Grisélidis Réal (1929-2005) |
« Je vous embrasse, j'ai fait [en écrivant cette lettre] mon " travail " de l'aube, cette nouvelle aube, si pareille et si terrible qui me donnera peut-être une liberté… laquelle ? Je dis OUI. // Je dis oui à cette aube blafarde, oui aux oiseaux encore endormis, oui aux fleurs, oui à l'herbe, à la terre, à la lumière du jour. // Oui aux larmes, OUI à la douleur. // Il n'y a que vous à qui je le dis. » C'est le 8 mai 2005, à trois semaines de sa mort, que Grisélidis Réal, prostituée et écrivain, atteinte du cancer, adresse ces phrases à Jean-Luc Hennig, destinataire unique des deux épais volumes de correspondance parus à ce jour.
L'écriture prend une place essentielle dans ces dernières années de vie. Elle est pourtant toujours restée au deuxième plan dans le regard du public, qui a surtout entendu à la radio, à la télévision et dans la presse la militante charismatique, pleine de prestance et douée d'humour. Grisélidis Réal a d'ailleurs soutenu son combat pour la dignité et la liberté des prostitués jusqu'à l'épuisement de ses dernières forces avec un panache impressionnant : « une vieille Pute ne baisse jamais pavillon » ; et « une Tzigane garde la tête haute, elle rira, chantera, dansera jusqu'à son dernier souffle, en hommage à la vie et à la MORT, et par amour pour tout » . Mais la prostituée n'a cessé d'évoquer dans sa correspondance son désir d'écrire comme une aspiration profonde, vitale même, et inassouvie. La Révolution, comme elle appelait sa lutte intransigeante (« L'honnêteté d'une révolution est là : Pas de quartier »), la nécessité de gagner de l'argent à la fois pour vivre et pour militer, et aussi la volonté de refuser le moins de clients possible, d'accepter même ou surtout les plus misérables, et brutaux dans leur misère, ces ouvriers immigrés qui payaient le moins (« Qui s'en occuperait sinon ?»), et qui eux non plus « ne rigolent pas » dans leur travail, rendus fous par la solitude et l'éloignement des leurs (car « La Prostitution est un Art, un Humanisme et une Science », comme elle l'a souvent répété) : voilà ce qui l'empêchait, selon elle, de se consacrer autant qu'elle l'aurait souhaité à l'écriture. Ecrire, peindre, aimer, lire : ces verbes reviennent plus d'une fois côte à côte dans diverses combinaisons, pour « dire merde […] avec passion» à la souffrance passée, présente et à venir.
D'autres lettres manifestent en même temps une réserve certaine face à la « littérature », une méfiance pour tout ce qui ne ressortirait pas du vécu, et ne serait pas livré tel quel. Il est significatif que tous les livres de Grisélidis embrassent des genres où la subjectivité et l'expérience réelle s'affirment pleinement : la correspondance ( La passe imaginaire (1980-1991) et Les Sphinx (2002-2005), posthume), composée de lettres écrite pour la plupart avec la perspective de la publication; le document brut, avec le Carnet de bal d'une courtisane , où les prénoms et les habitudes des clients réguliers sont notés de manière simple, rapide et crûe, tels qu'ils figuraient sur le carnet d'adresse de la péripatéticienne; un récit autobiographique, Le Noir est une couleur , où la narratrice raconte son entrée en prostitution et en gitanerie dans une Allemagne marginale au commencement des années 1960 — un texte que l'on pourrait voir comme un roman, mais dont l'auteur elle-même a parlé par la suite comme d'un livre de souvenirs ; une poésie lyrique, enfin, en prise directe avec l'expérience personnelle de la prostitution ou de l'approche de la mort, publiée en partie seulement, notamment dans la plaquette A feu et à sang, et dans le livre-hommage Grisélidis Réal. La nuit écarlate ou le repas des fauves.
