Nouvelles écritures dramatiques de Suisse romande (2)
Dans un dossier conséquent consacré par Feuxcroisés 7/2005 - la revue "cousine" du Culturactif - aux écritures théâtrales de Suisse, François Marin avait notamment interviewé Mathieu Bertholet, Antoine Jaccoud, René Zahnd, Marielle Pinsard et Dominique Ziegler. Dans la continuité de ce travail, il donne la parole à des figures émergentes de la nouvelle dramaturgie romande, de septembre à décembre 2006. Plusieurs d'entre ces auteurs ont eu la chance de voir leurs textes créés à la scène cette saison. Ils livrent dans ces entretiens le cheminement vers le théâtre, leurs espoirs et parfois leurs déceptions. Après un premier volet consacré à Bastien Fournier et Sandra Korol, voici Patrick Suter (1968), qui a vu paraître son texte Faille chez Métis en 2005, et Odile Cornuz (1979), dont la pièce Saturnale a été montée à la Comédie de Genève.
Patrick Suter (par François Marin)
Patrick Suter (1968).
Auteur de poésie et de récit, il a publié Faille aux éditions Métis (2005)
Quel a été votre cheminement vers l'écriture dramatique ? Est-ce une suite de hasards heureux, un choix délibéré ou l'aboutissement d'un travail en relation avec la scène comme comédien, dramaturge, metteur en scène, etc?
Dès que j'ai commencé à écrire, j'ai travaillé en même temps aussi bien le poème que le récit et le théâtre, et c'est bien entre ces trois pôles que s'est élaboré un texte comme Faille, dans lequel le rythme et le matériau sonore jouent un rôle important.
Sur le plan théâtral, j'ai reçu une formation au conservatoire de Lausanne, en Pologne, et à Paris (alternant jeu et théorie). Un projet comme Faille est né en partie du contact avec la scène, à partir d'un exercice que nous pratiquions en France, nommé conte collectif (il s'agit d'improviser un conte, donnant peu à peu naissance à des personnages, qui peuvent inventer une longue histoire). Mais, bien sûr, d'autres éléments ont été déterminants, parmi lesquels beaucoup de lectures.
Ces dernières années, j'ai été véritablement accaparé par l'université (où j'enseigne), et je n'ai pu garder que de loin des contacts avec les professionnels de la scène. Mais le comité de lecture de la Comédie à Genève a sélectionné mon texte, et plusieurs responsables culturels l'ont repéré. Il existe un projet de mise en voix qui, j'espère, va se réaliser. En tout cas, j'aimerais écouter Faille comme je ne l'ai jamais entendu, c'est-à-dire par d'autres.
Vous écrivez et résidez en Suisse romande, y-a-t-il pour vous une singularité d'une écriture en Suisse romande, un état d'esprit particulier ? Pourriez-vous de fait vous retrouver dans les derniers mots de Raison d'être de Ramuz qui se fixe pour objectifs de pouvoir écrire un livre, un chapitre, une phrase qui ressemble à la terre de ce pays ?
Je ne crois pas qu'il y ait une spécificité romande de l'écriture. Tout au plus y a-t-il parfois des groupes qui se forment, avec des affinités intellectuelles. C'est d'ailleurs beaucoup mieux ainsi, et il n'y a pas non plus de spécificité française de l'écriture. Peut-être simplement remarquerais-je un intérêt particulier pour les questions relatives aux frontières : sans doute est-ce dû au contexte géographique dans lequel nous évoluons. La phrase de Ramuz que vous citez ne me paraît plus vraiment d'actualité, et c'est pour ma part l'ensemble de la terre que j'ai envie de dire, avec des projets intitulés American Ecology, Frontières, Pétrole. Nous avons besoin d'un théâtre et d'une écriture aptes à mettre de l'ordre dans les textes du monde entier, et à nous les faire découvrir dans leurs beautés réciproques. Le théâtre pourrait être ce lieu où la Chine et l'Europe se parleraient, et se féconderaient mutuellement.
