le
thésard. Avec humour (mais en réglant également
quelques comptes) Luc Weibel retrace ce long chemin de croix
qui mène à l'extase finale (de nature essentiellement
masochiste) de la soutenance
de thèse au cours
de laquelle l'impétrant reçoit une dernière
volée de bois vert de la main de ses maîtres.
Lesquels, ici, ont pour noms Michel Foucauld, Gilles Deleuze
et, surtout, Roland Barthes. On mesure donc à quelle
hauteur se situe le débat. Récit passionnant,
riche en rencontres et en surprises, le livre de Weibel retrace
la vie d'un homme qui aime autant (sinon davantage) les femmes
que les livres, et espère tirer des premières,
comme des seconds, un savoir essentiel pour mener sa vie.
Au final, le sentiment qui prime est qu'il a réussi.
Luc WEIBEL, Une thèse pour rien
(la comédie du savoir), Paris, Éditions le Passage,
2003.
Les Éditions Métropolis,
fondées à Genève par Michèle Stroun,
viennent de fêter leur 15e anniversaire. À cette
occasion, l'éditrice genevoise a eu l'idée de
commander à chacun de ses auteurs un texte dans lequel
il ou elle raconterait en quelques pages l'histoire d'un manuscrit
en quête de publication. Comme on sait, les chemins
qui mènent un texte manuscrit au livre imprimé
sont obscurs, et tortueux. Liliane Roskopf nous les raconte
avec humour en montrant qu'un texte met souvent beaucoup de
temps avant de trouver son destinataire. Marie Gaulis compare
le geste d'envoyer un manuscrit par la poste à celui
de jeter une bouteille à la mer : qui sait si un jour
quelqu'un trouvera le message, et qui le lira ? Vahé
Godel s'interroge sur l'origine de l'écriture, tandis
qu'Ernest Mignatte nous livre, sous la forme d'un véritable
petit roman, ses souvenirs de manuscrits imaginaires et de
correspondances rêvées.
Chantal ABDESSEMED, Fernand AUBERJONOIS,
Marie CHRISTIAN, Marie GAULIS, et allii, Manuscrits en quête
d'éditeur, Métropolis, 2003.
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