Les livres de Grisélidis Réal constituent ainsi une œuvre compacte, forte et cohérente, qui s'attache avant tout à témoigner au sens le plus fort de ce terme, et puise sa puissance et sa singularité dans une écriture extrêmement personnelle et libre. Cette langue traverse des registres crûs, lyriques, exaltés, violents, et soudain d'une délicatesse étonnante et magnifique. Les mondes que l'on habite dans ces pages flamboyantes (l'un des adjectifs qui reviennent le plus souvent dans les articles consacrés à la « catin révolutionnaire »), drôles, dures ou touchantes, irritantes parfois, sont des lieux de survie, des marges : du bordel munichois de Le Noir est une couleur à la clinique genevoise du CESCO (« Centre de soins continus ») où Grisélidis Réal écrit ses dernières lettres et ses derniers poèmes, en passant par un camp de rescapés tziganes en Allemagne. La prostituée écrivain s'y révèle à chaque paragraphe impressionnante de vitalité, impulsive, d'une ardeur de sentiment qui la rend souvent contradictoire ou injuste. « Nous sommes tous de lopins, écrivait Montaigne, et d'une contexture si informe et diverse que chaque pièce, chaque moment , faict son jeu. » Et Montaigne poursuivait : « Ce n'est pas tour de rassis entendement, de nous juger simplement par nos actions de dehors : il faut sonder jusqu'au dedans, et voir par quels ressors se donne le bransle ». Or justement, à mesure que le lecteur avance dans les pages d'un volume, et, s'il en prend le temps, d'un volume à l'autre, il a le sentiment d'approcher ce « dedans », ce « ressors qui donne le bransle », ce moteur comme on dirait aujourd'hui, et de s'attacher par une forme d'amour à la personnalité profondément aimante et blessée de Grisélidis Réal, en vérité très conséquente, capable de par sa vitalité d'une imposante loyauté envers elle-même. La soif inquiète d'affirmation, de vengeance souvent, d'amour surtout, l'ironie, la bienveillance, la férocité deviennent les différents éclats d'une même combustion. « Nos calcinations nous réussissent […]»
C'est une des dimensions fascinantes de cette putain populaire (l'expression est d'elle) que d'avoir passé sa vie à se donner sexuellement, mais aussi à se sacrifier (ce terme est d'elle lui aussi) à sa lutte civique, et surtout : à s'écrire, tout en affirmant fièrement l'impénétrabilité de son mystère. Car selon Grisélidis, la prostituée ne se donne pas («C'est moi, et ça n'est pas moi »). Les mille peaux qu'on lui arrache la laissent pantelante et écorchée, mais ne la mettent jamais à nu — ou alors elle en meurt, littéralement, à l'instar d'une collègue toxicomane à qui un bref texte est dédié. Et cette intimité profondément enfouie ne peut être appréhendée par personne qui ne se soit prostitué, écrit-elle dans La Passe imaginaire : « Prenez tous les films, les livres, les articles qui ont paru sur nous, et qui nous ont toujours trahies ! Même quand c'est nous qui parlions, même si c'étaient nos visages, nos corps, nos voix. Il y avait toujours cette part indicible de nous-mêmes, celle qui est en nous, invisible et masquée, protégée par tant de silences et de cuirasses, la chair à vif de l'âme que personne ne touche, qui donne à nos regards cet éclat de nuit dans le jour et qui échappe aux projecteurs comme un trou noir dans les étoiles ! Dans ce trou noir, vous le savez, sont effondrées toutes les souffrances, toutes les victoires, toutes les peurs, les colères, les espoirs, les dégoûts, les bonheurs que nous avons accumulés, comme un humus pour nous tenir en vie. C'est un puits noir en nous dont l'eau sécrète un goût qu'aucune journaliste ne peut boire, elles en crèveraient, de cet alcool de soufre et de sang ! »
