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L'invité du mois

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Gabriel Mützenberg répond à Flurin M. Spescha - Poèmes

  Lettres rhéto-romanes d'aujourd'hui

 

Ce qu'on appelle communément le romanche, avec quelque 60'000 locuteurs dans toute la Suisse, comprend en réalité cinq langues écrites d'importance inégale ayant chacune sa littérature :

  • le vallader de Basse-Engadine
  • le puter de Haute-Engadine
  • le surmérien du centre des Grisons
  • le sutselvien du Rhin postérieur, presque en voie d'extinction
  • et le surselvien du Rhin antérieur, le groupe le plus nombreux

Géographie linguistique

L'aire de langue romanche

1. Sursilvan
2. Sutsilvan
3. Surmiran
4. Putèr
5. Vallader

carte tirée de "Rhéto-romanche - Facts&Figures"
Lia Rumantscha

Les Romanches, déjà très minoritaires, le sont d'autant plus qu'ils se trouvent divisés en plusieurs idiomes. On a cherché, au siècle dernier déjà, à remédier à cette situation. Sans succès. En 1982, toutefois, le travail du linguiste zurichois Heinrich Schmid a abouti à la création du "rumantsch grischun", médiation réussie entre le vallader, le surmérien et le surselvien. Conçu comme langue administrative, on l'a surpris très vite dans la bouche des politiciens et sous la plume des écrivains. Aujourd'hui, même si une vive opposition subsiste ici et là, il fait peu à peu son chemin, fermement soutenu par la Lia Rumantscha, fédération des sociétés rhéto-romanes. Et il a ses entrées à la Quotidiana, le quotidien romanche inauguré en 1998, au même titre que les autres idiomes.

 

  Scuntrada

 

DES RENCONTRES du peuple romanche dans son ensemble, depuis 1985, date du bimillénaire de la conquête de la Rhétie par les Romains, ont lieu tous les trois ans dans l'une des régions rhéto-romanes du canton. Celle de l'an 2000 se tiendra en août en Haute Engadine, à Zuoz, à Samedan, à Puntraschigna, à Schlarigna. Cette manifestation d'une semaine joue un rôle de rassemblement très important sur les plans culturel et littéraire. Les écrivains sont là avec leurs lecteurs, les animateurs régionaux de la Lia Rumantscha. Les chansonniers, les maîtres d'école, les amis de l'extérieur, tout un public avide d'expositions, d'excursions dans les environs, de conférences, de séminaires, d'entretiens, de cours de langue, d'exercices de chant, de rencontres... La région en en sort vivifiée.

LES JOURNÉES LITTÉRAIRES DE DOMAT, organisées chaque année par la Société des écrivains, exercent également leur influence dynamisante: concours, lectures, prix y attirent les intéressés et leurs amis, les abonnés de "Litteratura", le monde de la culture et des médias.

LES AUTEURS ROMANCHES ont donc pignon sur rue. Leur situation de minorité ne leur offre, il est vrai, qu'un potentiel de lecteurs restreint. Mais sa fidélité, à beaucoup d'égards, fait plus que compenser ce petit nombre. Il n'est pas rare qu'un poète tire un recueil à 1000 exemplaires et, le prix en étant rendu modique par le jeu des subventions, qu'il les vende. Y parvient-on facilement en Suisse romande? Jadis, la jeunesse des villages colportait de maison en maison les publications des écrivains locaux. Ce n'est plus le cas aujourd'hui. D'autres méthodes de distribution, efficaces elles aussi, ont pris la relève. Un nombre important de Romanches se rend compte que le maintien d'une littérature originale vivace constitue pour leur langue la sauvegarde la plus sûre. Les auteurs jouissent d'une certaine aura. Les lectures qu'on organise pour eux sont (relativement) bien fréquentées. Le peuple, peu ou prou, y reconnaît sa voix.

 

  Poésie

 

1. Voie (voix) féminine

Selinà Chönz est morte cet hiver (1910-2000). Son nom, dans la bonne compagnie de son illustrateur, le Surselvien Alois Carigiet, est mondialement connu.

