Rencontre avec Anne Bregani
KARINE FANKHAUSER: Je voudrais que
vous me parliez des thèmes de vos deux recueils Le
Territoire de l'oiseau et Le livre des séparations
; la nature, le corps le deuil y jouent un rôle...
ANNE BREGANI: Evidemment, je ne travaille
pas par thème - et ça n'est pas un travail
d'ailleurs. Mais pour répondre quand même à
votre question, je commencerai par parler du corps. Quand
j'écris, ce sont des choses que physiquement je situerais
dans la zone sous le thorax. C'est une chose qui est vraiment
physique dans le sens où je l'entends, les sons.
Je dois entendre les mots, c'est comme si j'étais
habitée par des présences et des voix, que
je capte, et c'est seulement dans ce cas là que j
'écris. Donc je pourrais dire que dès l'origine,
à cause de la question du souffle et des sons, le
corps est très présent. Mais il est aussi
dans le langage, dans le monde du langage de la parole.
Il y a certainement des choses très anciennes, très
archaïques. Je ressens très fortement que j'ai
été baignée dans un monde sonore, une
force qui a été touchée par cet impact
sonore absolument énorme. J'en ai une mémoire
cellulaire.
D'autre part la marche est très
importante. On peut dire que l'écriture est une autre
forme de la marche. Sans être une exploratrice extravagante,
j'aime la marche. J'aime les paysages, également
les arbres, j'aime voir les changements du ciel. Je marche
plus volontier à plat, ou presque, et c'est pour
ça que j'aime la Haute-Engadine, on peut se promener
dans des bois très beau, assez doux par endroit.
C'est une autre présence du corps dans une relation
à soi et au monde.Il y a quelque chose de très
puissant, de très sensuel.
- Quand je parle de la nature, vous parlez
de la marche, d'avoir la nature autour de vous...
-
d'être plongée
dedans. Nous vivons dans un pays qui a des paysages très
forts. La nature domine - même si elle est très
travaillée par l'homme - et nous sommes petits.
- Cette nature helvétique a déjà
inspiré de nombreux poètes, notamment à
l'époque romantique
- Tout à fait. Nous sommes
dans un petit pays, on peut arriver rapidement partout ;
mais on y trouve aussi des espaces étendus, qui nous
permettent d'être en contact avec des choses en nous
qui sont grandes, des choses en nous qui ont besoin d'espace,
de beaucoup d'espace. Ces contacts avec l'eau, le ciel,
les arbres peuvent nous donner le sentiment que nous sommes
très petits, mais pas dans une petitesse mesquine,
juste petits parce que c'est notre taille. Cela dit, aujourd'hui,
il me serait difficile de vivre à la campagne.
Pour revenir au sujet du deuil, thème
présent dans Le livre des séparations, j'ai
vécu certains deuils, comme tout un chacun peut en
vivre, mais qui ont été marquants pour moi
à l'âge adulte. J' ai en particulier perdu
ma soeur cadette et mon frère cadet, pas au même
moment, mais chacun d'une grave maladie. Il y a eu comme
un parcours... comment faire face précisément...
Vous savez, le corps est merveilleux et en même temps
terrible : parce que ça peut être le lieu d'une
très grande force qui nous traverse, mais cette même
force peut être celle de la douleur. Il y a vraiment
quelque chose comme une énigme : qu'on ne puisse
pas faire autrement que de vivre avec son corps, et avec
ce qu'il nous dit et ce qu'il nous fait. Quand ma petite
soeur et mon frère sont tombés malades, ce
sont des choses qui adviennent, ce n'est jamais un choix
- peut-être c'est un choix de l'âme, mais c'est
une tout autre thématique que je ne veux pas aborder
là.
Mais tout d'un coup quand ces choses-là
arrivent, et vous arrivent à vous qu'est-ce que vous
faites de ça? J'aime savoir que ce qui m'arrive a
un sens, même si au départ je n'y comprends
rien - et ça, j'ai mis longtemps à l'accepter.
On aimerait des pouvoirs un peu magiques, une baguette magique
de réconfort qui arrêterait la maladie
Mais on est ramené à une réalité
très forte. Et il y a d'autres pouvoirs, celui de
la présence, celui de l'amitié, de l'amour,
et le pouvoir qui est celui de la parole. Je suis quelqu'un
qui croit aux pouvoirs de la parole.
- D'où la poésie...
- Oui, aussi. Et le besoin de répondre
- Je voudrai que vous me parliez de la
structure de votre recueil Le Territoire de l'oiseau.
- Si vous voulez, comme je l'ai souvent
dit : je n'ai pas écrit un livre, mais des poèmes,
j'écris des textes. Et puis à un moment donné
se pose la question du livre, ou, comme on le dit très
justement, du " recueil ".
J'ai fait Le territoire de l'oiseau
comme un géographe qui arrive dans un pays, dans
un monde dans lequel il s'est déjà promené
et tout d'un coup décide d'organiser ce monde, d'en
établir une carte. Il se demande " qu'est-ce
qu'il y a dedans? - Là il y a cette espèce
,là il y a des textes courts, là il y a des
proses poétiques
" J'ai séparé
en deux grandes parties les poèmes et les proses
poétiques, parce que ce sont des genres différents,
mais il ne s'agit pas d'un parcours. Le livre des séparations,
en revanche, est un livre très resserré, dont
la composition a un aspect limpide, clair.
- Dans Le territoire de l'oiseau,
je vois pourtant l'oiseau comme un fil rouge.
- C'est tout à fait ça
; mais j'en suis plus consciente maintenant que je ne l'étais
au départ. Au moment de l'écriture je ne pense
pas du tout à ça. A un moment donné
j'écris, tout d'un coup vient un titre qui sera le
tire du livre - comme si j'avais une enveloppe dans laquelle
je mettais les textes dans le désordre, comme ils
viennent. Aujourd'hui, en agissant ainsi, je sais que ces
textes en désordre constitueront le prochain recueil
; mais pour Le territoire de l'oiseau, je ne pouvais
pas le savoir, car je n'en avais pas fait l'expérience.
C'est une grande discipline de garder la page blanche tant
qu'elle doit rester blanche. Je pense écrire une
fois quelque chose sur Clytemnestre, mais je dois vraiment
attendre qu'elle me parle en quelque sorte. Mon travail,
à partir de là, c'est de chercher et d'entendre
que le mot sonne juste. On peut dire que les poèmes
s' écrivent longtemps avant que je ne les écrive
matériellement.
- Ils sont déjà présents
dans votre esprit
- Exactement ; et au moment où
ça vient, je suis de l'avis d'Hélène
Cixous : "Il faut sauter sur un papier et écrire"
et après on regarde si c'est bien ou non. C'est important
de ne rien oublier, ni l'ambiance ni les mots, de saisir
un crayon même dans la nuit en tâtonnant...
Le territoire
de l'oiseau suivi de Le livre des séparations, Editions
Empreintes, 2003
Karine Fankhauser
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