Pour mon ami Gérald Chevrolet
décédé dans la nuit du 13 au 14 mars 2011
J'aimerais savoir à quoi l'on reconnaît le coup de foudre, comment peut-on savoir que c'est le vrai, le terrassant, sans retour possible, sans en douter dans la minute qui suit cela me laisse perplexe.
J'aimerais savoir pourquoi j'ai toujours envie de serrer la main de ma psy. Et pourquoi cela me gêne. Pourquoi cela me donne la sensation de commettre un acte bizarre. Parfois je lui serre la main. Parfois pas.
J'aimerais savoir pourquoi on ne trouve pas d'appartement à louer à Genève. J'aimerais savoir pourquoi en tant qu'indépendant on ne trouve vraiment pas d'appartement à louer à Genève. Les régies se méfient des indépendants sans revenus fixes et cherchent des salariés sans penser qu'ils peuvent être les chômeurs de demain et que l'indépendant aura, lui, peut-être fait fortune. Au royaume des régies, l'indépendant peut coucher dehors. Ce qui ne veut pas dire qu'il suffit d'être salarié pour trouver un appartement. Lorsque je lui ai dit que je cherchais un appartement à Genève, Michel P. spécialiste du crime et des sorcières m'a gratifiée d'un rire de stentor et m'a lancé:
Les régisseurs!
Ah! les régisseurs…
???
Il faudrait en pendre un par jour en place publique.
!!!
Tout salarié et même professeur ordinaire à l'Université qu'il est, Michel P. a vécu pendant six mois dans une cave pour ne pas trouver d'appartement. Que Ludwig Hohl ait passé une partie de sa vie dans une cave de Genève ne le console pas. Aujourd'hui, Ludwig Hohl repose au Cimetière des Rois avec pour voisins un réformateur – Calvin – et une prostituée – Grisélidis. À Genève, il est plus facile de trouver une bonne tombe qu'un simple appartement.
J'aimerais savoir pourquoi tout ce qui dure m'angoisse. J'aime ce qui change, ce qui va finir. Les fins de fête, les fins de séjour, les fins de jours. Je me prédis une belle fin de vie.
Mais voir les autres finir. Ne pas finir d'en finir. Partir, revenir, dépérir, encore un peu plus, repartir vers un traitement avec la peur et l'espoir, encore, pour, un jour, quand, ne plus revenir. On finit par souhaiter que cela finisse vite. Cette douleur. Sachant qu'elle laissera la place à l'autre douleur. Celle de l'absence.
J'aimerais savoir pourquoi dans ma vie l'amour et la mort toujours se donnent rendez-vous.
J'aimerais savoir si l'on va trouver une poche d'antimatière dans l'univers. J'aimerais savoir si le Cern arrivera un jour à produire de l'antimatière qui ne s'annihile pas immédiatement. Le jour où Homo sapiens maîtrisera l'antimatière, il semble qu'elle pourra lui être utile. Notamment dans la lutte contre le cancer. Évidemment, elle pourra aussi aider le même Homo Sapiens à s'autodétruire.
J'aimerais savoir pourquoi Albert Jacquard croit en Dieu. Il dit que, pour lui, Dieu commence là où s'arrête la science. Enfin, il le dit différemment.
J'aimerais savoir si un jour l'espèce humaine aura cessé de fumer.
J'aimerais savoir combien de temps Homo sapiens va encore survivre.
J'aimerais savoir ce qui provoquera la disparition d'Homo sapiens.
J'aimerais savoir si un autre Homo va succéder à Homo sapiens. Ou si c'est une autre espèce qui va prendre la relève. Certains disent que la pieuvre… Comment sera la Terre à l'extinction de l'espèce humaine? Est-ce que sur une autre planète, quelque part dans l'univers se sera développé quelque chose qui ressemblera à de la vie telle qu'on la connaît? Telle qu'on l'aura connue.
J'aimerais savoir pourquoi les gens se croient seuls dans l'espace, nous obstruent la voie, nous heurtent, nous bousculent. Nous donnent envie de tuer. Yla dit que c'est la brutalité des villes qui les rend ainsi. Les citadins ont perdu leurs antennes, leur sensibilité à l'espace, l'instinct de sentir ce qu'il y a autour d'eux – et qui permet de survivre dans la nature. La politesse n'a pas remplacé cette régression dans l'incivilité. Si déjà nous sommes incapables de gérer l'espace terrestre, je n'ose imaginer comment nous gérerons l'espace intersidéral le jour où. Einstein disait: «Il y a deux choses infinies: l'univers et la bêtise humaine. Mais pour ce qui est de l'univers, je n'en suis pas encore tout à fait sûr.»