Trois albums pour enfants, d'une poésie exquise, "Uorsin", petit garçon en quête d'une grosse sonnaille pour la Chalandamarz, "Flurina", sa sœur, au cœur des Alpes avec le grand oiseau, l'été, "La naivera", la grande neige, avec ses joies et ses dangers, écrits en puter, mais traduits, l'un ou l'autre, en 11 langues, ont communiqué à des milliers de lecteurs leur inimitable fraîcheur. Epouse de l'architecte J.U. Könz, restaurateur exemplaire de Guarda, elle a publié, image des saisons de l'âme, quatre recueils de nouvelles. Une enfance heureuse et multilingue, à Samedan - elle parlait les quatre langues nationales à cinq ans - avait bien préparé son écriture légère pleine de finesse.

Engadinoise aussi, mais de Ramosch, en Basse-Engadine, Luisa Famos n'a laissé que deux recueils, "Mumaints" et "Inscunters", le second posthume; ils ont été traduits, en allemand, puis, par nos soins, en français: "Poesias", L'Age d'Homme (Poche suisse), Lausanne, 1999. Frappée à mort par le cancer, en 1974, elle vit par ce qu'elle communique de sa sensibilité et de sa foi, à sa manière, à nulle autre pareille, directement, d'être à être, d'une voix d'éternité.

"Nous l'appelons la Luisa Famos. Comme en allemand on parle de la Droste ou de la Lasker-Schüler, de la Bachmann. Une certaine proximité avec l'oeuvre et la personne induit cela, l'admiration pour les deux le justifie. Il ne s'agit pas ici d'une familiarité déplacée mais d'un aveu face à une oeuvre unique.".

Iso Camartin, Feuxcroisés numéro1 -1999.

Luisa Famos, Poesias, Poche Suisse, L’Age d’Homme, 1999.Poésies, traduction de Gabriel Mützenberg. Poesias/Gedichte, Arche, Zürich, 1995

Poésie féminine encore, et même féministe, celle de Tina Nolfi, de Lavin, en Basse-Engadine, dont les thèmes oscillent entre la révolte, la désillusion, le narcissisme. Quant à la forme, elle se meut dans une simplicité qui confine parfois à la banalité, ou verse alors dans l'hermétisme. Titre (une commande de Pro Helvetia): "Sfessas albas" (Fissures de l'aube), 1983. L'aube débouchera-t-elle sur le jour ? Mystère.

La voix de Ruth Poulda, née à Tarasp en 1948 (cf. Ecriture No 43, 1994), rencontre souvent nos rêves. Ainsi "Davant il spejel" (Devant le miroir) (brochure de Litteratura 1998):

Je me suis, regardée en face:
Le temps m'a souri.
Je marche pieds nus
dans ma forêt enchantée,
mais avant de rentrer
je dissimule mes songes,
sous la mousse brunissante.

2. Trois "grands"

Andri Peer (1921-1985), esprit européen adonné à tous genres, mais poète avant tout, fut sa vie durant l'ambassadeur incomparable de la langue et de la culture rhéto-romanes. Né à Sent, instituteur, puis professeur au lycée de Winterthur, il abandonne peu à peu les formes traditionnelles de la poésie, suivant sur ce point l'exemple lumineux du poète de Sent si pleinement conscient de sa mission. Peider Lansel, pour ouvrir à sa riche sensibilité, recueil après recueil, des voies nouvelles. Les couleurs, ces "ballerines du soleil", s'en donnent à cœur joie dans ses textes. Le chant, en lui, triomphe. Même quand il traduit du français par exemple. Ou quand il est traduit:

Je vous aime hommes dont le cœur éclate de joie
cheveux ébouriffés au vent
avec vos cicatrices et vos blessures jamais guéries
la tristesse dans les yeux
la fatigue de longues chevauchées
a travers les sables rouges
de l'espérance.

Cf. Ecriture N° 48, 1996, et "Office des morts", par Maurice Chappaz, traduction d'Andri Peer, liminaire de Gabriel Mützenberg, Ed.Samizdat, Genève, 1996.

