Urs Widmer
Le livre de mon père, trad. de l'allemand
par Bernard Lortholary, Editions Gallimard, 2006, 208 pages
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Urs Widmer dans
nos pages consacrées aux auteurs de Suisse.
Urs Widmer/
Le livre de mon père
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ISBN 2070771733
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Petit-fils de paysans d'une
haute vallée de Suisse alémanique, Karl,
né au début du siècle, se prend
de passion pour la langue et la littérature
françaises. Dans l'effervescence intellectuelle
et politique de l'entre-deux-guerres, il goûte
à la vie de bohème, mais surtout il
entame, sans forfanterie ni mondanité aucune,
une vie de véritable homme de lettres. Travailleur
forcené, il traduira en allemand plus d'une
centaine d'ouvrages français, depuis les classiques
jusqu'aux contemporains. Jusqu'à sa mort, il
organise lectures et conférences, collabore
à des revues, se charge d'éditions,
côtoie les auteurs qui seront bientôt
célèbres. Mais, pour autant, ce passionné
n'oublie pas de vivre, avec la même générosité
sans calcul. L'homme de lettres est aussi homme et
citoyen, de sorte que ce portrait, à la fois
drôle et émouvant, est aussi le miroir
d'une époque.
Le
Livre de mon père, trad. de l'allemand par
Bernard Lortholary, Editions Gallimard, 2006, 208
pages
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Urs
Widmer (par Elias Schafroth) |
Urs Widmer
"Tenter, avec des mots, de réenchanter le monde"
Nous vous proposons ci-dessous
un extrait du texte et de l'entretien inclus dans le dossier
consacré à Urs Widmer par Feuxcroisés
n°8 : La revue du Service de Presse Suisse, consacrée
aux littératures non-francophones de Suisse, et qui
offre en outre cette année un grand dossier consacré
à la librairie en Suisse, paraîtra fin avril.
Elle sera présente au Salon du Livre de Genève
sur le stand des Editions d'en bas, rue Balzac 11.
"Scriptor francofortiensis sum"
- "je suis un écrivain de Francfort". C'est
ainsi que, dans Forschungsreise ("Voyage d'étude"),
le narrateur qui parle à la première personne
se présente au Pape par téléphone.
Et, de fait, lorsqu'en 1974 paraît ce roman d'aventures,
son auteur, le Bâlois Urs Widmer, vit à Francfort.
Mais la drôlerie hilarante du latin scolaire dans
lequel le narrateur décline sa prétendue identité
fait passer au second plan le clin d'oeil autobiographique.
En effet, chez Widmer, cette question de l'identité,
qui donne lieu dans cette scène à un absurde
jeu de rôles en langue morte, n'est jamais clairement
réso-lue.
Ainsi, dans les romans plus tardifs, deux romans d'autofiction,
L'Homme que ma mère a aimé (Der
Geliebte der Mutter, 2000), et Le Livre de mon père
(Das Buch des Vaters, 2004), le narrateur, qui parle
d'abord à la première personne, continue ensuite
le récit à la troisième personne, marquant
ainsi une distance à lui-même.
Dans ses ouvrages, Widmer multiplie les personnages qui
disent "je". Il s'agit toujours d'auteurs qui
adorent parler de leur oeuvre, et singulièrement
du livre que le lecteur a sous les yeux: une mise en abyme
pratiquée jusqu'à un point vertigineux puisqu'elle
est censée indiquer au lecteur que le narrateur se
met à écrire.
Or, à ce point du récit, nous sommes le plus
souvent à plusieurs pages de son début. Le
retour à l'origine passe toujours à côté
du point d'origine effectif, de la même façon
que dans Le Siphon bleu (Der blaue Siphon,
1992), le père et le fils ratent leur rencontre.
Le narrateur remonte le temps sans parvenir à se
faire reconnaître de son père - c'est après
la mort de ce père qu'il est devenu écrivain
-, lequel père, de son côté, s'est projeté
dans le futur après avoir retrouvé son âge
d'enfant. "Où suis-je ?", demande le père
à son fils, ignorant qu'il parle à son propre
enfant en s'adressant à l'auteur adulte. Le fils
ne comprend pas la question. Ses textes, pour Widmer, occupent
en quelque sorte la place du fils et de l'écrivain.
