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Agota Kristof
« Tout être humain est né pour écrire un livre, et rien d’autre. »

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   Introduction de Marie-Thérèse Lathion


L'œuvre sidérante d'Agota Kristof a rejoint les classiques de la littérature du XXe siècle – sa fameuse Trilogie des Jumeaux notamment – imposant son monde hors norme, obsédé par la violence, la nostalgie de l'enfance et de sa toute puissance, l'effroi de la perte des origines, le mensonge des mots et l'implacable noirceur de la vie. Souligne-t-on le pessimisme absolu de son œuvre, la réplique fuse, imparable : « un livre, si triste soit-il, dit-elle, ne peut être aussi triste qu'une vie » ( Le Troisième Mensonge ).

Née en 1935 à Csikvand, à la frontière austro-hongroise, Agota Kristof a neuf ans lorsque ses parents s'installent à Köszeg qui deviendra la ville du Grand Cahier. Après une enfance dure et forte mais heureuse, elle connaît un premier exil lors des années d'internat et obtient un bac scientifique. En 1956, lorsqu'elle fuit la Hongrie envahie par les troupes soviétiques, c'est une jeune femme de vingt et un ans qui, dans l'urgence, son mari étant politiquement menacé, quitte tout, n'emmenant avec elle que son bébé de quelques mois et des dictionnaires. Elle pensait se fixer en Autriche ou aux Etats-Unis : le destin en décidera autrement et c'est à Neuchâtel et en français qu'elle vivra et créera son œuvre dérangeante et magnifique. Car la fugitive est un écrivain, débutant, certes, mais qui, déjà, doit faire le double deuil d'une œuvre lyrique dont les manuscrits sont abandonnés en Hongrie, perdus à tout jamais, et d'une langue maternelle, le hongrois, sienne pour un temps encore, avant d'être « vampirisée » par le français, langue de son œuvre future.

Agota Kristof a dit dans L'Analphabète (2004, textes de 1989/90) son étrange parcours : la fillette ivre de lectures et d'histoires dès ses quatre ans, la rupture du « fil d'argent de l'enfance » dans ses années d'internat, l'adolescente qui écrit des poèmes et tient un journal codé, la violence de l'exil, la perte de la langue première, l'horreur de se constater « analphabète » devant les nouveaux mots d'une nouvelle vie, l'éreintement d'un travail d'usine qui permet de survivre, la nostalgie torturante d'une autre vie qui aurait pu – qui aurait dû – se dérouler « heureuse peut-être », mais – surtout et au-delà de tout – la foi sèche et passionnée dans l'écriture de celle qui affirme : « Ce dont je suis sûre, c'est que j'aurais écrit, n'importe où, dans n'importe quelle langue » . Ce sera le français qu'elle a pu approfondir grâce à une bourse de l'Université de Neuchâtel. Ses premiers textes français, du théâtre et des nouvelles, ne paraîtront que bien plus tard, de 1993 à 2007 pour le premier ( L'Épidémie ; Un rat qui passe ; La Clé de l'ascenseur et autres pièces ; Le Monstre et autres pièces) et 2005 pour les secondes ( C'est égal) . En 1986, alors qu'elle est une parfaite inconnue sur la scène littéraire, le Seuil publie son premier roman, Le Grand Cahier, qui lui vaut un succès mondial et entraîne ses « suites », La Preuve en 1988 et Le Troisième Mensonge en 1991. Agota Kristof s'attache un lectorat à la fois envoûté, subjugué et dérouté par son style au minimalisme revendiqué, bannissant toute fioriture pour ne rendre que la substance vive des actes.