Hendri Spescha, de Trun (Surselva, 1928-1982), mort d'une crise cardiaque dans le train alors qu'il rentrait de Zurich à Coire, est loin d'être oublié. Dix ans secrétaire de la Lia Rumantscha, puis rédacteur la TV romanche, il a été ce qu'il voulait être, un "poète, en marche". Sa méditation intérieure, il la traduisait, de loin en loin, avare de ses mots, mais chacun d'un grand poids, avec une économie de moyens exceptionnelle. Ainsi, dans "Père", tiré de son recueil "Sendas"(Chemins)

Hier tu étais mon père
et tu me conduisais
sur de verts pâturages

Nous voici aujourd'hui deux frères
et notre beau jardin
est mort

(trad. Flurin M. Spescha)

Son engagement en vue d'une société meilleure savait toutefois se manifester dans la presse, par le discours, voire, comme lors de l'Exposition nationale de 1964, par une pièce de théâtre. On le constate dans les deux volumes qui, depuis sa mort, ont rassemblé ses textes avec la collaboration de son successeur à la Lia Rumantscha Iso Camartin:
Hendri Spescha, "Il giavin dalla siringia" (L'attrait du lilas), Terra Grischuna Buchverlag, Coire, 1984,
Hendri Spescha, "Uss" (Maintenant), éd. edescha, Zurich et Coire, 1998. Cf. Repères No 11, 1985.

De Flond, petite commune. appartenant à la minorité protestante de la Surselva, au-dessus de Glion, Flurin Darms devient pasteur à Puntraschigna, à Trin, à Domat et collabore à la version œcuménique de la Bible en surselvien. Vingt ans, il est rédacteur de l'almanach "Per mintga gi" (Pour chaque jour) édité par la Renania, et c'est cette même société culturelle qui publie, en 1985 et 1986, ses œuvres complètes en trois volumes.

Poète, il l'est profondément, jusque dans ses nouvelles, telle cette fameuse "Rencontre avec le cerf" parue dans mon Anthologie rhéto-romane. On y découvre, en pleine nature, dans une atmosphère envoûtante de mystère, un monde étrange de sortilèges, de symboles, de légendes, de jeux, de peurs, l'aventure bouleversante et merveilleuse d'un garçon de la montagne en pleine adolescence. Et on retrouve ces impressions dans les poésies, chez ces "affourageurs des hauteurs" que Flurin Darms évoque avec, tant de sympathie:

"affourageur,
ta lampe,
ta lampe dans l'obscurité crépusculaire de notre monde,
de loin je la salue,
et elle me salue,
salut d'homme à homme,
salut et consolation, de paix,
dans la nuit qui monte en se glissant du fond du val,
monte du fond du val
et nous investit tous."

Et il termine sa méditation, ayant comparé cette humble clarté aux lumières ivres de la ville, par cette exhortation:

ta lampe,...
quand tu la nettoies,
ne l'éteins pas tout à fait.

Cf. Ecriture No 41, 1993, et "Littérature rhéto-romane" revue Europe, Paris, mai 1995."

 

  Contestataires, écologistes

 

Le romanche va-t-il mourir ? J'ai titré plus d'un article par cette formule. La menace a existé. Elle existe encore. Une minorité aussi faible, dans le remue ménage actuel des populations, reste en danger. Même si l'on fait davantage pour elle qu'on ne le fit dans, le passé, tant sur le plan des lois - le romanche, au fédéral, est semi-officiel désormais - que sur celui des subventions ou du personnel spécialisé. Les mentalités évoluent. Dans un sens positif. Mais les faits sont coriaces. Ils ne se laissent pas faire. La vigilance est de rigueur. Les écrivains en sont conscients.

Le sont-ils suffisamment ? Il faut regretter, à cet égard, la disparition, voici quelques années, après vingt ans d'existence, du très piquant "Chardun", sorte de "Canard enchaîné" romanche dû à l'initiative, en Engadine, du peintre et écrivain Jacques Guidon, caricaturiste de talent, et d'une équipe de poètes particulièrement motivée pour la défense de sa vallée et de sa langue.