J'aimerais savoir si Ratko Mladic se promène déguisé en paysanne dans les rues de Belgrade. Nina, ma complice des reportages de guerre en Croatie, aux origines slovène, croate et serbe, morte du cancer du poumon à 41 ans, avait un grand-oncle serbe. Tocika. Tocika a passé la Seconde Guerre mondiale déguisé en paysanne. À Belgrade. Il était aristocrate et il était gay. Il ne voulait pas être mobilisé. Bien plus tard, il a épousé une professeur de russe à Cambridge qui avait reçu le titre de Dame . Tous deux avaient dans les 80 ans. Lui voulait assurer ses vieux jours. Elle rêvait encore à l'amour. Après quelques années, elle a demandé le divorce et a envoyé son aristocrate serbe déchu à l'hospice. Parce que le mariage n'avait pas été consommé.
Radovan Karadžic, lui, s'est promené avec des cheveux longs et blancs et une barbe également longue et blanche dans les rues Belgrade et de Vienne. Et sous deux fausses identités. Une pour Belgrade, une pour Vienne. Personne n'a vu en lui autre chose qu'un brave type aux allures de pope. Pendant des années. Lui le psychiatre illuminé, le poète nationaliste, le boucher de la Serbie s'était reconverti en spécialiste de la médecine alternative. Après avoir géré des camps de concentration où l'on tuait en torturant, il s'est mis à soigner ses compatriotes par la vertu des plantes. C'est de l'humour serbe. Il avait même un site Internet sous son nom d'emprunt de médecin belgradois. Le site est en vente. Il est ici: www.dragandabic.com .
À Novi Beograd, il se rendait toujours dans le même bistro où il s'installait toujours à la même table. Parce qu'au-dessus de la table trônait un portrait de Karadžic. Mais personne ne savait que c'était Karadžic qui s'asseyait sous Karadžic. On pensait que c'était juste un brave type aux allures de pope. Si on l'avait su, on l'aurait fêté. On aurait dansé le kolo. Dans ce bistro. En fait, un restaurant, fréquenté par des artistes nationalistes où l'on chante, danse et joue de la guzla. Son nom ne s'invente pas: Luda Kuca . La Maison folle. Elle a aussi son site: www.ludakuca.rs . Peter Handke est un habitué des lieux.
Maintenant, enfin, Karadžic est à La Haye. Il attend que Mladic veuille bien venir le rejoindre. Dans la Maison folle, leurs portraits trônent côte à côte.
J'aimerais savoir pourquoi on cède si souvent et si facilement à la flatterie. Le thème mériterait d'être développé.
J'aimerais savoir pourquoi tant de gens ont si mauvaise haleine et semblent ne pas en être incommodés.
J'aimerais savoir pourquoi, avec tous les voyants que compte le globe, on n'arrive jamais à rien savoir de valable. J'aimerais savoir pourquoi aucun voyant ne nous prédit le prochain tremblement de terre. J'aimerais savoir pourquoi aucun voyant ne nous dit où se trouve Ratko Mladic. Thomas, 9 ans, me dit que c'est parce que les voyants ne sont utilisés ni pour prédire les catastrophes ni pour nous dire où sont les gens. Je lui demande ce qu'il aimerait savoir. Il s'est beaucoup concentré. Il doit réfléchir. La question est difficile.
J'aimerais savoir comment on a pu croire à la désintégration totale de l'Airbus A330 en provenance de Rio. Cela a-t-il rejoint nos angoisses les plus profondes de disparition sans trace aucune. Non, un Airbus A330 n'est pas simplement pulvérisé, ne s'est pas purement volatilisé – c'est le cas de le dire. Il n'est pas aussi volatil que les milliards de la bourse. On a retrouvé des objets et des corps du vol 447 d'Air France. Aucun voyant n'a permis de repérer la boîte noire.
J'aimerais savoir pourquoi Vénus me réveille chaque matin à 5 heures. Non pas parce qu'elle a faim. Ma chatte veut juste que je me lève, que je la regarde croquer trois croquettes, puis elle me raccompagne au lit et se rendort avec moi. C'est ainsi. Mais pourquoi? C'est épuisant.
J'aimerais savoir ce qu'a éprouvé Cécile Brossard en tirant sur Edouard Stern – à part la rage, le désespoir, le désir de tuer pour faire taire l'humiliation. Ce que je peux imaginer et concevoir.
J'aimerais savoir quelle pulsion de mort pousse à se pendre et à ne pas choisir une mort plus douce. La vision d'un pendu est tellement sinistre. Sandrine Fabbri
Retrouvez une note biographique et les publications de Sandrine Fabbri sur nos pages consacrées aux auteurs de Suisse.
Page créée le 18.03.11
Dernière mise à jour le 18.03.11
|