La prostitution, la militance et l'écriture semblent alors agir de manière complémentaire, pour assouvir un ardent, un violent désir d'être là, pleinement : physiquement, sexuellement, publiquement, sentimentalement, mentalement. Et si les regards posés sur les prostituées ne peuvent deviner cette part enfouie, l'écriture de Grisélidis Réal nous apparaît (parfois même malgré elle) comme un chemin tracé par l'auteur pour en partager quelque chose. « J'écris pour me vomir telle qu'on m'a faite, j'écris pour me perpétuer telle qu'on m'a aimée et blessée, caressée et ressuscitée », écrit-elle dans un quotidien lausannois en 1971, encore à peu près inconnue, et Jean-Luc Hennig pose cette phrase en exergue à la correspondance des Sphinx. Que la blessure décisive remonte à l'enfance et à l'amour manqué avec sa mère, Grisélidis l'a dit elle-même, sur le tard, dans ses livres et dans un documentaire d'Israel Feferman au titre simple et troublant : Liens maternels dans la prostitution . Les parents et les origines de la narratrice brillent par leur absence dans le premier livre, Le Noir est une couleur . Mais les thèmes de l'enfance blessée et de l'amour maternel s'y profilent, difficilement encore, à travers le regard de la narratrice sur ses enfants, ou au détour de quelques phrases sur des clients aux demandes perverses — pour autant que dernier mot puisse être employé sans nuance morale. Ces thèmes se distillent ensuite au fil des années de manière de plus en plus personnelle et calme, jusqu'à prendre une place capitale dans certains textes de la fin.
Cette écriture, tantôt charnelle et incandescente, mordorée comme certains tableaux symbolistes, tantôt crûe, popu, celle d'une femme venue « d'un monde de brutalité, de soûleries, de fric et de bites, de mort parfois, de détresse » selon la formule de Jean-Luc Hennig, cette écriture tantôt douloureuse, tantôt euphorique, exultante, semble avoir parfois nécessité un travail plus conscient qu'on ne pourrait le croire au premier abord tant elle agit de façon directe, et parce que Grisélidis Réal, grande lectrice pourtant, ne se donne pas des allures de femme de lettres. Elle revendique au contraire le rendu brut de l'expérience vécue. De certains poèmes, nous apprenons pourtant que leur gestation est longue, qu'elle y travaille « en secret, dans mes moments perdus » ; d'une prose courte, que l'écrivain « a longuement travaillé dessus, car [elle] est entièrement symbolique ». Dans la correspondance même se glissent des pages à part, des textes presque autonomes, le plus souvent annoncés par lettre plusieurs mois avant leur rédaction. Ainsi la lettre savoureuse, drôle, touchante et cruelle signée par son chien Gipsy-King — une lettre qu'elle promet pendant des semaines à Jean-Luc Hennig, en excusant à maintes reprises son petit chéri de tant tarder à l'écrire, alléguant une arthrite à la patte, entre autres. Ou encore l'évocation de la marinade, de la cuisson cérémoniale et de la longue dégustation du « Lapin Tzigane », somptueusement sensuelle et explicitement symbolique. Dans d'autres lignes, rares il est vrai, l'auteur commente sa langue. Par exemple lorsqu'elle relit « pliée en deux par les douleurs » les épreuves de Le Noir est une couleur pour la réédition de 2005, l'année de sa mort: « Je suis stupéfaite de voir qu'on m'a enlevé, à chaque fois qu'il apparaissait, le mot « moi ». Et pourtant ce petit mot de colère ou d'émotion, qui servait simplement à m'affirmer, à insister, alors qu'on m'a tellement reniée, battue, volée, violée, rejetée et j'en passe […], ce mot ne dérangeait personne ? Cette « correctrice », à part sa volonté de défendre un français « épuré », qu'a-t-elle à voir avec « MOI » ? A-t-elle crevé de faim sous les coups, a-t-elle été pourchassée par les Flics ? S'est-elle prostituée, a-t-elle fait de la prison ? Je n'ai jamais « appris » à écrire, tout est resté « instinctif », le français académique et littéraire m'est étranger, inaccessible même, ayant raté mes études je n'ai pas eu droit comme mes sœurs à l'université. Mes émotions restent à l'état brut. C'est pourquoi mon vécu m'appartient, son expression aussi […]. » Les pages consacrées à quelques-unes de ses lectures (elle passe souvent des