Armon Planta (1917-1986), de Sent, ce haut lieu de la culture rhéto-romane, fut sans doute le plus tenace. Deux passions l'habitaient: l'exploration, sur le terrain, en autodidacte éclairé, des voies romaines; le combat, par l'écrit, la poésie politique, écologique, pour la sauvegarde de la nature et de la culture. Homme de cœur, lyrique aussi, comme l'avait été, avant lui, Artur Caflisch(1893-1971), le poète satirique de Zuoz, architecte à ses heures, dramaturge aussi...

"suis-je plus près/ de la croix/, écrivait Planta, quand je l'adore/ l'implore)/ et prie/ plein de piété/ ou quand j'essaie/ chaque jour/ de faire la volonté/ de celui qui est mort/ là-haut ?"

Un autre collaborateur du "Chardun", où il publiait "Il diari"( Le journal) dans chaque numéro, chaque mois, Clo Duri Bezzola (né en 1945). Trente-huit de ces textes forment un recueil, "A l'ur dal di"(A l'orée du jour) où il parle de lui avec une franchise, un sans-gêne qui surprennent, mais aussi gagnent l'adhésion. Sa poésie est, politique elle aussi, critique, d'un lyrisme singulier, original. Il a été rédacteur de "Litteratura" et président de la Société des écrivains romanches.

"Je saisis aux cheveux le temps, écrivait-il,
comme un haillon qu'il faut laver ".

Il y a aussi, dans la Surselva, des poètes contestataires. Theo Candinas, écrivain complet, le seul Romanche qui ait eu l'honneur, de 1976 à 1978, de présider la Société suisse des écrivains, en est un exemple éloquent.

"Viens ô toi esprit, s'exclame-t-il dans un de ses premiers poèmes,

hors de cette bande
déchaînée…"

On croit, en commençant, entonner un cantique. Mais de quel esprit s'agit-il ? Et cette bande, qu'est-elle au juste ? Le paradoxe chante.Une autre pièce évoque le suicide: "Prends la corde et hâte-toi dans la neige et la grêle sans manteau ni chapeau..."

A vingt ans, dans la revue des étudiants romanches "Talina", il publie ses premiers textes et, bientôt rédacteur, critique l'Eglise et l'armée et subit semonces et sanctions...Ses "Historias da Gion Barlac", qui prennent la forme du conte, ou du poème en prose, présentent un personnage imaginaire, tout de fantaisie, de drôlerie de merveilleux, de non-conformisme, sans souci des tabous, voire de quelque scandale, de ton sûr et léger, qui s'impose, séduit. L'ouvrage a du succès. Le talent de l'auteur est évident. Mais il a ses idées. Le "rumantsch grischun" ne lui plaît pas. Il tire à boulets rouges sur ses promoteurs.

Flurin Spescha, fils d'Hendri, né en 1958, écrivain et traducteur à Zurich, très engagé dans la Société des écrivains, à Litteratura, aux Journées littéraires de Domat, où il a grandi, écrit invariablement en surselvien, avec une virtuosité sans fausses notes, ou en allemand. Il dénonce sans ménagements l'establishment de la Surselva, qu'il désigne encore de catholique conservateur, ancien nom du parti démocrate chrétien. Par rapport aux hiérarchies, qu'elles soient économiques ou religieuses, mondiales ou locales, il prend nettement ses distances. S'il ne va plus à l'église, c'est que la caste sacerdotale lui cache la face du Fils de Dieu. D'où vient cette attitude ? Ce petit poème intitulé "maman" l'explique-t-il ? Peut-être.

