Un passeur dicret
par Arno Renken
Le public francophone associera peut-être
le nom de Walter Weideli aux traductions françaises
de Dürrenmatt, Walser ou Canetti. Mais le rôle
de passeur de Weideli a endossé n'est pas à
chercher uniquement dans la traduction. Pendant des décennies,
il a oeuvré à favoriser les échanges
littéraires, que ce soit comme critique, écrivain,
traducteur ou membre d'institutions telles que Pro Helvetia
et la Société des auteurs et compositeurs dramatiques.
Traversant ainsi tous les registres de l'écriture,
le travail de Walter Weideli s'ancre profondément dans
la vie littéraire suisse des cinquante dernières
années.
Et pourtant, cette présence
a quelque chose d'une absence. Acteur important du paysage
littéraire, Weideli se place toujours en retrait, comme
s'il n'était là que pour laisser passer un autre.
Il y a chez lui une volonté de s'effacer et de créer
l'illusion que sa propre contribution à la culture
s'est faite sans lui. Une conséquence de cette attitude
est que Weideli ne tente pas de s'approprier la notoriété
des auteurs qu'il traduit. Ainsi, alors que la traduction
d'Elias Canetti semble constituer un couronnement de sa carrière
de traducteur, Weideli ne cherche pas à profiter des
lauriers du Prix Nobel de littérature.
Ce qui se dessine ici comme une éthique
du traducteur apparaît aussi à un autre niveau
: la volonté affichée par Weideli de traduire
un texte au fur et à mesure qu'il le lit. Cette démarche,
qui peut surprendre au premier abord, est une exigence méthodologique,
et plus encore : elle met au jour l'exigence éthique
de ne pas maîtriser d'emblée tous les paramètres
d'un livre, et de se lover dans la figure de l'auteur pour
en suivre pas à pas le cheminement créatif 1.
Se posant en créateur presque
invisible d'un texte déjà créé,
Walter Weideli est ainsi un passeur par excellence, qui a
su faire communiquer les littératures sans s'imposer.
Ici, juste une signature marque la présence du passeur
discret : WW.
- Walter Weideli, vous avez longtemps
vécu à Genève et avez exclusivement traduit
de l'allemand vers le français. Quels sont vos rapports
avec ces deux langues ?
- Je suis né à Genève,
mais mes deux parents étaient germanophones ; mon père
parlait le suisse allemand, ma mère l'allemand. En
famille, nous parlions tantôt l'allemand, tantôt
une sorte de zurichois. Plus tard, l'école puis la
études m'enracinèrent dans la culture genevoise
; les discussions entre amis et dans la famille se déroulaient
de plus en plus en français, langue qui devint ainsi
rapidement ma langue active. Ce n'est en définitive
qu'à l'université que l'allemand m'est apparu
comme une langueà part entière, non plus un
simple instrument pour communiquer, mais un moyen d'expression
élaboré et subtil. Cette conception de l'allemand
m'est restée grâce à la traduction et
aussi parce que, travaillant au Journal de Genève,
j'ai pu entretenir des contacts avec des journalistes et écrivains
suisses allemands.
- Quand on considère votre
parcours, on remarque que votre engagement pour la littérature
s'est situé à plusieurs niveaux : critique,
écrivain traducteur. Vous avez aussi travaillé
pour Pro Helvetia et la Société des auteurs
compositeurs dramatique (SACD). Quels liens faites-vous entre
ces différentes activités ?
- Economiques d'abord. Je ne pouvais
pas supporter qu'un patron parle à un auteur comme
à un minus et lui propose des prix minus ! Donc, je
me suis battu autant à la SACD qu'à Pro Helvetia
pour que cette situation change. Je me souviens que les Éditions
de l'Age d'Homme avaient fait une collection de poche d'auteurs
suisses. En voyant le dossier, j'étais à l'époque
à Pro Helvetia, j'ai fait remarquer que les auteurs
ne gagnaient rien alors qu'en France ils touchaient au moins
5%. On m'a répondu que les écrivains étaient
déjà assez fiers d'être édités
en livre de poche sans qu'on les paie pour ça. Dans
chaque domaine dans lequel j'ai travaillé, j'ai essayé
de favoriser le travail des écrivains et d'améliorer
leurs conditions de vie. Je ne suis pas certain d'avoir eu
beaucoup d'impact... au moins aurai-je essayé.