livres qu'elle aime à ses clients, et en parle avec eux) donnent aussi la mesure d'une conscience assez précise de ce qu'elle même recherche dans ses textes: elle commente certains de ces livres par des formules qui pourraient très bien s'appliquer à ses propres écrits. Ainsi à propos de Ferdaous, une voix en enfer, de Nawal El Saadaoui : « L'horreur se marie à la plus grande fierté du monde […]. Peut-être fallait-il que ces femmes arabes soient enfermées et muettes depuis longtemps pour pouvoir un jour exploser avec une telle violence chantée, peinte, arrachée d'elle-même en lambeaux chatoyants. » Ou à propos de Denis Belloc : « Voilà un frère, un vrai ! Sa façon, si naturelle, si drôle et dramatique à la fois, de raconter ses prisons, ses prostitutions… C'est génial ! Au moins ça, c'est du vécu, et fort. C'est la vie et la rage de vivre et la merde de la vie, ça sort des tripes à l'état pur. Pas de pleurnicheries ou de pseudo-fioritures intellectuelles et superflues. C'est dur, impitoyable, et pourtant il y a de l'humour, de la tendresse, une douleur étincelante, héroïque ! Une cruauté superbe, c'est du grand Art. »
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Les livres |
Six livres parus constituent aujourd'hui l'oeuvre publiée de Grisélidis Réal. Le reste est inédit ou dispersé dans des revues, tout n'est pas disponible, de loin, et quelques textes remarquables n'ont encore jamais été donnés à lire au public. Il nous a semblé utile de parcourir ici les titres parus, réédités en 2005 chez Verticales pour la plupart.
Le Noir est une couleur
C'est le récit autobiographique, le seul « roman », de Grisélidis Réal. Dès les premières pages, la protagoniste et narratrice, jeune mère qui vit seule avec ses deux enfants, les arrache à la tutelle imminente, tire son amant noir d'une clinique psychiatrique. Leur fuite les conduit dans une Allemagne méconnue et marginale, celle des casernes américaines remplies de soldats noirs et des dancings, des maisons de passes qu'ils fréquentent. La narratrice traîne et ses enfants d'un taudis à l'autre. La misère et la faim la poussent à la prostitution, mais très vite il s'agit d'un choix, en dépit du dégoût des premières expériences : elle rejette une possibilité de gagner sa vie autrement, tant l'ennui des tâches qu'on lui propose et la soumission à des supérieurs lui est insupportable. La protagoniste atterrit bientôt dans la violence quotidienne d'un bordel clandestin. Elle rencontrera plus tard des tziganes au pied des montagnes d'ordures, des rescapés des massacres nazis, avec qui elle entretiendra des rapports d'une saisissante fraternité. La narratrice n'a pas de nom. Tout le livre est écrit au présent, et les images, les personnages, les coups, les passions, les angoisses, les dégoûts s'imposent par leur présence. La vitalité et la soif de liberté de la narratrice donnent la force de tout traverser. Et comme toujours chez Grisélidis, parmi les pages les plus belles, miraculeuses parfois, sont celles où soudain l'amour naît, ou renaît, ou la chaleur des êtres irrigue un monde impitoyable . Dans la vieille Cadillac bleue de Robert Benson, l'amant noir alcoolique, d'une « maigreur extatique ». Quand Big Mamma Shakespeare, camarade de bordel colossale, grasse et défaite, soudain tombe amoureuse pour quelques jours, avant d'être trahie à nouveau. Dans les échanges avec les Tziganes, le père Tata et son épouse Sonja — « Décrire cette femme, la beauté de son grand front, de son regard qui a vu le Nazis écraser des nouveaux-nés contre les murs, est impossible. Sa bouche est serrée par l'angoisse quotidienne, il en surgit parfois un sourire d'enfant. » L'espoir de gains moins durement acquis lance la narratrice dans une nouvelle aventure de trafic de marijuana qui la conduira en prison. Le livre s'achève sur son arrestation, avec un bref épilogue : la visite clandestine, après sa sortie de prison, rendue aux tziganes, dont elle fait désormais partie.