Tu dis que mes vêtements, ont des trous
que mes souliers sont déchirés
qu'en somme je ne suis pas très diplomate

mais tu ne vois pas que mon cœur
a des trous et que c'est moi
le déchiré…"

Un déchiré lui aussi, le berger des moutons de la Greina, Leo Tuor, né à Rabius, sur le Rhin antérieur, en 1959! Il a en effet quelques affinités avec Flurin Spescha: comme lui, un jeune loup de la littérature rhéto-romane d'aujourd'hui. Et ses études aux universités de Zurich et de Fribourg ne l'ont pas empêché de monter avec ses bêtes au-dessus de la limite des arbres. Il le dit lui-même dans un exposé de 1998: "De la garde des moutons, pour l'instruction de la bleusaille": "Quand j'en ai eu assez de faire de la lèche aux paysans pour un salaire de misère et peu de reconnaissance, j'ai décidé d'arrêter avec les vaches et de passer aux moutons. Au moins, la paye est à peu près acceptable. La reconnaissance, elle, n'augmente pas. Les bergers sont tout en bas de l'échelle sociale, ils l'ont toujours été. Plus bas, il n'y a que la canaille, les vauriens, les jean-foutre. Et le dernier dans l'échelle sociale des bergers, c'est celui des moutons..."

Ce début nous introduit dans l'atmosphère générale de l'oeuvre de Tuor. La traduction en est due à Jean-Jacques Furer, linguiste polyvalent penché depuis des années, déjà sur le romanche - il va publier le premier dictionnaire surselvien-français - longtemps collaborateur, dans la Lumnezia, du père Flurin Maissen, écologiste et initiateur de la Fundaziun Placi a Spescha pour la protection de la nature et la promotion de la culture.

Les quelques lignes de cette citation trahissent la position radicale de leur auteur. Il l'exprime avec toute la violence de sa révolte dans son œuvre majeure, Giacumbert Nau (1988, trad.all. 1994, fr. 1998 - Poche suisse). Il y apostrophe les promoteurs d'usines hydro-électriques qui veulent noyer son alpe.

Ce contestataire de la société de consommation et de profit est aussi un fin lettré qui vient de mettre un terme à la publication des œuvres complètes, annotées et commentées par ses soins, du grand poète de Breil Giacun Hasper Muoth (1844-1906).

Giacumbert Nau (1988, trad.all. 1994, fr. 1998 - Poche suisse).

Il a collaboré dans ce travail avec Iso Camartin, ancien professeur de romanche à l'Ecole polytechnique fédérale et à l'Université de Zurich, maître à penser des milieux littéraires rhéto-romans par ses cours, ses conférences, ses essais dont le principal, "Nichts als Worte", 1985, existe aussi en français: Rien que des mots, 1989 (Prix Veillon). Le point de vue qu'il y défend mérite d'être entendu. L'avenir du romanche a ses yeux réside dans la rencontre de l'autre, du différent, donc dans le multilinguisme, et dans une bonne information. Il s'y emploie, non sans succès, et écrit en allemand pour être lu du grand public.
Ils descendent/Der Nachkomme, Ex-libris, Zürich, 1982.
Die Bibliothek von Pila, Suhrkamp, Frankffurt a.m., 1995.

 

  Conteurs et Romanciers

 

Cla Biert fut un de ces Engadinois, comme Men Rauch, qui s'en allait, la guitare sous le bras, planter dans les coeurs, avec ses vieilles chansons, l'amour de la terre natale. Il chantait, il racontait, il jouait, et il se mit à écrire, à se raconter lui-même, et la vie, telle qu'elle était vécue, en Engadine dans la première moitié du XXe siècle. On y découvre le paysan de la montagne, ses travaux, le village - quelle merveille, dans "La Müdada" (La Mutation), que la description de l'épicerie et de tout ce qui s'y passe - les rapports entre les gens. Et puis, dans "Une jeunesse en Engadine", l'enfance de l'écrivain, face à cette figure imposante de père. Tout vit, sous la plume de Cla Biert, avec une intensité, une vérité surprenantes.

Cla Biert ne cherche pas, en écrivant, à défendre le romanche. Il le fait on pourrait presque dire sans le vouloir, par son talent. Reto Caratsch(1901-1978), journaliste à la Neue Zürcher Zeitung, le fait consciemment, de sa prose adroite, élégante, dans deux œuvres satiriques republiées en 1984 par le "Chardun".
La Müdada traduit en allemand en 1984 et en français, aux Editions de l'Aire.
Une Jeunesse en Engadine, L’Aire / Ex Libris, Lausanne, collection ch, 1981-traduction de Gabriel Mutzenberg- (réédité en Poche Suisse, 1990).