En 2003 l'antenne suisse des Ecrivains et Associés du Théâtre a été fondée à Neuchâtel. Depuis quelques années d'autre part, la SSA multiplie les innovations pour promouvoir l'écriture en Suisse romande. Comment percevez-vous ce mouvement ? Quelles sont les perspectives que vous voyez pour l'écriture en Suisse romande ?
C'est une excellente chose que l'antenne suisse des Ecrivains Associés du Théâtre existe. Mais aussi bien, l'écriture véritable n'a besoin d'aucune représentation - à condition qu'il y ait des lecteurs parmi les professionnels. Ce qui manque surtout, c'est des directeurs de théâtre s'organisant pour avoir le temps de lire. On pouvait apporter une pièce à Jacques Copeau, et il la lisait le soir durant la représentation. Où trouver ici ce même genre de choses ? Je souhaite en tout cas que, grâce à l'antenne suisse, de beaux textes nous parviennent.
Propos recueillis par François Marin
Odile Cornuz (par François Marin)
Odile Cornuz (1979). Auteur de récits comme Terminus (2005) et de pièces de théâtre comme Saturnale à la Comédie de Genève (2003).
Elle fait partie de la deuxième volée de Textes->en->scène, initiative de soutien à l'écriture de la Société Suisse des Auteurs.
Quel a été votre cheminement vers l'écriture dramatique ? Est-ce une suite de hasards heureux, un choix délibéré ou l'aboutissement d'un travail en relation avec la scène comme comédien, dramaturge, metteur en scène, etc?
J'ai écrit pour la voix avant d'écrire pour la scène. La radio m'a poussé vers la découverte de ce qu'est l'expérience de dépossession de son propre texte lorsqu'un comédien investit cette matière textuelle.
Au théâtre suivent metteur en scène, scénographe, vidéaste, musicien, bref toute une troupe qui m'a fait entrer dans la troisième dimension accordée au texte. C'est une opération délicate et bouleversante. Je considère comme un grand privilège d'être le témoin de cette métamorphose. C'est donc pour cette rencontre, pour l'étincelle, pour les frictions, que j'écris pour les arts vivants.
L'envie de faire surgir des voix a été mon mode d'entrée en écriture. Je poursuis toujours ces voix. Le regard constitue pour moi un point de départ essentiel. L'observation, la lecture. De signes, de personnes, de mots, d'images, de la nature, d'uvres de tous horizons. J'avance ainsi en me construisant peu à peu une sémiotique qui m'est propre et qui prend des formes distinctes selon ce que je souhaite exprimer. Je tente de ne pas perdre humour, comme on pourrait perdre courage - ce qui permet de garder les yeux ouverts.
Dans cette discipline artistique, le relais par ses pairs (conseils, encouragement, etc.) semble important. Quelle a été pour vous la rencontre avec vos pairs ? Ces relations sont-elles fortes, enrichissantes, ou lointaines, voire inexistantes ? Comment appréhendez-vous le paradoxe apparent entre le geste solitaire de l'écriture et la dimension collective propre au théâtre ? Quels sont vos liens avec les praticiens de la scène, comédien, metteurs en scène, et directeurs de salle ?
La richesse d'une rencontre peut être totalement inattendue. La perspective d'un enfant sur son jeu ou la détermination d'un chien à ronger son os peut m'offrir une leçon aussi déterminante qu'une discussion d'enjeux dramatiques.
Il n'en reste pas moins que le dialogue entre pairs m'est précieux. Dans la mesure où je considère que je procède à une série d'expériences de laboratoire dans ma création solitaire, j'apprécie la découverte ou la confrontation avec des univers et réflexions autres, émanant du théâtre mais aussi de diverses démarches artistiques.
La fascination m'est nécessaire pour entrer dans un rapport de travail avec un metteur en scène et des comédiens. S'élabore alors un processus de construction éphémère sur un sol mouvant - un mystère collectif qui éprouve la scène.
Vous écrivez et résidez en Suisse romande, y-a-t-il pour vous une singularité d'une écriture en Suisse romande, un état d'esprit particulier ? Pourriez-vous de fait vous retrouver dans les derniers mots de Raison d'être de Ramuz qui se fixe pour objectifs de pouvoir écrire un livre, un chapitre, une phrase qui ressemble à la terre de ce pays ?