Carnet de bal d'une courtisane
C'est la reproduction d'une sorte d'aide-mémoire grâce auquel Grisélidis Réal se souvient des préférences de ses clients réguliers, des tarifs appliqués à chacun. Les notices personnelles se succèdent. Parmi une foule de détails prosaïques et souvent répétitifs, des remarques ressortent qui trahissent une dimension plus personnelle et parfois surprenante de la relation entre la prostituée et le client. Un exemple : « Michel — (de Morges) Accent vaudois, neveu d'André (de Morges), assez corpulent, quarantaine, très gentil, sucer, fourmis japonaises, ne pas enculer, finir en position maternelle, 80 Frs. ». L'édition de 2005 (le Carnet avait d'abord paru en revue, puis dans Grisélidis, Courtisane , un livre d'entretiens aujourd'hui épuisé) vaut aussi par sa préface, ou la vieille Grisélidis parcourt ces notes à nouveau, une dizaine d'années après avoir pris sa retraite : « C'est vrai que [ce carnet] n'épargne personne, c'est pris « sur le vif ». Et pourtant, je sais que tous ces hommes que j'ai connus, je les ai aimés. Ils me manquent. » Le petit volume recèle aussi quelques petites proses évoquant la prostitution.
La Passe imaginaire
C'est le premier volume de la correspondance. Il rassemble près de 400 pages écrites entre 1980 et 1991. Grisélidis Réal a donc la cinquantaine, elle exerce son métier à Genève. Les lettres semblent d'abord adressées tout simplement à un ami, Jean-Luc Hennig. Mais la perspective de la publication se présente bientôt, et le rythme s'intensifie. L'écriture devient par phases presque quotidienne, et les lettres se font d'autant plus passionnantes qu'elles sont fréquentes. Il y est essentiellement question de la pratique du métier, de l'activisme, et de considérations qui en découlent. Le ton et l'humeur sont singulièrement contrastés, de la joie communicative à l'agressivité, et pourtant l'amour de la vie dans son intensité — y compris la plus négative — est toujours présent. Les moments d'abattement sont de très courte durée : le découragement est aussitôt supplanté par la rage, la révolte — qui a leur tour peuvent parfois faire place, dans les plus belles pages, à l'empathie, à l'amour des gens et de leurs blessures. Les passes sont racontées sans complaisance et avec la brutalité qui souvent les caractérise. Le rêve de la retraite, de la petite maison ou de la roulotte loin de tout, de l'appartement à Belleville où elle pourra lire, écrire, peindre, danser,« vivre quoi », se glisse régulièrement dans ces pages, toujours repoussé par l'engagement permanent dans le travail, la prostitution, la vie publique. Garni d'envolées contre la morale et ceux qui la font, bourgeois, représentants d'associations, du monde académique, de la presse, le Pape et le clergé, Calvin et les calvinistes, etc., le livre est aussi plein de malice, volontiers outrancier, moqueur, drôle. C'est là que Grisélidis a le plus développé son sens prononcé de la satire. La Passe imaginaire est peut-être le témoignage le plus complet de son activité.
On y trouve en outre quelques pièces significatives, comme la recette du « Lapin tzigane » et la lettre du chien, déjà évoquées, et « La Passe imaginaire » qui donne son titre au livre et par laquelle il se clôt. L'auteur y imagine un rituel sado-masochiste destiné à son correspondant Jean-Luc Hennig, où s'exprime la sacralité de la souffrance et de la sexualité. Le « criminel » est jugé ici pour avoir « fui le bonheur » et n'avoir « pas su aimer » alors qu'il « possède la richesse du cœur et les dons de l'esprit » ; le rituel l'absout, l'amour, la passion et l'humilité l'intronisent et brisent ses chaînes.
