1
Un jeune homme a été arrêté. Il est là, contre le mur, je le vois. Il garde ses mains derrière le dos, menottées. Comme un assassin. Pourtant, ce n'est qu'un jeune homme qui a fugué de la maison. Un Albanais, peut-être, un Roumain, qui sait. Il regarde par terre. Le regard vers le bas, comme quelqu'un qui se sent coupable. Il est muet. Personne ne lui adresse la parole. Depuis combien de temps est-il là debout devant la maison de Pia? Tout le temps de son enfance.
Les deux gardes-frontière déambulent devant lui dans leurs uniformes flambants. Ils l'effleurent à peine d'un regard. Ils ont l'air sûrs d'eux et bien nourris, le chargeur huilé tourné vers ce freluquet. Nonchalants. Ils ont fait ce qu'on attendait d'eux. Ils sourient. Se lancent des blagues. Déambulent sans cesse, parlent dans leur téléphone portable. Un chien-loup dans la voiture. Le jeune homme apeuré garde la tête baissée, pense à sa misère, au passeur qui l'a laissé tomber dans le bois, au monde qui le laisse seul dans cette grisaille. Une femme passe et sourit aux gardes-frontière, on dirait qu'elle aussi est en uniforme. Puis arrive la camionnette. Un homme descend, il lance une phrase en patois. Le jeune homme lève la tête, toujours menotté, il monte dans le pick-up foncé. Je le guette depuis ma fenêtre. Demain, je l'aurai oublié.
2
Qui sait ce qu'elle a, Rita? Quand je passe sous ses fenêtres, je l'entends hurler sans trêve, ou alors, si elle est là sur son balcon, la brosse à la main, elle frotte elle frotte comme une endiablée, comme si elle en voulait à quelqu'un. Je la vois entrer dans l'église, elle s'en va parler au Christ dans la pénombre au-dessus du grand autel. Qui sait ce qu'elle a dans la tête?
Sur la pelouse de Monsieur le curé – qui se plaît à écrire des alexandrins –, la chicorée pointe déjà, la vigne sauvage pousse ses sarments le long du mur de ma maison et, sur le cerisier de Tchekhov, les premières fleurs blanches et poignantes ne tiendront pas leurs promesses. Personne ne fleurit plus, ici. Pas de bourgeons pour nous. Ce qui nous sauve, parfois seulement, c'est une petite fille, les cheveux en queue-de-cheval, avec son vélo rouge. Mais nous nous enlisons dans des pneus de toutes sortes, les préservatifs, les photos de candidats aux élections qui nous toisent à chaque coin du village. Il est difficile de rencontrer une personne qui vous parle en vous regardant dans les yeux, comme l'on s'adresse à un ami: chacun pense à quelque chose d'autre, et on n'arrive pas à saisir ce qui lui traverse l'esprit.
Carlo, par exemple. Il pensait à quoi, lorsqu'il me parlait? Je l'ai côtoyé des années durant et je ne l'ai jamais connu. Quel fil s'est cassé en lui? De quelle maladie est-il mort? Est-ce une maladie, ce qui pousse un homme à se mettre la grande boucle au cou et à en finir, là, sous une arcade, là où nous nous retrouvions pour jouer aux cartes avec les amis?
Et moi, quelle maladie me tient, moi qui veux toujours entrer dans la vie des autres? C'est peut-être le printemps, le mal du printemps qui laisse choir des pétales de remords et la sève des désirs. Comme le cerisier de Tchekhov.
3
Outre-frontière, à la «Foire aux oiseaux», je rencontre un ex-élève: quarante-cinq ans, trois enfants, employé de banque. Il risque son poste, dit-il. On n'est plus sûr de rien. Ils parlent sans arrêt de RH, de synergies, puis ils sont capables de vous renvoyer après vingt-et-un ans de travail. Le chef va à Zurich, revient et dit qu'au bureau nous sommes trop nombreux, quelqu'un doit sauter. Alors, ils vous convoquent pour un entretien. Il y en a toujours deux. Et ils vous persuadent que la faute n'est à personne. C'est la mondialisation. Ils parlent de sacrifices nécessaires, et entre-temps ils encaissent un million de bonus. Ils ont suivi des cours pour apprendre à vous convaincre que dans la société vous êtes de trop.
Je le vois mal en point, l'ex; je le regarde et, à contre-jour, je vois le chef avec ses griffes de vautour qui le happe. Il est venu ici voir des canaris, des perroquets, des pinsons, écouter le sifflement du merle, du mauvis, de la grive musicienne; mais dans sa tête virevoltent d'autres pensées, ici devant les cailles en cage, si à l'étroit qu'on a de la peine pour elles. Alors, je m'éloigne de l'esplanade où se tient la fête, où un homme s'en prend à l'Africain qui étale ses marchandises, et je m'en vais sur le sentier écouter les oiseaux qui chantent en compétition, cachés derrière les frondaisons. Un merle qui chante bien, me dit-on, peut coûter quelques millions d'anciennes lires italiennes. Je me souviens du poète: il vaudrait mieux naître merle, s'il n'y avait pas ces cages trop étriquées.
Maintenant, je suis assis à côté d'un candidat au Master en ornithologie qui attend sa médaille. Médaille d'or, catégorie grosse grive. Et j'apprends plein de détails. Il y a des oiseaux qu'on laisse dans le noir, mis au clos dit-on en jargon. Ainsi, quand ils reviennent à la lumière, leur chant s'épanche. Et entre-temps ils leurs arrachent même quelques plumes par-ci par-là.
Mieux vaut changer d'air. Je dépasse le Cochon Tour – c'est-à-dire le manège avec des voitures en forme de cochon –, je revois mon ex-élève devant le bonhomme aux animaux en plastique qui essaie sans succès de nouer deux bouts de fil pour livrer le petit monstre à un enfant; et l'ex, mis au clos, l'observe, plongé dans la méditation des ressources humaines.
Alberto Nessi
Traduit de l'italien par Pierre Lepori
Retrouvez une note biographique et les publications de Alberto Nessi sur nos pages consacrées aux auteurs de Suisse.
Page créée le 08.03.11
Dernière mise à jour le 08.03.11
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