L'écriture, pour elle, bien plus que pure construction esthétique ou rapport affectif à une langue, relève d'une éthique, et la plus dure et contraignante qui soit, celle de l'objectivité parfaite des faits. Agota Kristof se méfie profondément de ce qu'elle appelle « le mensonge des sentiments » (voir son entretien avec S. Bimpage dans la Tribune de Genève du 22.10.2001) , allant jusqu'à récuser ses premiers poèmes, composés en hongrois, « pleins, dit-elle, de sensibilité et de mots magnifiques ». On se souvient – c'est sans doute l'art poétique de celle qui n'aime guère les théories – de la « Leçon de composition » des Jumeaux : « Les mots qui définissent les sentiments sont très vagues ; il vaut mieux éviter leur emploi et s'en tenir à la description des objets, des êtres humains et de soi-même, c'est-à-dire à la description fidèle des faits » . L'œuvre d'Agota Kristof, du reste, est hantée par l'écriture et sa mise en abyme. On ne compte plus les figures obsédées par l'écrit, sa tentation ou son refus : Lucas et Claus et leur Grand Cahier , bien sûr, pulvérisé par la réalité du Troisième Mensonge , mais aussi le petit Mathias de la Preuve qui se suicidera après avoir détruit son journal, ou Victor, le libraire, proclamant une œuvre qui ne sera qu'un mime pathétique et dérisoire, le menant à l'assassinat.

En 1995, après un silence de quatre ans, Agota Kristof fait paraître Hier, le plus autobiographique de ses romans, dit-elle, chronique mi-narrative mi-onirique d'un exil insoutenable et d'une écriture abandonnée. « Sans écrire, je me sentirais complètement inutile » ( Le Matricule des anges , numéro 14, 1996, p. 21) affirmait-elle peu après, en 1996. Pourtant, moins de dix ans plus tard, c'est par un constat fataliste et lassé qu'elle vient contredire son assertion première : « Tout m'est égal maintenant, même l'écriture   » (elle s'exprime en ces termes dans Le Magazine littéraire , numéro 439, 2005, p.96) . Comme si la réalité de l'auteur rejoignait, dans une ironie douloureuse, la conclusion déprimée de Tobias, le héros de Hier : « Je n'écris plus .  »

Paraissent pourtant de nombreux textes issus des intenses années 1970/1980 et le public découvre, en 2004, le récit autobiographique de L'Analphabète au succès immédiat, mais dont, étonnamment, son auteur se distancie irrémédiablement ; les surprenantes nouvelles de C'est égal, en 2005, entre humour grinçant, sourde mélancolie et lassitude. Un recueil de théâtre paraît en 2007, Le Monstre et autres pièces, puissantes dénonciations des vices politiques, écologiques ou sociaux d'un monde qu'Agota Kristof réprouve et auquel elle n'oppose plus, désormais, qu'un nihilisme aussi total que serein.
« Il faut du courage pour écrire certaines choses » disait-elle. Probablement aussi pour les taire.

 

  Entretien

 

« Maintenant je n'écris plus ».
Agota Kristof entre ses souvenirs, ses conflits et ses promesses d'écriture.

Propos recueillis par Erica Durante

Agota Kristof, pourriez-vous nous dire comment est né le projet de La Trilogie  ?