Poèmes
C'est le volet le moins connu de cette écriture. Une plaquette rassemblant des poèmes écrits en 2002 et 2003 (c'est-à-dire lors de la première attaque du cancer qui emportera Grisélidis Réal) a paru sous le titre A feu et à sang . La diffusion en est réduite. D'autres poèmes constituent le volet littéraire du livre, Grisélidis Réal. La nuit écarlate ou le repas des fauves , publié en hommage à la défunte, axé essentiellement sur l'action militante de Grisélidis, et diffusé de manière confidentielle.
Les textes parus reviennent sur les thèmes de la prostitution et de la maladie. C'est une poésie élevée, le plus souvent noire et étincelante, parfois très métaphorique ou allégorique. Les thèmes rejoignent ceux du reste de l'œuvre : la prostitution et l'approche de la mort. Certaines rimes ont quelque chose de candide dans les poèmes moins réussis, le sens du rythme est en revanche imposant, avec un usage instinctif de vers libres ou classiques: octosyllabes, alexandrins, … Grisélidis Réal utilise au premier degré certaines formes et certains registres traditionnels, et crée un répertoire d'images qui tiennent parfois d'un autre temps, dans des veines symboliste, baroque, romantique, expressioniste. Dans les meilleurs poèmes, le résultat est saisissant. Quelques documents d'archive permettent d'entendre Grisélidis lire ses poèmes : c'est une déclamation impressionnante, elle aussi venue de loin, il y a là quelque chose de solennel et d'antique.
Les Sphinx
Le deuxième volume de la correspondance naît d'une initiative de Jean-Luc Hennig. Il n'avait plus reçu que quelques lettres, ne la voyait plus, et évoque dans sa préface « une brouillerie » depuis la publication de La Passe imaginaire . Apprenant dix ans plus tard par un ami commun qu'elle est atteinte du cancer, il lui propose de recommencer à lui écrire, sans savoir comment il pourra publier ces nouvelles lettres, mais avec le propos manifeste de la faire écrire. Grisélidis consigne ainsi entre 2002 et 2005 sa lutte à couteau tiré contre la maladie. La vieillesse et la mort donnent à ces lettres une profondeur et un éclat très particuliers. La délicatesse y est plus présente que jamais, les fleurs, les oiseaux, la musique de Ravel envahissent l'univers de Grisélidis. La flamme de sa révolte n'en est pas moins brûlante. A 75 ans, la « vieille Pute » cancéreuse se lève encore, voyage même pour témoigner, participer à des lectures, des débats, répondre à la presse, au prix de souffrances physiques terribles. La vitalité, la férocité, la générosité qui marquait Le Noir est une couleur et La Passe imaginaire y reparaissent, on voudrait dire intacts, dans une femme qui a pourtant changé, mûri, qui a acquis avec l'âge une stature toujours plus noble, ou une manière d'assumer plus consciemment sa grandeur, sans doute aussi grâce à une reconnaissance importante et méritée. On retrouve beaucoup de souvenirs à travers ces pages, suite et fin conséquente de l'œuvre. Dans ce dernier feu de vivre, l'écriture prend la place primordiale que Grisélidis n'avait pas pu lui accorder au cours des années précédentes. Lorsque la maladie, après une brève rémission, lance le nouvel assaut, que la matraque de la chimiothérapie devient insupportable, la morphine commence à couler dans le texte, lui donnant une couleur changée par l'imagination et le rêve, où le bonheur même trouve à s'épanouir. La drogue n'altère pas sur le fond le désir de vie. Leur mixture devient le carburant ultime d'une résistance amoureuse et stupéfiante. " Je me répète maintenant toute la journée TOUT EST PARFAIT. […] Spectaculaire rétablissement dans l'imaginaire… comme quoi la réalité n'est qu'un chien à nos bottes, qui ne trahit jamais pourvu qu'on le tienne bien en laisse et qu'on laisse l'amour circuler. Bien sûr les nausées sont toujours là, mais ce sont des pétales de rose qui virevoltent, se posent, se renvolent sans nous mutiler vraiment. "
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