- A ce propos, vous avez quitté
la Suisse alors que vous vous y étiez extrêmement
engagé. Pour quelles raisons ?
- Il est vrai que je suis venu m'installer
en France, à Sainte-Innocence, quand les affaires marchaient
bien. Je traduisais, j'étais joué, je travaillais
à Pro Helvetia et à la SACD, et tout à
coup, j'ai eu envie de partir. Pour beaucoup de raisons. D'abord,
on voulait me mettre dans toute une série de comités.
C'est la manie suisse : quand on a trouvé un gras qui
sort un peu de l'ordinaire, on le met partout. Je me suis
dit que ce n'était pas essentiel et que je ne voulais
pas rester des années dans des institutions qui changeaient
énormément... et pas nécessairement dans
le sens que j'espérais. Enfin, ma femme et moi avions
découvert cette maison à Sainte-Innocence. Pour
nous, c'était idyllique, un coup de foudre ! Comme
traducteur, je n'étais pas lié à un lieu
de travail. L'occasion était unique pour prendre des
distances par rapport à l'atmosphère qui régnait
en Suisse.
- Comment en êtes-vous venu
à la traduction ?
- A vingt ans, j'ai traduit le texte
de Novalis Die Christenheit oder Europa. J'étais
convaincu que je n'aurais aucune peine à trouver un
éditeur pour publier cette traduction. Il n'en fut
rien, évidemment. Brecht a eu le même effet sur
moi. J'ai alors traduit Puntila sans plus de résultats...
J'ai bien traduit quelques textes pour le Journal du Genève,
mais c'est surtout après avoir quitté mon activité
journalistique, donc à partir de '69, que j'ai traduit
des oeuvres plus longues, comme celles de Herbert Meier, Robert
Walser ou Dürrenmatt. Surtout, c'est là que j'ai
décidé de vivre de mon activité de traducteur.
La transition s'est faite très
vite. J'avais quitté le Journal de Genève
pour des raisons politiques. Les responsables m'avaient laissé
une totale liberté pendant des années. On m'avait
bien averti de faire attention à ce que je disais et
écrivais : j'étais un journaliste de gauche
dans un journal de droite. Après que ma pièce
Un banquier sans visage fut jouée à Genève,
ils ont décidé de me virer. Ils ne l'ont pas
fait parce que cela aurait fait de moi un martyre. Toujours
est-il que, quand j'ai écrit un article sur un écrivain
castriste, ils l'ont immédiatement retiré et
ils ont exigé que je leur soumettre tous mes futurs
articles. Ils savaient que je n'accepterais pas ces nouvelles
conditions et m'ont ainsi poussé à la démission.
Quoi qu'il en soit, une fois, l'annonce
de mon départ faite, le quotidien La Suisse
s'est immédiatement jeté sur moi pour faire
la nique au Journal de Genève. Ils m'ont demandé
de faire un interview de Dürrenmatt et c'est lors de
cet entretien que Dürrenmatt m'a demandé de traduire
ses oeuvres. C'est comme ça que je suis devenu traducteur
"professionnel", pour ainsi dire.
- Pourquoi avoir principalement
traduit des auteurs suisses ?
- Pour Dürrenmatt, tout est parti
de cet entretien dont je viens de parler. La chose, s'est
donc faite très naturellement et un peu par hasard...
En ce qui concerne les autres auteurs helvétiques,
les raisons étaient principalement d'ordre économique.
