L'homme retroussé
Ce matin, vous vous êtes probablement
rasé ou maquillée (ou l'inverse, après
tout - il va être question d'inversion, précisément
)
devant votre miroir. J'aimerais vous poser une question agaçante
à ce propos. Le miroir, semble-t-il, inverse la gauche
et la droite. L'image qu'il vous réfléchit,
c'est la vôtre, en principe. N'empêche que, si
vous êtes droitier, il vous rend gaucher, il vous fait
porter votre montre-bracelet à la main droite, il déplace
votre grain de beauté sur l'autre joue. Si les voitures
de police portent leur inscription " Police " à
l'envers, c'est pour prévenir et annuler cette inversion,
c'est parce que vous êtes censé la voir par votre
rétroviseur. J'ai même observé que les
horlogers fabriquaient des cadrans d'horloge inversés
spécialement destinés aux salons de coiffure,
pour la commodité des clients qui les regardent dans
le miroir : l'aiguille tourne dans l'autre sens, trois heures
est à gauche, neuf heures à droite.
Mais pourquoi ne devrait-on pas inverser
aussi bien midi et six heures, pourquoi le miroir n'inverse-t-il
que la droite et la gauche, et pas le haut et le bas ? Eh
bien, il n'y a pas de réponse à cette question,
parce qu'elle est mal posée. Le haut et le bas, ce
sont des pôles objectifs, ou en tout cas communs à
tous ceux qui vivent dans la même aire géographique,
nous avons vous et moi le même haut et le même
bas. Tandis que la droite et la gauche, c'est subjectif, je
déplace ces pôles avec moi quand je me retourne.
C'est bien pourquoi l'inscription " police " s'inverse
quand je fais demi-tour, c'est-à-dire quand je lui
tourne le dos, et mon rétroviseur ne ferait qu'enregistrer
cette inversion objective si justement les policiers ne la
prévenaient pas. Donc, si on parle de haut ou de bas,
les pôles latéraux correspondants seront non
pas la droite et la gauche, mais l'est et l'ouest. Et le miroir
n'inverse ni le haut, ni le bas, ni l'est, ni l'ouest.
En revanche, le miroir produit une
réversion totale dans le sens de la profondeur : ce
qu'on lui présente échelonné dans un
sens, il l'échelonne dans l'autre, autrement dit, il
retrousse les objets. Présentez lui un gant de la main
droite, il en fera un gant gauche, comme s'il vous l'aviez
retroussé. Idem pour notre propre personne.Et c'est
justement la raison d'une certaine équivoque, qui vient
de ce que, contrairement aux gants, nous sommes symétriques
dans le sens latéral, ou à peu près symétriques.
Ce qui signifie que mon côté droit, c'est mon
côté gauche retroussé, et réciproquement.
Or le miroir, qui retrousse ces deux côtés, les
fait prendre l'un pour l'autre - à quelques détails
près, comme ma montre au poignet gauche, ou un grain
de beauté sur la joue droite, des détails sur
lesquels nous passons en toute désinvolture.
Plutôt que d'admettre que ce
que nous voyons dans le miroir, c'est notre corps retroussé,
nous jouons sur cette symétrie latérale et nous
nous regardons comme si nous avions été simplement
prendre place de l'autre côté du miroir après
avoir fait demi-tour. Nous avons l'impression d'une fidélité
totale du miroir, et nous faisons abstraction du retroussement
qui nous fait prendre la droite pour la gauche. Mais, je le
répète, c'est une illusion, nous ne nous voyons
pas exactement tel que nous sommes.
Le pire, c'est que nous préférons
cette version inexacte au reflet plus objectif que pourrait
nous offrir par exemple le cinéma ou la video. J'en
ai fait l'expérience récemment, je me suis trouvé
devant une vidéo à écran plat qui m'enregistrait
en direct et me restituait mon image en temps réel,
comme un miroir, mais dans le bon sens, si je puis dire, avec
ma montre à la main gauche. A l'inverse du miroir,
la vidéo me réfléchit tel que vous me
voyez en réalité. Eh bien, je dois dire que
c'est une image troublante, étrange. Pratiquement,
j'aurais été bien en peine de me raser devant
une telle image.
Voilà donc qui reconduit la
question en l'aggravant : pourquoi est-ce que nous nous identifions
plus volontiers à l'image du miroir, qui nous retrousse
comme un gant, et qui, au passage, fait de nous des gauchers,
plutôt qu'à l'image plus objective que nous offrent
le cinéma ou la vidéo ?
Vous pensez bien que je ne vais pas
résoudre en quelques lignes un problème qui
tient à la condition humaine dans ce qu'elle a de plus
spécifique et de plus complexe, puisqu'il s'agit de
l'image du corps, c'est-à-dire de l'identité
même. L'homme a ceci d'étrange que sa personne
se constitue sous l'incidence du regard de l'autre (de sa
mère, pour commencer). C'est un être "en
miroir", retroussé par la contre-perspective dont
il procède existentiellement. Je me bornerai à
vous citer Nietzsche, qui indexe précisément
l'aliénation constitutive de l'être humain en
déclarant ceci (qui s'applique à la comédie
humaine dans son universalité) :"Je suis un comédien
: lorsque je suis un autre, je suis vraiment moi-même
"
Michel Thévoz
Retrouvez Michel
Thévoz sur la page auteur qui lui est consacrée.
Avec notamment une présentation de son livre Tout
va bien (Favre, 2004)
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Page créée le 05.07.04
Dernière mise à jour le 05.07.04
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