Tout au début, quand j'ai commencé ce qui, par la suite, est devenu Le Grand Cahier , je voulais écrire mes souvenirs d'enfance, pour mes enfants, la dernière année de la guerre, en 1944, où nous avons déménagé dans cette ville, puisque, avant, on habitait dans un petit village. J'ai commencé à écrire non pas sous forme de roman. Je voulais plutôt écrire des nouvelles où les personnages étaient toujours les mêmes. Et comme pendant mon enfance j'étais tout le temps avec mon grand frère, Jano, avec lequel je n'avais qu'un an d'écart, j'ai écrit « nous » au lieu de « je ». Au début, les personnages n'étaient pas des jumeaux, mais comme je trouvais très difficile d'écrire toujours « mon frère et moi », parce que c'était trop lourd de dire tout le temps, « mon frère dit ça, moi je dis ça », j'ai tourné ça en « nous  »  : « nous, nous faisions… ». C'est en écrivant que le projet s'est élargi . La rédaction du Grand Cahier , a entraîné une nécessité d'écriture implacable . C'est ainsi que le projet de La Trilogie s'est mis en place. Je ne pouvais plus arrêter d'écrire . Je ne pouvais pas passer à autre chose, les jumeaux étaient dans ma tête, et j'ai continué. J'étais trop dans les personnages. Ainsi, j'ai poursuivi sans m'arrêter jusqu'au Troisième Mensonge . C'est à cela que je pense quand je dis que l'écriture est suicidaire ; parce qu'elle nous met dans un état dépressif, au point que l'on ne pense qu'à cela. On ne vit pas la vraie vie, on vit avec ce qu'on écrit. Au fil du temps, l'écriture est devenue pour ainsi dire moins autobiographique, même si beaucoup de choses restent autobiographiques. J'ai commencé à écrire des faits dont j'avais entendu parler, ou que je connaissais parce quelqu'un les avait vécus. Mais j'ai beaucoup inventé. Tout n'est pas vrai.

La genèse de La Trilogie est-elle représentative de vos habitudes de création ?

D'habitude, quand je commence à écrire, il y a souvent un bout d'histoire. Dans le cas de La Trilogie , ce fragment initial était lié au passé. Mais ce n'est pas toujours le cas. Au début, il y a quelque chose qui est là, et qui se donne à moi. J'y pense en faisant autre chose. Ainsi, quand je commence à écrire, c'est déjà fait dans ma tête. J'écris d'abord à la main. Ensuite, je retape tout à la machine pour voir de façon plus claire ce que j'ai trop griffonné à la main . C'est comme le montage d'un film, parce que, souvent, je ne commence pas au début, mais plutôt au milieu ou à la fin de l'histoire. Je n'écris jamais les chapitres les uns après les autres. Il arrive un moment (et c'est là que j'utilise la machine) où je dois arranger tout cela. C'est aussi un grand travail : le plus grand travail. C'est là que ça devient une histoire plus suivie.

Croyez-vous avoir trouvé un style, votre style, dans La Trilogie  ?

Le Grand Cahier est un livre très court et j 'ai mis au moins trois ans pour l'écrire, tellement je devais corriger tout le temps. Quand je trouvais un adjectif qui sonnait faux, il fallait le changer tout de suite. Réduire au plus important, et objectivement. Je ne supportais plus ces belles phrases qui étaient celles de mes poèmes. Je ne pouvais plus écrire comme ça. J'ai donc beaucoup cherché , parce que, dans mes pièces de théâtre, les phrases sont plus élaborées. Mais j'ai déjà dit plusieurs fois que c'est un peu une imitation de mon fils, qui écrivait les devoirs pour l'école. Je lisais ça, son style a été très déterminant pour moi. Il écrivait à peu près comme moi dans La Trilogie .

Vous êtes-vous jamais censurée ?

Non, justement, j'aurais dû, un peu, peut-être. Maintenant, je me censurerais. Prenons, par exemple, Le Troisième Mensonge  : on l'a corrigé avec mon éditeur. Il est venu chez moi à Neuchâtel, on a passé deux jours à tout revoir. Là, il y avait des corrections. Il y en avait aussi dans le premier roman, mais il les a faites seul : c'était des fautes de français. J'ai demandé s'il ne fallait pas enlever le chien, Bec-de-Lièvre : « non ! ça marchera très bien » ! […] Moi, je trouvais que c'était trop…  

Comment réagissez-vous à ces lecteurs qui disent qu'ils n'arrivent pas à terminer La Trilogie  » ?