Ursicin G.G. Derungs, né à Vella en 1935, dans la Lumnezia, élève de l'instituteur du lieu Toni Halter(1914-1986), romancier de grand talent qui exerce sur lui une influence certaine, rejoint, dans ses textes en prose, souvent poétiques, de qualité exceptionnelle, la contestation fondamentale, par rapport à l'institution ecclésiastique de la Surselva, d'un Flurin Spescha. Ses charges, dans "Il saltar dils morts"(La danse des morts), contre le couvent de Disentis, en 1982, firent scandale.

Oscar Peer, frère d'Andri, que je nomme le romancier de l'inexorable dans mon interview de "Feuxcroisés" 2000, s'entend comme nul autre, sobrement mais puissamment, l'environnement, sous sa plume, s'associant étroitement au drame, à vous camper un personnage. On n'oublie pas les protagonistes d'œuvres telles que "Nozzas d'inviern" (Noces hivernales), récit publié en allemand d'abord - Peer maîtrise un bilinguisme littéraire parfait - "Eva", cette extraordinaire sommelière dont la seule présence (diabolique ?) bouleverse tout un village, "Accord" (Coupe sombre) dont la traduction française (1999) vaut à son auteur et à sa traductrice Mme Gateau-Brachard, le Prix Lipp (remis à Zurich le 04.04.2000).
Coupe sombre, traduit du romanche par Marie-Christine Gateau-Brachard. Zoé, Carouge 1999, 104 pages.

Gion Deplazes
D'autres romanciers, dans la Surselva, héritiers du grand Gian Fontana (1897-1935), ont contribué à maintenir vivace, dans l'esprit du peuple romanche, la conscience de son identité. Gion Deplazes, né à Surrein en 1918, y contribue par une œuvre profondément intégrée dans le terroir du Rhin antérieur et très riche d'expression verbale. Son évocation, par exemple, dans "Passiun" de la vieille "Passion de Sumvitg", monument combien précieux du théâtre populaire d'autrefois, plonge son lecteur dans un drame local qui le saisit tout entier et l'élève à l'universel. L'auteur, qui fut co-directeur du lycée cantonal, et qui a remarquablement décrit l'histoire de la littérature rhéto-romane "Die Rätoromanen. Ihre Identität in der Literatur", Desertina, Disentis, 1991 - a exercé par ses livres, et par son enseignement, une influence profonde sur ce dernier demi-siècle.

Vic Hendry
On peut en dire autant de Vic Hendry, né en 1920, dixième enfant d'un paysan de Cavosgia, hameau solitaire sur la rive droite du Rhin antérieur, tout entouré de sapins noirs. Sa passion de la communication fait de lui l'écrivain romanche le plus abondant, sans que cette prolixité nuise à la qualité d'une production qui cherche ses thèmes aussi bien dans l'histoire de la vallée que dans l'actualité. N'est-il pas allé jusqu'à partager la vie des détenus pour écrire "Discuors cugl assassin"?

Donat Cadruvi (1923-1998), qui fut conseiller d'Etat démocrate chrétien, s'est particulièrement distingué dans le roman social.

Quant à Silvio Camenisch, né à Rueun en 1953, il dépeint sans prétention, dans une langue simple et directe, naturelle, parlée, celle d'aujourd'hui, la vie de la jeunesse de son village: "Miez miur e miez utschi" ( Mi souris et mi-oiseau = chauve-souris, 1982). Il vise la jeune génération. Comme l'a fait, mais dans le monde ladin, Anna Pitschna Grob-Ganzoni, née en 1922 à Schlarigna, qui écrivit ses contes, d'abord, simplement pour divertir ses cinq enfants.