Bien que j'admire Ramuz pour la force de la langue qu'il s'est forgée, et l'opiniâtreté avec laquelle il a défendu sa vision artistique, je ne me sens pas ramuzienne dans ma démarche créatrice. Le lien à la terre helvétique, au pays de Vaud dont je suis originaire, non loin de Cully et Saint-Saphorin, ne se manifeste pas de manière impérieuse comme volonté expressive. Si je voulais revendiquer un ancrage suisse, ce serait plutôt comme carrefour de cultures, dans l'esprit de Madame de Staël, mais aussi comme coin de terre solide d'où prendre son élan pour aller voir ailleurs, où la mouvance est plus palpable, le flux plus impétueux, le quotidien moins prévisible. J'envisage la Suisse comme un pays composite qui s'ignore parmi, multilingue où règne souvent l'incompréhension et l'étanchéité culturelle, obtus, contradictoire, riche et sournois - qui n'en est pas moins mon port d'attache et me permet de partir et de revenir en toute lucidité (je l'espère).
La création romande est particulière dans le sens où, très souvent, elle tourne son regard vers Paris, avec l'humilité d'une petite sur quelque peu maladroite. Le rapport que la Suisse alémanique entretient avec l'Allemagne et l'Autriche est autre, notamment en raison d'une centralisation moins marquée pour des raisons historico-politiques. Le petit bassin romand regorge de créativité et de talent. Il s'agit de ne pas avaler un quelconque complexe d'infériorité infusé pour toutes les régions francophones " périphériques ", prêt à la consommation. Dans le sillage de Ramuz, peut-être, il faudrait considérer sa propre création comme point de départ et centre de préoccupation. Sain nombrilisme s'il en est, mais qui n'empêche en aucun cas de traiter de thèmes et personnages " d'ailleurs ", quelque part entre la lune et le no man's land, sans parler drapeau.
En 2003 l'antenne suisse des Ecrivains Associés de Théâtre (EAT-CH) a été fondée à Neuchâtel. Depuis quelques années d'autre part, la SSA multiplie les innovations pour promouvoir l'écriture en Suisse romande. Comment percevez-vous ce mouvement ? Quelles sont les perspectives que vous voyez pour l'écriture en Suisse romande ?
Un mouvement qui permet de croiser textes et expériences m'apparaît comme salutaire. Les projets lancés par les EAT-CH tentent également de créer pour les auteurs des ponts vers leur public. En quelque sorte, et pour user d'un concept très à la mode, les EAT-CH tendent à la visibilité des auteurs contemporains en Suisse romande et le font de manière inventive et intelligente. Reste que le mouvement est encore jeune et que ce n'est que dans une dizaine d'années qu'il sera possible d'évaluer si la proportion de mises en scènes d'auteurs contemporains de Suisse romande sur ce territoire aura augmenté grâce aux actions des EAT-CH. Je me permets d'espérer que ce sera le cas.
En ce qui concerne la SSA, elle poursuit des buts similaires (avec l'ouverture à tous les arts vivants) tout en disposant de moyens plus conséquents. La collaboration EAT-CH et SSA est évidemment indispensable.
Les perspectives que j'entrevois pour l'écriture en Suisse romande, malgré tous ces louables efforts de mise en valeur, sont toutefois assez étroites, dans la mesure où un auteur désire ne vivre que de son écriture. Il s'agit alors de cumuler les expériences professionnelles, de se constituer en satellite culturel et de rayonner entre l'enseignement, la coordination culturelle, d'autres métiers du spectacle et tous les petits boulots alimentaires imaginables. Dans une vision optimiste, tout ceci concourt à nourrir tant la vie que l'écriture. Si l'on use de lucidité, on s'aperçoit que le temps de l'écriture se raréfie comme l'air en haute montagne - et si l'on noircit le tableau, on baisse les bras, si les pièces ne sont pas lues, pas montées, pas vues. Et l'écriture risque de tarir. Mais je voudrais conclure sur une note moins pessimiste. J'écris, ils et elles écrivent. Nous écrivons. Il nous échoit de créer de beaux textes. Le reste devrait suivre.
Propos recueillis par François Marin
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