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Yasmine Char

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Depuis septembre 2007, Le Courrier, Culturactif.ch et Viceversa Littérature publient en partenariat des textes inédits d'auteurs de Suisse. Ces textes paraissent un lundi sur deux, et sont disponibles soit sur nos pages, soit en dernière page du Courrier ou sur le site de ce quotidien: www.lecourrier.ch


  


Yasmine CharNée au Liban en 1963 d'un père libanais et d'une mère française, Yasmine Char étudie les lettres à l’université de Beyrouth puis voyage à travers le monde, pour des missions humanitaires notamment. Installée en Suisse depuis 1994, elle travaille dans le milieu culturel romand après avoir obtenu un diplôme en gestion culturelle à l’université de Lausanne. En janvier 2010, elle reprend la direction du Théâtre de l’Octogone à Pully.

En 2001, Yasmine Char écrit deux pièces de théâtre: Les grandes gueules et Souviens-toi de m'oublier, jouée au Studio des Champs Elysées à Paris. Elle signe ensuite un livre érotique, A deux doigts, suivi en 2008 par La Main de Dieu. Dans ce premier roman en partie autobiographique, elle met en scène une jeune adolescente tiraillée entre deux cultures qui découvre l’amour dans le Liban en guerre. La Main de Dieu est élu «Coup de cœur Lettres frontière» 2009 et reçoit le Prix du Roman des Romands ainsi que le Prix culturel vaudois Littérature en 2010, parmi d’autres distinctions.

L’extrait que nous publions ici est tiré du prochain roman de Yasmine Char, Le Palais des autres jours, à paraître chez Gallimard en février.
BST

 

  Le Palais des autres jours

A dix-huit ans, on a décidé d’émigrer en France. La France, elle avait pris notre mère et ça nous semblait normal d’aller y voir de plus près. C’était le bon moment, rien ne nous retenait au Liban. Rien. Qui avait envie de vivre dans un pays en guerre? Pas nous en tout cas. Le matin de nos dix-huit ans, on a fait notre valise et on est partis. Valise n’est pas le terme exact puisqu’il s’agissait d’un grand sac militaire dans lequel Fadi avait fourré ses habits en vrac, comme il était dans la vie, sans aucune concession – qu’est-ce que j’en ai à foutre de plier une chemise? –, dans l’urgence toujours, et moi, Lila, posant mes trois pantalons et cinq tee-shirts pliés méticuleusement, l’ordre appelé au secours pour déplisser les cassures.

Depuis la naissance, Fadi a un avantage sur moi: c’est un garçon. Il est grand, fort et beau et moi je suis sa sœur jumelle, petite et frêle mais tête de Turc comme le répète l’oncle détesté, plus dure que la pierre. J’y vois un compliment. Je suis une bâtisseuse et la réalité m’apparaît très vite, même si c’est Fadi le garçon, que c’est moi qui cimente alors que lui va dans tous les sens. La vie avait bien fait les choses, l’un complétait l’autre. Que demander de plus?

On n’avait plus l’âge de se tenir la main aussi nos corps avaient trouvé par eux-mêmes un stratagème: on marchait épaule contre épaule, en l’occurrence la mienne plus basse frottait son avant-bras. Qui se soucie de ce détail? Je savais qu’il se dégageait de nous une cohésion immédiate, de celle qui conforte le mythe des jumeaux. C’est donc épaule contre épaule qu’on s’est avancés ce fameux matin dans le couloir de la maison pour frapper à la porte du bureau de notre tuteur. Fadi  sifflotait. Je connaissais ce sifflement de nervosité, il était incontrôlable chez lui. J’ai effleuré sa bouche avec mes doigts pour le calmer. Il a compris. La porte était entrebâillée et avant même qu’on y frappe, l’oncle a ordonné:
«Entrez!»
Il aurait pu tout aussi bien prononcer le mot «sortez» tant le ton était indifférent. De mémoire d’enfant, on ne lui en connaissait pas d’autre. À l’évidence, l’histoire de son frère mort d’amour pour une Française ne passait pas. Et nous étions les enfants de cette femme, des jumeaux qui avions atterri dans sa vie sans crier gare. Il devait avoir l’impression de s’être fait indirectement berner par elle, lui aussi. Du reste, il refusait de nous parler en français.

L’oncle était assis derrière son bureau, le sourcil froncé, comme absorbé par un dossier urgent. C’était risible parce qu’à l’époque, l’économie du pays tournait au ralenti et à moins d’être marchand d’armes, les possibilités de commerce frisaient le néant. Etonnamment, mon coeur s’est serré. Se pouvait-il que j’aime cet oncle malgré tout? Il a pris la parole d’un ton solennel. Il connaissait notre projet, on se l’était balancé à la figure à chaque dispute qui se concluait par la même phrase: vous partirez à votre majorité. Voilà, c’était enfin arrivé, on avait dix-huit ans.

