La nouvelle de sa mort a été
comme un coup de tonnerre dans un ciel bleu, elle a semé
la douleur et le désarroi chez ses proches, chez tous
ceux qui la connaissaient, chez ses amies et ses amis des
bords du Léman, de Suisse romande et des Grisons. Si
nous parlons d'emblée des Grisons, c'est par reconnaissance
: car elle a aimé notre pays, elle a appris notre langue,
elle a traduit des oeuvres romanches, nous transportant ainsi
de notre monde paysan dans l'urbanité d'une langue
internationale. Pour nous, c'était un passage de frontière
bienfaisant, comme elle en a connu elle-même quand elle
allait et venait entre Genève et Chens-sur-Léman
au gré de ses voyages.
Elle n'était pas arrivée
dans notre région en parfaite étrangère,
car l'une de ses grands-mères venait d'Andeer, dans
le Val Schams. Qui sait, peut-être avait-elle même
hérité d'elle un peu de tradition romanche,
bien qu'elle fût dans le fond cent pour cent Genevoise,
fille de bonne famille, et qu'elle eût grandi dans une
ville à la fois empreinte de sévérité
calviniste et complètement ouverte sur le monde. A
Genève, elle avait fait sa scolarité, étudié
à l'Ecole supérieure de jeunes filles, était
devenue institutrice, avait rempli la fonction de doyenne
au Cycle d'orientation de l'Aubépine, avait été
jusqu'à sa retraite professeur de langue et culture
espagnoles au Collège Calvin. L'Espagne était
un de ses pays favoris ; la famille possédait à
Alhaurin, en Andalousie, une belle maison où elle passait
volontiers ses vacances. Les voyages faisaient partie de sa
vie. Son mari, professeur de littérature française,
était souvent invité à donner des conférences
à l'étranger, elle l'accompagnait jusque dans
des pays lointains, jusqu'en Australie, d'où elle envoyait
à ses connaissances de magnifiques cartes postales
avec des paysages de rêve, des bords de mer, des oiseaux
et des fleurs. Elle connaissait l'Europe, l'Allemagne aussi,
la Bavière par exemple. Quelqu'un m'a dit qu'elle parlait
bien l'allemand, même si, m'a-t-il semblé, elle
faisait son possible pour éviter cette langue. Elle
me disait : "Tu sais, je suis profondément latine."
Un jour, comme je lui faisais cadeau d'un de mes livres, elle
m'a demandé une dédicace, ajoutant aussitôt
: "Mais, s'il te plaît, pas en allemand !"
Latin moi aussi, je la lui ai écrite tout naturellement
en romanche.
Le romanche était cher à
son coeur. Peut-être était-il pour elle, grâce
à sa grand-mère d'Andeer, comme la découverte
d'une face cachée de son propre passé. Elle
est partie à la découverte des Grisons, a passé
des vacances de ski avec son mari au col de la Bernina, les
vacances d'été en Basse-Engadine, s'est passionnée
pour la sonorité de l'idiome ladin, a suivi des cours
de romanche à Scuol avant d'étudier notre langue
à l'université de Genève. Et cela faisait
tout à fait partie de son éthique de vie que
de chercher à appliquer utilement ce qu'elle avait
appris : elle a commencé à traduire des uvres
romanches en français. Ce n'était pas qu'un
passe-temps, mais une tâche absolument sérieuse.
Marie-Christine m'a réservé,
avant même que je la connaisse, une des plus singulières
et des plus belles surprises de ma vie. Un jour, je me suis
dit : comme ce serait beau si une fois une de mes uvres
pouvait se lire dans une autre langue, comme c'est déjà
arrivé avec d'autres livres romanches. Cette pensée
m'a effleuré presque par hasard, le moment d'après
je pensais déjà à autre chose, Mais ,
le lendemain, j'ai trouvé dans ma boîte aux lettres
une enveloppe jaune avec à l'intérieur la traduction
française d'une de mes histoires. Une lettre y était
jointe ; une femme de Genève se présentait et
me priait de l'excuser d'avoir traduit quelque chose de moi
sans me demander la permission ; est-ce que je voulais bien
jeter un coup d'oeil à son travail et lui dire ce que
j'en pensais et si c'était "plus ou moins acceptable".
