retour à la rubrique
retour page d'accueil

Catherine Safonoff

Télécharger la page en PDF

 

Depuis septembre 2007, Le Courrier, Culturactif.ch et Viceversa Littérature publient en partenariat des textes inédits d'auteurs de Suisse. Ces textes paraissent un lundi sur deux, et sont disponibles soit sur nos pages, soit en dernière page du Courrier ou sur le site de ce quotidien: www.lecourrier.ch


  Catherine Safonoff

Catherine Safonoff Née en 1939 à Genève où elle vit aujourd'hui, Catherine Safonoff est l'auteure d'une œuvre cohérente et profonde, très autobiographique. En 2007, elle est lauréate du Prix quadriennal de la Ville de Genève dans le domaine de la littérature pour l'ensemble de son œuvre, ainsi que du Prix Michel-Dentan. Elle a collaboré au Journal de Genève et à la Radio suisse romande pour des critiques littéraires, et a signé quelques scénarios pour la télévision et des adaptations de romans pour le cinéma ( Polenta de Jean-Marc Lovay pour Maya Simon) et pour le théâtre ( Le Malheur indifférent de Peter Handke).
«J'écris sur l'unique entreprise qui vaille au monde, aimer quelqu'un», dit Catherine Safonoff. Son dernier livre, Autour de ma mère, se présente ainsi comme un carnet de bord tenu pendants trois ans où elle tente de faire le deuil d'un amour perdu – l'homme d' Au Nord du Capitaine – et de se rapprocher de sa mère âgée qui va entrer en EMS.
Son écriture fragmentaire et condensée traduit l'intensité du moment et permet un travail d'orfèvre sur la forme. «Si je n'écris que par fragments, c'est qu'ils sont des degrés que je marque dans l'indéchiffrable», note-t-elle.

Le texte inédit que nous publions ici fait partie du dossier consacré à Catherine Safonoff, à paraître dans le prochain numéro de la revue Viceversa littérature (sortie fin avril 2011). APD

 