«Je sais pourquoi vous êtes là. Je vous souhaite bonne chance. N’oubliez jamais votre nom, votre religion et votre terre. C’est tout ce que j’ai à dire.» Nous nous tenions à une distance respectable de son bureau. Personne n’a franchi le centimètre nécessaire pour réduire le fossé qui nous séparait. Une à une, notre tuteur a fait craquer ses jointures tandis que son regard s’attardait sur nous. Moi aussi, je le regardais une dernière fois: ses yeux bruns, sa moustache fine, le corps imposant, des mains de boucher. J’ai compris soudain pourquoi mon cœur se serrait. Des années durant, j’avais cogné sur cet homme de toutes les manières possibles: rage d’enfant, révolte d’adolescente, mépris de jeune fille, et il avait tenu bon. Je l’avais toujours trouvé là où je le cherchais. Il avait été un fidèle ennemi. Nous nous sommes quittés sans nous embrasser.

Fadi fulminait en marchant. «Il ne nous a même pas proposé de l’argent, tu te rends compte?» Il donnait des coups de pied dans les détritus échoués sur le trottoir. «Pas même demandé où on allait! Tu as vu comme il souriait?» De nouveau, un coup de pied. «Rien à foutre ce salaud!» J’ai sursauté.
« Il ne souriait pas, dis-je.
– Si.
– Non.
– C’est tout comme, il était heureux qu’on débarrasse le plancher.
– On l’a bien cherché Fadi ! Ce qui nous arrive, on l’a bien cherché.»
J’ai arraché une poignée de fleurs d’un jasmin qui débordait d’un muret. «Tu ne peux pas avoir le beurre et l’argent du beurre», ai-je fait en respirant l’odeur des minuscules fleurs blanches. Il ne m’écoutait déjà plus. Impassible le soleil s’élevait dans le ciel, éclaboussant la ville, se jouant des recoins, inondant les ruelles puis s’invitant dans les maisons assoupies.

Il avançait à grands pas rageurs et j’ai eu envie de m’arrêter pour le regarder s’éloigner. Le sac se balançait allègrement sur son épaule. Il aurait pu être un sac de plage tant il paraissait léger. J’en voulais à mon frère de gâcher notre départ. On l’avait rêvé autrement, à l’image du sac léger, un bonheur de départ tandis qu’on traverserait le quartier pour attraper un bus. Fadi a tourné à droite, il allait bientôt disparaître. S’était-il seulement rendu compte de mon absence? Je ne bougeais pas. Je préférais mourir sur place plutôt que de le héler. Maintenant, j’allais pleurer. C’est sûr, quand il serait hors de vue, je me mettrais à pleurer jusqu’à ce que mon jumeau revienne me chercher. Fadi s’est arrêté brusquement. Il a fait volte-face puis a foncé sur moi.
«À quoi tu joues?» murmure-t-il lorsqu’il est à ma hauteur.
Je n’ai pas le temps de répondre. Déjà, il me soulève dans ses bras en riant. Il assure que rien n’est grave tant qu’on reste ensemble.

C’était le mois de mai, il faisait chaud. Il restait trois heures à tuer avant le départ, nous avons décidé de profiter de la mer une dernière fois. On savait que son absence serait difficile à supporter. Sur le point de monter dans le bus, je me suis retournée longuement. J’avais besoin d’englober d’un dernier regard le quartier de mon enfance et peut-être, au fond de moi, j’espérais secrètement que notre oncle soit là et agite la main, toute haine bue. Partir avec sa bénédiction. Il y avait bien le voisin qui avait crié depuis le pas-de-porte:
«Où est-ce que vous allez comme ça les jumeaux? Que Dieu soit avec vous.»
Mais c’était le voisin et pas l’oncle. N’y avait-il pas de pardon possible?

On s’est précipités dans la mer comme des sauvages. Les vagues étaient hautes et fortes ce qui nous permettait de surfer avec nos corps jusqu’au rivage. Fadi plus imprudent les prenait de plein fouet en criant, le torse étincelant au soleil tandis que je plongeais sous les plus grosses, les laissant passer au-dessus de ma tête avant de ressurgir à la surface, les yeux plantés dans le ciel. C’était notre jeu de toujours, celui qu’on avait commencé à pratiquer dès que nous avions su nager correctement. On pouvait rester des heures dans l’eau à guetter la bonne vague pour le bonheur de sentir la houle nous porter et nous poser sur sa crête et alors planer, être les rois du monde, glissant comme des poissons en ne faisant qu’un avec la mer.
«On y va!» a dit Fadi.
Puis on s’est allongés sur le sable pour se sécher. La plage était à proximité de la route. Il y avait un boucan infernal de voitures mais une fois l’habitude prise, on n’entendait plus ce bruit. C’est le contraire qui nous aurait surpris: couper le son. Le vent jouait avec nos cheveux et on est restés sans parler jusqu’à ce que la tentation d’une cigarette devienne plus forte que notre silence. Je me suis redressée sur les coudes. Mon frère m’avait précédée. Il m’a tendu la sienne en souriant. J’ai pensé: «Je ne veux pas partir.» Je désirais poser la tête sur le ventre de Fadi et lécher le sel sur sa peau en laissant couler mes larmes. À l’intérieur de moi, il y avait cette fille si triste que je n’arrivais pas à faire taire. Elle répétait: «Profite bien de ce moment, il ne reviendra plus.» Cette fille qui me regardait tirer crânement sur ma cigarette et dire grossièrement, exprès pour chasser la tristesse: «Merde, y a du sable partout!»

Yasmine Char

Retrouvez une note biographique et les publications de Yasmine Char sur nos pages consacrées aux auteurs de Suisse.

 

Page créée le 27.01.12
Dernière mise à jour le 27.01.12

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