Ça m'est égal. Je sais et je comprends que tout le monde n'ose pas lire ce texte à des enfants, même si j'ai des amis qui l'ont fait lire à leurs enfants de quatorze ans. Dans les établissements scolaires, ce sont surtout les parents qui protestent. A Genève, par exemple, les parents ont porté plainte au Grand Conseil parce que les enseignants amenaient les élèves voir une adaptation théâtrale du Grand Cahier . Les parents étaient scandalisés. Pourtant, le comédien était complètement seul, il racontait, sans bouger, sans faire des gestes. C'était un monologue. Pourtant, les parents ont porté plainte jusqu'au Grand Conseil, mais ça n'a rien donné. Le livre n'a pas été interdit.

Vous n'avez rien écrit d'autre pendant que prépariez La Trilogie  ?

J'ai écrit quelque chose, je ne sais pas entre lequel des deux livres, qui m'a complètement coupée de l'écriture de La Trilogie . On m'avait proposé de rédiger des articles pour la revue Du . Chaque mois, j'écrivais un texte, mais je n'avais jamais pensé les éditer. Je ne les aime pas du tout. Mais quelqu'un a trouvé que ces textes avaient été traduits en allemand, alors que je les avais écrits en français. C'est à ce moment-là qu'on m'a demandé de les publier. J'ai dit que ça m'était égal. Il en existe maintenant plusieurs traductions, que je n'aime pas. D'ailleurs, on va bientôt en éditer une autre, en hongrois. Ça m'agace. Je n'aurais pas voulu. J'ai honte devant mes amis hongrois de ce livre. Ça aurait dû être évité. S'il y a quelque chose dont je me repens, c'est bien de L'Analphabète . C'était une œuvre de commande. Je devais penser tout le mois à ce que je pouvais y inclure, et je laissais la littérature de côté, parce que pour moi, L'Analphabète , ce n'est pas de la littérature, c'est du mauvais journalisme. C'est autobiographique. Avant, pendant très longtemps, j'ai écrit un journal. Je l'ai gardé pendant longtemps, parce que je voulais le relire, mais ça m'énervait. Finalement, je n'ai pas relu, j'ai tout jeté. Maintenant, je n'écris plus de journal .

Vous ne souhaitez pas que vos poèmes en hongrois soient traduits en français ?

Non, pas maintenant. Peut-être que je le ferai une fois, mais, en règle générale, je n'aime jamais ce que j'ai écrit avant. La Trilogie … ça va encore ; mais le reste… je préfère ne pas y penser. Mes nouvelles, celle de C'est égal , par exemple, je ne sais pas du tout quand je les ai écrites. Je sais, en revanche, que c'était à partir des poèmes que j'avais composés auparavant en hongrois. J'ai essayé de les traduire en français . C'était pour moi plutôt une tentative de les traduire en français, mais en prose, avec beaucoup de changements. C'est tellement vieux… c'était mes premières choses écrites en français, ces petites nouvelles, mais je ne les ai pas prises au sérieux, c'était presque un jeu, pour voir comment ça ferait en français. Peut-être que je vais le refaire une fois, mais je n'aime jamais ce que j'ai écrit avant.

Cette circulation dans l'écriture qui d'un texte amène à un autre, on la retrouve aussi dans les brouillons d' Hier , où apparaissent deux poèmes en hongrois, qui semblent avoir une incidence dans la genèse du roman…

Vous pensez à «  Vàrtalak » («  J'attendrai  » ) et à «  Nincsmiért jàrdàt cserélni  » («  Il n'y a pas de raison de changer de trottoir » ) . Oui. Moi, je peux puiser dans mon écriture ce que je veux, mais pas dans celle de quelqu'un d'autre . C'est très brouillon ce que je fais. Quand je commence à écrire, je ne sais pas si j'ai déjà parlé de ça, si j'ai déjà pris le sujet de cette nouvelle dans les romans ou dans les autres récits, je ne sais plus du tout… C'est à moi de toute façon ! J e viens de recevoir un livre d'un hongrois. C'est un vrai plagiat du Grand Cahier . L'auteur a tout pris : le contenu, mais aussi le style et la situation de quelqu'un qui arrive dans une ville, et, à la fin, traverse la frontière. J'en ai été très fâchée. Il m'a téléphoné pendant des heures, pour m'expliquer que ce n'était pas vrai. Il m'a dit : « mais on vous a quand même comparée à Ionesco ». J'ai dit : « ça c'est possible, mais pas tellement ». J'ai raconté à mon frère, Attila, qui est journaliste et écrivain, que j'avais trouvé un livre qui m'imitait. Il a acheté le livre, et il était mort de rire, tellement c'était frappant que c'était Le Grand Cahier .