Men Rauch
J'ai cité Men Rauch (1888-1958), auteur du festival, à Scuol, qui me fit découvrir le romanche. Il fut l'animateur, avec Cla Biert, et Jon Semadeni, d'un cabaret romanche qui porta dans villes et villages, avec une fantaisie d'un goût très sûr, les remous de l'actualité politique ou de la vie quotidienne (cf. photocopie). Parmi eux, Jon Semadeni (1910-1981) fut le dramaturge inspiré en même temps que l'auteur (cf. photocopie). Le théâtre, depuis le XVIe siècle, a sa bonne place dans les vallées rhétiques. En Engadine, Men Gaudenz (1899-1982), et plus encore Gian Belsch, de son vrai nom Albert Wihler, curé schwytzois débarqué à Zuoz, ont excellé dans des pièces inspirées de la Bible. Et celles du prêtre catholique étaient jouées par la jeunesse protestante Jacques Guidon par des thèmes plus historiques, a aujourd'hui pris la relève. Avec Jon Nuotclà.

Dans la Surselva, bien des auteurs mentionnés ont écrit pour la scène: Toni Halter, Theo Candinas, Hendri Spescha, Flurin Spescha, Gion Deplazes, Tista Murk, ladin du val Müstair implanté à Trun et passionné de théâtre.

Linard Bardill
Quant à Linard Bardill , né à Coire en 1956, des études de théologie l'ont conduit à la chanson et à l'écriture. Il a mis en musique des poèmes de divers auteurs romanches, ainsi que ses propres textes, et a commencé sa carrière de chansonnier en s'en allant avec un âne de village en village. Aujourd'hui, ce sont les médias, radio, TV, CD, qui diffusent ce qui aurait dû être, dans son orientation première, sa "prédication". Le message est tonique. Je l'avais entendu pour la première fois à l'orée de la forêt légendaire de Tamangur ( célébrée, quand elle était en voie de disparition, par le poète Peider Lansel en tant que symbole de la mort du romanche) à quelque 2000 mètres d'altitude, lors de la "scuntrada", à Scuol, de 1988. Chacun, pour assurer l'avenir, y avait planté son arole.

Gabriel Mützenberg

Les informations envoyées par Monsieur Mützenberg étant particulièrement riches et intéressantes, nous avons opté pour vous présenter une sélection de sa présentation de la littérature rhéto-romane - qu'un dossier plus complet viendra étayer ultérieurement.

 

  Gabriel Mützenberg / Bibliographie

 

Traductions du romanche

  • Arthur Caflish, Le Professeur Antoine Velleman, La Sirène, Genève, 1964.

  • Elisa Perini, Otto Barblan, La Baconnière, 1976.

  • Cla Biert, Une Jeunesse en Engadine, L’Aire / Ex Libris, Lausanne, collection ch, 1981 (réédité en Poche Suisse, 1990).

  • Luisa Famos, Poesias, Poche Suisse, L’Age d’Homme, 1999.

Sur la littérature rhéto-romane

  • Destin de la langue et de la littérature rhéto-romanes, L’Age d’Homme, 1974 (épuisé). Réédition fortement augmentée en Poche suisse, 1991.

  • Anthologie rhéto-romane (poésie et prose), L’Age d’Homme, 1992.

  • Gabriel Mützenberg a tenu, en 1984 et 1985, une chronique "Lettres romanches" dans la revue Repères; puis, à partir de 1986 "Lettres rhéto-romanes", dans la revue Ecriture.

Principales contributions

  • "Littérature de Suisse rhéto-romane" in Littératures de Suisse romande, par Mousse Boulanger et Henri Corbat, Saved S.A., Bordas Suisse, 1988, pp. 263-268.

  • "Littérature rhéto-romane", in revue Europe, Paris, mai 1995, pp. 137-155.

  • "Littérature rhéto-romane", supplément du Passe-Muraille N° 19-20, Lausanne, juillet 1995, 16 pages.

informations bibliographiques aimablement fournies
par la Revue du Service de Pressse Suisse

 

Page créée le 09.10.01
Dernière mise à jour le 09.10.01

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