Evidemment, étant donné que je voulais vivre
de mon travail de traducteur, je ne pouvais plus commettre
les erreurs naïves que j'avais faites en traduisant Novalis
et Brecht. Je ne traduisais un livre que si on me le demandait,
et, bien sûr, quand c'était convenablement payé.
Je ne voulais pas courir le risque de traduire et de ne pas
être publié. La publication d'auteurs suisses
bénéficiait d'un soutien important de la part
de Pro Helvetia, sans lequel même un Dürrenmatt
à ses débuts n'aurait jamais passé la
barrière linguistique. Plus tard, la Collection ch
a joué un rôle analogue, mais j'en ai moins bénéficié
parce que toute une nouvelle génération de traducteurs
a repris le travail. Toujours est-il que le soutien de ces
institutions a permis de décharger financièrement
les éditeurs qui publiaient des auteurs suisses et
j'en ai moi-même profité.
J'ai quand même pu choisir certaines
oeuvres. C'est le cas notamment de L'homme à tout
faire de Walser. J'en avais déjà parlé
dans le Journal de Genève alors qu'il était
encore peu connu en Suisse romande. J'ai soumis le projet
à l'éditeur romand et à celui qui avait
publié le texte allemand et tout le monde a été
d'accord. Si je parle de ça, c'est qu'il s'agit probablement
de la traduction qui m'a le plus marqué. Bien sûr,
vous subissez toujours l'influence de ceux que vous traduisez.
Mon style s'est à chaque fois enrichi d'une sensibilité
supplémentaire. Mais Walser a été pour
moi exceptionnel. L'Homme à tout faire est d'une
formidable spontanéité et ça m'a ouvert
de nouveaux horizons. J'étais marxiste, j'avais vu
l'effondrement de la révolution hongroise, de la révolution
tchèque... Je ne savais plus exactement où j'en
étais. Je trouvais alors chez Walser un esprit totalement
ouvert, une capacité naïve d'accepter ce qui lui
arrive.
Il m'en est venu une philosophie et
c'est pour ça que je tiens beaucoup à cette
traduction. Je ne l'ai jamais relue mais ça a été
une moment marquant dans mon existence. Je me souviens d'un
moment : il faisait gris, j'étais en train de traduire
"es schneit" et, en levant les yeux, je voyais la
neige qui tombait... c'était magique.
- Votre travail de traducteur a-t-il
transformé votre rapport à la langue ?
- Oui. En particulier mon rapport à
l'allemand a changé. Avant que je traduise, l'allemand
était une langue que j'utilisais simplement pour communiquer
avec certaines personnes de mon entourage. Elle m'étais
utile simplement pour parler, mais sans que j'en aie une réelle
conscience. C'est cet aspect qui changea plus tard. De langue
que je parlais, l'allemand est devenu la langue que
je traduisais ; quelque chose, si je puis dire, de
plus sacré...
- Et ce travail a-t-il eu une incidence
sur votre conception de la littérature ?
- Oui, absolument. Sur la lecture plus
particulièrement. Voyez-vous, c'est une chose importante
: je n'ai jamais lu un livre avant de le traduire. Jamais.
Lire un texte avant d'en rédiger la traduction m'embêtait.
Si vous lisez un livre à l'avance, vous vous faites
déjà une idée avant d 'être mêlé
à la matière du langage. En ce qui me concerne,
je voulais refaire le chemin de l'auteur, marcher dans ses
traces. Je suivais ses hésitations, retrouvais ses
difficultés, les moments forts, les moments faibles.
Je découvrais ainsi un livre à mesure que je
le traduisais, et ceci transforme totalement votre rapport
au texte.
Quand je traduisais, je prenais le
rythme de l'auteur. Je crois que je prenais presque autant
de temps pour traduire que l'auteur pour écrire. Je
lisais et traduisais une phrase après l'autre et à
chaque fois un problème se posait. A chaque ligne,
vous devez penser aux mots que vous avez lus. Vous ne pouvez
plus vous contenter d'une lecture habituelle, superficielle.