Hier est le seul de vos textes à avoir été adapté au cinéma…

Oui. Le film est très mauvais . Le metteur en scène, un Italien, a décidé d'appeler le personnage du mari « Kristof ». Il aurait pu trouver un autre nom. Je trouve que ça a vraiment fait rater le film. Ensuite, il a décidé que toute l'action devait se dérouler en République Tchèque, où il a tourné des passages du film, dont les personnages principaux sont aussi des Tchèques. Mais, surtout, il a entièrement changé la fin. Il a opté pour un happy end , parce que les gens aiment ça. Pourtant, on a parlé pendant des heures, ici, chez moi. Le film vient de passer à la télévision en Suisse, je ne le savais même pas .

Récemment, les Editions du Seuil ont publié Le Monstre, L'Epidémie, La Route et L'Expiation , quatre de vos pièces inédites, qui avaient été déjà mises en scène au théâtre…

Je me souviens de ces pièces. J'en ai écrit beaucoup plus que celles qu'on a déjà publiées ou que l'on publie aujourd'hui, et j'en ai donné seulement neuf au Seuil. J'étais moi-même étonnée, parce qu'on me les envoyait pour correction. Mais je n'allais plus y revenir. Celle qui me plaisait beaucoup, c'était La Route . Je trouve qu'on devrait en faire un film. Ça a été joué au théâtre avec un très bon metteur en scène, c'était vraiment bien. C'est le même metteur en scène qui a joué Le Monstre . Les deux autres, je les aime moins. Mais La Route , c'est vraiment mieux. C'est une pièce écologique ! Mais il y a longtemps que j'ai écrit ça. C'est maintenant qu'on commence à se réveiller contre les voitures. J'ai toujours été contre .

A propos de l'époque des pièces, pouvez-vous nous raconter l'histoire de Zaik ?

Tout cela est très vieux. Je ne voulais pas prendre le nom de mon ex-mari, je le déteste, et puis, parce que, même encore maintenant, on me dit : « Agatha Christie », ça ressemblait trop. Zaik, c'était le nom de famille de ma grand-mère maternelle. Elle s'appelait Maria Zaik, elle était tchèque. J'ai pris Zaik, mais je n'ai pas pris Maria. Souvent, j'écrivais même Zaik Kristof, comme si Kristof était un prénom, Kristof Zaik. Je voulais même pour Le Grand Cahier signer Zaik, mais l'éditeur disait que c'était compliqué, et n'a pas voulu.

Et ce projet dont vous parlez rarement, Aglaé dans les champs  ?