Mon petit déjeuner est resté tel quel sur la
table et j'ai lu une page après l'autre, le texte me
captivait non seulement à cause de la fluidité
du style, mais parce que mon histoire, transposée dans
une autre langue, n'en restait pas moins toujours la mienne,
tout en étant transformée de manière
passionnante, comme si je trouvais dans cette langue étrangère
quelque chose de très connu et en même temps
de complètement nouveau... Mystère de la rencontre,
là aussi : l'étranger qui nous arrive de manière
inattendue et dans lequel nous nous découvrons nous-mêmes.
On dit trop facilement que les traductions sont moins bonnes
que l'original ; souvent elles apportent , par le génie
de l'autre langue, quelque chose d'indéfinissablement
nouveau qui manquait à l'original.
Il s'est donné tout naturellement
que Marie-Christine a encore traduit d'autre textes de moi
par la suite. Elle m'envoyait un chapitre à la fois,
je corrigeais certains mots ou certaines tournures qu'elle
avait mal compris, qu'elle ne pouvait pas connaître
ni trouver dans le dictionnaire (essayez donc de comprendre
la langue des paysans !). Je faisais des propositions, celle-ci
surtout : ne pas s'arrêter trop rigoureusement à
chaque détail de ma phrase ladine, se permettre une
certaine liberté, car dans ce cas l'essentiel n'est
pas la fidélité littéraire, mais un bon
français, lisible pour les francophones. Elle le savait,
bien sûr, mais le travail sur le texte d'un auteur était
pour elle une question de conscience. En véritable
philologue, elle se faisait volontiers conseiller. Son auxiliaire
le plus sûr à cet égard était son
époux Jean-Charles, à qui elle lisait chaque
fois son travail à voix haute. On peut s'imaginer comment
il l'écoutait, avec l'oreille exercée de l'homme
de lettres, et comment il appréciait le choix des mots,
la diction, le rythme des phrases. Une collaboration littéraire
: peut-être n'y a t-il pas de meilleur travail d'équipe
dans le couple.
Son mari a d'ailleurs
trouvé le titre de mon premier ouvrage traduit en français
; en romanche, il s'intitulait Accord, ce qui signifie
coupe de bois ou travail du bûcheron ; il a trouvé
le titre Coupe sombre, terme technique désignant
précisément le travail dont il est question
dans le livre, et qui rend en même temps l'atmosphère
de fond du récit.
Le premier ouvrage romanche
que Marie-Christine a traduit est Fain manü (Fine
fleur) de Cla Biert, auquel elle a souvent rendu visite,
ainsi qu'à sa femme, dans le beau village de Sent,
situé sur une terrasse ensoleillée. Puis ont
suivi les récits policiers Linard Lum de Göri
Klainguti et - travail pour elle beaucoup plus difficile du
fait que l'idome sursilvan est complètement différent
- Il cavallut verd (Le poulain vert) d'Ursicin Derungs.
Je pense au mystère
de nos rencontres inattendues. Nous parlons de "hasard",
sans savoir dans le fond ce que hasard veut dire ni d'où
il vient. A Marie-Christine, je suis redevable de la rencontre
avec un monde plus vaste, avec la Suisse romande, avec les
lectrices et les lecteurs de cette région de notre
pays que nous connaissons trop mal, nous autres montagnards
; une rencontre avec l'une des grandes langues culturelles
de l'Occident, riche de tradition. Mais cela a surtout été
une rencontre avec un être d'exception. Je regarde une
photo d'elle, je vois une grande et belle femme aux cheveux
foncés, avec une expression franche et humaine. Et
je me souviens de sa voix. Je me rappelle comme elle pouvait
être gaie et rire en société. On avait
l'impression d'une personne harmonieuse, solidement ancrée
dans la vie, capable d'accepter les difficultés et
la beauté de l'existence. Elle n'a malheureusement,
comme bien d'autres, pas été épargnée
par la maladie et, comme pour beaucoup d'autres qui nous sont
chers, la mort est venue beaucoup trop tôt.
A nous autres Romanches,
il reste ses précieuses traductions, sa participation
active et joyeuse à notre travail. Mais il nous reste
surtout le souvenir d'une femme remarquable et d'une grande
gentillesse.
Nus at ingrazchain du
tuot cour !
Oscar Peer
Traduction de Christian Viredaz
- N°6
Page créée le 01.03.05
Dernière mise à jour le 12.02.10
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