Traduire une phrase me fait pénétrer les richesses
de la langue beaucoup plus qu'une lecture normale. Et pas
seulement les richesses. Il faut être sensible et reproduire
ce que j'appelle le "halo des mots". Peu de traducteurs
y parviennent. Il s'agit de sentir le mot allemand, le sentir
avec toutes ses significations, ses nuances. C'est à
ce moment que l'on sent son rapport avec les autres mots.
Sentir ces choses-là est peut-être le principal
bénéfice du traducteur bilingue.
Pour en revenir à la question
de la lecture : aujourd'hui je lis bien du Goethe de temps
à autre. Mais les auteurs que j'ai traduits, je les
laisse de côté. Quand j'ai fini de traduire un
auteur, si je n'ai pas une autre traduction à faire
de lui, je l'oublie, je ne le lis pus...
- Pourquoi ?
- Je me demande pourquoi... Vous savez,
j'ai été longtemps économiquement dépendant
de la traduction. Il ne faut pas oublier que je vivais de
ce métier. Quand vous êtes obligé de consacrer
huit heures par jour à votre travail de traducteur,
quand vous devez respecter des délais souvent serrés,
vous n'avez pas le temps de lire autre chose.
Mais il y a peut-être une autre
raison qui touche à ce que nous venons de dire. Comme
je traduisais à mesure que je lisais, chaque auteur
me faisait découvrir de nouveaux horizons. Pendant
le temps que durait la traduction, j'intégrai totalement
un nouveau regard : je pensais comme Dürrenmatt ou je
pensais comme Walser. Je m'oubliais. Je ne pouvais pas écrire
et traduire en même temps, car la traduction est déjà
un travail d'écriture. Traduire et écrire, c'est
la même chose. Du coup, il y avait une interférence.
J'ai vraiment vécu mon travail de traducteur comme
un écrivain qui est libéré du souci de
l'invention et peut ainsi se concentrer sur l'écriture
elle-même.
- A propos du rapport entre auteur
et traducteur, dans les textes que vous avez consacré
à votre travail de traducteur apparaît un souci
constant de laisser la figure de l'auteur intacte et de vous
placer en retrait...
- En fait, quand je traduis, je disparais
en tant que Walter Weideli. Je n'ai pas envie qu'un lecteur
qui lit mon texte ait l'impression que c'est une traduction.
J'accorde beaucoup d'importance à l'écriture.
Je veux être fidèle et arriver à une telle
perfection d'écriture que le lecteur pense que l'oeuvre
est en français. J'ai remarqué tardivement,
en discutant avec des étudiants, que l'élément
moteur de mon travail était la musique. Je sens d'abord
quelque chose de musical que je dois rendre. Mais il est vrai
que je dois moi-même m'effacer pour laisser parler l'auteur.
C'est un état de grâce qui dure le temps de la
traduction. Il y a une jouissance particulière que
j'ai surtout ressentie en traduisant Walser. Et il y a une
sorte de vibration de satisfaction au moment où l'on
trouve le mot juste.
- Comment évaluez-vous votre
contribution à la littérature suisse ?
- Je ne suis sûrement pas à
même d'en juger. J'ai en tout cas toujours essayé
de faire de mon mieux, quelle que soit l'activité.
Finalement, j'espère avoir aidé à créer
des échanges à chaque fois : par mes articles,
des rencontres et, bien sûr, par la traduction.
1. Cette façon de procéder
n'est pas aussi rare qu'on pourrait le croire, Colette Kowalski
et Etienne Barilier, par exemple, procèdent de la même
manière. Voir par exemple à ce sujet l'entretien
entre Colette Kowalski et Isabelle Rüf, "Traduire,
comme d'autres jouent aux billes..." dans Feuxcroisés
n°4, p. 210; et l'entretien entre Etienne Barilier et
Isabelle Rüf, "Les harmoniques du sens", Feuxcroisés
n°5, p. 224.
Arno Renken
Extrait de
- N°6
Page créée le 09.03.05
Dernière mise à jour le 14.01.10
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