  Graffiti

Mon Dieu, la vie est un enfer. La petite phrase est derrière la porte des toilettes du dispensaire, une écriture fine au feutre noir, avec quelque chose de désespérément sincère. Je me suis dit qu'un jour j'ajouterais quelque chose. Je suis le Docteur Ursus dans le couloir, c'est le moment où je regarde son crâne. Cela m'a plu immédiatement, son crâne rasé, c'était un signe, de quoi, je ne sais pas, de l'étanchéité de notre pensée, peut-être. Je vois des signes partout dans le bureau du Docteur, mais il paraît que je les déchiffre mal. «Vous lisez mal les pensées, m'a-t-il dit l'autre jour, en tout cas les miennes, vous les lisez très mal, Madame!» Son ton était sarcastique, j'ai détesté qu'il m'appelle Madame. Comment ne pas essayer de deviner, mal ou bien, ce que pense l'autre? Je crois que c'est le même jour qu'il m'a dit qu'il ne lisait pas de romans. J'ai pris note. Du coup toutes les références littéraires que j'avais lâchées tombaient à l'eau, du bluff pour la plupart, mais la déclaration du Docteur délimitait deux camps: d'un côté la Science, de l'autre, la brousse d'origine. Lui, tout verre et béton, moi, la zone, le terrain vague. Mais, Docteur, il y aura un petit roman que je vous promets que vous lirez – pourvu que je le finisse et qu'un éditeur le prenne – parce que c'est vous qui en êtes le héros.
Au revoir – au revoir, et nous nous serrerons la main une dernière fois. Je serai dans la rue, les jambes molles. Je n'ai aucune envie de finir, aussi je parle beaucoup. Quand je m'emballe, le Docteur Ursus se lève, arrache la dernière grande feuille du chevalet, saisit un marker et se met à tracer des cercles et des carrés reliés par des flèches. Il ne lit pas de romans, je ne lirai pas ses schémas. C'est très polarisé entre nous, le masculin et le féminin, du moins pour moi, au point que j'oublie que je suis une vieille femme. Je le trouve beau, très séduisant. Je lui ai dit tout de suite que j'étais tombée amoureuse de lui et que j'ai eu envie de le serrer dans mes bras, là, debout, séance tenante, une étreinte chaste mais quand même une étreinte.
Il n'y a plus grand monde au dispensaire à partir de 16 heures. Les gens viennent plutôt le matin chercher ce dont ils ont besoin. Qui a écrit le petit graffiti aux toilettes? Peut-être quelqu'un qui ne vient plus. Le Docteur Ursus me considère comme un cas léger. Je fais tout pour lui être légère, mon bavardage et ma bonne humeur visent à ce que tout se passe bien. Mais mes bonnes manières sont à double tranchant, Ursus risque de me mettre dehors trop tôt. Je dissimule, comme toutes les personnes qui viennent en addictologie. Il y a au fond un secret, une honte, une souffrance qui n'ont pas de nom, une part résistante, inavouable. La politique de libéralité dont fait preuve le pays en la matière ne peut pas tout, et tant mieux. Le dispensaire n'est pas une soupe populaire. Ce serait trop facile que nous autres qui venons ici repartions avec le paradis en poche. À propos de paradis, le Docteur Ursus s'est assuré que je n'étais pas croyante, comme si une toxicomane croyante n'était pas traitable ou pas crédible. Nous obtenons, à la place d'une substance toxique et illégale, une substance moins nocive et autorisée. Mais cet échange ne règle pas la question. Le produit de substitution demande à son tour une substitution, les doses autorisées demandent à leur tour un sevrage, cela à l'infini, tant qu'on est vivant, tant que le corps garde la mémoire d'instants où la vie n'était pas un enfer, d'instants, même, où elle était belle. Rétrospectivement je me découvre de tels instants. Le Docteur Ursus fait son travail. Mon travail, c'est de l'aimer. Je rentre chez moi et j'écris sur nous deux. J'essaye de trouver une substitution à la substitution.
Une fois, j'avais loué un chalet en Savoie, un endroit isolé. Je me rappelle que les ondes radio s'arrêtaient à certain point de la route. On accédait au chalet par un chemin de terre bosselé. Un jour, j'ai coupé du bois. C'étaient de longues branches de hêtre, de deux ou trois pouces d'épaisseur, le bois encore jeune. Mais sec ou vert, le hêtre est dur. Il aurait fallu employer la scie, mais j'avais voulu y aller à la hache. Je me rappelle qu'une brume montait de la vallée. J'équilibrais mes branches sur le billot et han. J'étais jeune. C'était une époque où le corps comptait cent mille fois plus que l'écriture. Le corps a toujours compté cent mille fois plus que l'écriture, même maintenant que je ne touche plus à aucune hache et que mon corps ne me sert qu'à regarder et écouter le Docteur Ursus. Il a les yeux marron, brillants, des sourcils bien dessinés et un léger accent, peut-être italien mais avec une nuance rude. J'avais déjà amassé un gros fagot, je continuais à brandir mon arme, quand un éclat de bois a jailli contre l'intérieur de mon poignet. C'était comme si la branche me décochait une flèche. Je suis restée par terre, respirant fort pour ne pas m'évanouir. Pas de sang, le poignet comme une loque molle. J'ai marché courbée jusqu'à l'évier en priant, une litanie de Non, non, non, je t'en supplie, non, non, non! Je t'en supplie! J'étais absolument sûre que mon poignet était cassé. Pas de téléphone, le chalet à une heure de route du village. Je me suis fait un pansement avec un torchon mouillé bandé de scotch de carrossier. La douleur était très forte et je continuais à prier, des cris, des marmonnements. J'ai fouillé dans une petite armoire à pharmacie et avalé six ou sept comprimés d'un anti-algique qui se trouvait là, laissé par le précédent locataire. Je me rappelle, il y a eu un coup de vent, la brume s'est dissipée, le soleil de fin d'après-midi brillait sur les glaïeuls rouges, roses, violets, jaunes devant le chalet. J'étais assise devant les glaïeuls, berçant mon avant-bras emmailloté. Comment la douleur a cessé: un éblouissement. C'est le flash, cette propulsion au ciel. Le contraste extrême entre la douleur et sa cessation semble une révélation mystique.
Le médicament dans la petite armoire à pharmacie du chalet existe toujours, en vente libre de l'autre côté de la frontière. Il suffit de faire le tour des pharmacies d'Annemasse une fois par mois et je suis approvisionnée. J'espère que les laboratoires Bride ne vont pas cesser leur fabrication. Le Docteur Ursus ne sait rien de mes tournées. Mais il va bientôt m'abandonner et je devrai trouver seule ma fin. Je m'étais retirée dans ce chalet solitaire pour écrire. J'ai raconté cette histoire de hache à cause du corps, pour évoquer ma bravoure d'autrefois, mais il y a un point important que je ne remarque que maintenant. C'est cette affaire de prières, de cris, d'invocation, d'appel. Le bois éclate, je tombe tant la douleur est violente. Le bûcher est derrière le chalet, l'entrée est de l'autre côté. Je suis par terre, absolument certaine que j'ai le poignet cassé. Pourtant ma série de non, non, je t'en supplie signifie que je crois possible, dans l'ordre humain du possible que, le temps que j'aille à la cuisine, un être tout-puissant reboute l'os cassé. Et j'implore comme une folle. Et quelques heures plus tard je peux remuer le poignet. Ce n'était qu'un nerf blessé. Mais qui me prouvera qu'en réalité un esprit tout-puissant n'a pas changé ma fracture en simple lésion d'un nerf? Et cela pas par hasard, mais parce que je criais, suppliais, appelais, croyais l'impossible possible: quelqu'un m'entendrait. Qui? Par exemple le gros hêtre, plus bas dans la prairie, père et mère de tous les surgeons que j'avais commencé de réduire en fagots. C'était un gros hêtre de montagne, large et tortu, un arbre monstre. Je me rappelle, quand il émergeait de la brume, on aurait dit un ancien navire. Je ne dirai pas au Docteur Ursus que parfois je le prends pour un hêtre, il ne croit pas à la magie. Mais ne pas oublier une chose: le clan du Docteur n'existe pas sans le mien.

Mardi 12. Quelqu'un a répondu au petit graffiti: «L'enfer, c'est la torture d'être incapable d'aimer.» C'est incroyable. Pas la même écriture, au bic dans la peinture grise, avec cette ponctuation et les guillemets, comme si c'était une citation. On va repeindre l'entrée du dispensaire, les deux inscriptions seront recouvertes. Je recopie l'incroyable. J'ai de nouveau envie de serrer le Docteur Ursus dans mes bras. Je vais lui dire qu'il est un homme vraiment bien, que j'ai eu de la chance, je vais lui dire qu'on écrit contre la mort et que ça ira.

Catherine Safonoff

 

Retrouvez une note biographique et les publications de Catherine Safonoff sur nos pages consacrées aux auteurs de Suisse.

 

Page créée le 15.04.11
Dernière mise à jour le 15.04.11

© "Le Culturactif Suisse" - "Le Service de Presse Suisse"