C'est encore ici, ce n'est pas aux Archives, mais ce n'est pas fini. Je l'ai commencé dans plusieurs cahiers, et, je ne sais pas, il y a eu un blocage, parce que j'ai écrit pas mal, mais toujours la même scène (ce n'est pas du théâtre, mais j'appelle ça une scène). Un même truc, mais je n'avançais pas, je ne savais pas continuer. Dans ma tête, je l'avais, mais ça ne marchait pas. J'étais totalement découragée. Mais j'ai même écrit la fin, plusieurs fois. Et surtout le début, plusieurs fois. Aglaé dans les champs devrait être un roman. Une autre histoire de frères et sœurs, dans les champs. C'est ce que je racontais dans L'Analphabète , quand je disais à mon frère qu'il avait été trouvé dans les champs . Dans le roman, il s'agirait plutôt de la petite fille, qui était moi. Une fille très amoureuse de l'ami de son père, le pasteur du village. Et puis ça, c'est vrai : je veux dire que c'était mon premier amour, c'était le meilleur ami de mon père. Il y avait deux intellectuels dans le village : l'instituteur et le pasteur. Et puis le pasteur n'était pas encore marié, à l'époque où j'étais amoureuse de lui, à l'âge de six ans à peu près. Il venait manger chez nous, en pension, parce qu'il n'avait pas de femme, et ma mère était une très bonne cuisinière. Alors, il venait tous les jours chez nous. Et puis, même quand mon père était mobilisé pendant la guerre, le pasteur ne l'était pas, il était toujours là, donc je l'ai vu plus que mon père. Puis, il m'aimait beaucoup, il me disait des choses très gentilles, qu'il allait m'épouser quand je serais plus grande. Et j'y croyais ! Il était jeune. Au moins dix ans de différence ; non, plus. Et puis, tout d'un coup, il s'est marié, et ça m'a fait un choc. Je me suis dit que si même un pasteur ment comme ça, qu'est-ce que ça doit être les autres hommes ? Ça a duré vraiment longtemps. On est partis de ce village, et je suis retournée très tard en Hongrie quand j'étais déjà en Suisse. J'avais quarante ans quand je l'ai revu, mais c'était immédiatement le même amour. Mais lui aussi. Je lui ai dit que quand j'étais petite, je l'aimais beaucoup. Il m'a dit : « je sais, je sais ». Mais il est mort maintenant. J'ai beaucoup correspondu avec sa femme, qui m'a écrit justement qu'il était mort. Et elle m'a dit que j'étais la préférée de son mari. Et d'ailleurs leur première fille me ressemble, alors, là, j'avais beaucoup d'imagination, parce que j'imaginais que j'étais peut-être sa fille à lui, et non pas à mon père…

Qu'est-ce qui vous a amenée à déposer vos manuscrits aux Archives Littéraires Suisses ?

C'était une amie écrivain qui me l'a suggéré ; c'est même elle qui leur a téléphoné à ma place. Elle est morte maintenant. Mon appartement était envahi de papiers, c'était l'horreur. Je ne me retrouvais dans rien du tout, tout était mélangé, les lettres, les pièces, les romans… J'ai aussi déposé aux Archives quelques-uns de mes livres, ma machine à écrire et mon dictionnaire hongrois-français. Je garde ici quelques manuscrits qu'il faut encore que je trie. Ce sont des adaptations, des choses comme ça, que je dois classer. Ensuite quelqu'un des Archives passera les chercher.

Pourquoi avez-vous gardé vos brouillons ?

Dans la mesure où, dans les brouillons, il y a souvent des choses que je n'ai pas finies, et que je pourrais peut-être reprendre, retravailler. En tout cas, c'était comme ça avant. Maintenant, je n'en ai plus du tout envie.

Vous aimez que vos manuscrits soient étudiés ?

Oui, ça me met de la joie. Surtout dans la mesure où j'ai liquidé mes mémoires, mon journal. Tout le reste, je m'en fiche. En plus, c'est tellement facile de tout avoir déposé… Si on me demande des choses du passé, je dis : « Adressez-vous aux archives de Berne ! ». Je ne dois rien chercher.

Souhaitez-vous que je vous envoie le texte de notre entretien une fois qu'il sera transcrit ?

Oui, je le lirai et l'enverrai aux Archives !

Neuchâtel, le 5 avril 2007

[Cet entretien a été réalisé dans le cadre de la parution du premier numéro de Recto/Verso. Revue de jeunes chercheurs en critique génétique , publié en ligne en juin 2007. Un article sur Agota Kristof, commentant ces différents propos, et un témoignage du conservateur du fonds Kristof aux Archives Littéraires Suisses sont accessibles sur le site web de la revue, à l'adresse : http://www.revuerectoverso.com , dans la rubrique « Rendez-vous »].

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