Dans leur audacieuse construction, ils présentent
avec une sidérante facilité, dirait-on, une
maîtrise virtuose de tous les paradoxes de la temporalité
et semblent se faire un jeu d'échapper aux identités
fluctuantes ou clivées de leur narrateur.
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- Etes-vous certain de parler encore votre propre langue
quand le texte, comme vous le dites, vous traverse comme
s'il passait par un médium ?
- On ne tient rien de sûr en
littérature. C'est son attrait et son risque. D'un
côté, on acquiert en écrivant une sorte
de compétence professionnelle, mais de l'autre, on
aborde chaque nouvel ouvrage comme un dilettante. On recommence
à chaque fois par un autre bout, si bien que cette
musique dont on dit qu'elle vous est propre est loin d'être
garantie. Elle se déploie comme chez ceux qui font
réellement des mélodies, Schubert et Mozart.
Je n'y fais pas attention. C'est là.
N'empêche que le sentiment d'avoir ma propre musique,
mis à part le fait qu'elle marque en même temps
mes limites du moment, c'est vraiment un sentiment agréable.
Tout à coup, après un long processus, quelque
chose apparaît, une marque qui n'est qu'à vous.
Car chacun voudrait, tout en sachant combien c'est difficile,
être singulier, unique. Ce processus est un petit
pas qui vous rapproche de cette identité propre.
- Et sur ce parcours, vos livres
fourmillent de personnages parlant à la première
personne, qui sont les auteurs de vos livres...
- Premièrement, ce n'est pas
toujours tout à fait le cas. J'ai écrit de
nombreux textes courts qui ne traitent pas de ces questions,
les laissent sans commentaire à l'arrière-plan.
Deuxièmement, il s'agit là peut-être
d'une faiblesse chez moi. J'éprouve le besoin de
m'expli-citer la situation de l'écrivant - pas simplement
celle d'Urs Widmer en train d'écrire, mais celle,
fictionnelle, évoquée dans le livre. Lorsque
Kuno, l'infirmier de Im Kongo, écrit, il est moi
pour un peu, et pour beaucoup, il n'est pas moi, parce qu'il
est Kuno l'infirmier. Et comme il parle à la première
personne, j'ai besoin pour moi de tirer au clair cette question,
quand, où, pourquoi il parle de son livre.
- Dans vos romans dits autobiographiques,
L'Homme que ma mère a aimé (Der
Geliebte der Mutter) et Le Livre de mon père
(Das Buch des Vaters), la tension entre "je"
et "il" est centrale. En passant de la première
à la troisième personne, le narrateur passe
d'une perspective à l'autre.
- Dans ces deux romans - et j'insiste
sur le mot roman, ce ne sont pas des autobiographies -,
j'ai tenté de limiter étroitement la place
du moi, c'est-à-dire de l'enfant des protagonistes.
Je ne pouvais pas en faire totalement abstraction. D'abord,
parce que le "je" écrit le roman et ensuite
parce que ce "je", l'enfant, a son rôle
dans le couple. Puis, à certains moments, le "je"
ne supporte plus ce "je" et le déplace,
il passe au "il", marquant alors une plus grande
distanciation et aussi la tension émotionnelle de
ce moment-là.
-Le titre Le Livre de mon père
est ambigu. De qui est-ce le livre ?
- Le Livre de mon père
est d'abord, banalement, ce que le titre, au premier examen,
promet d'être: un livre où le père joue
le rôle principal. Ensuite, il est aussi ce livre
qu'écrit le père dans le livre et qui est
perdu avant d'avoir pu être lu. Et c'est le fils écrivain,
moi, donc, qui le reconstitue. Ce qu'on a sous les yeux,
c'est au fond la reconstitution de ce que le père
a déjà écrit. Et comme la littérature
est capable d'opérer des tours de magie, on a également
des passages qui sont des citations de ce livre perdu et
qui n'a jamais été lu. Samuel Moser est l'auteur
d'un essai dans lequel il explique pratiquement tout ce
que je fais par mon conflit avec mon père et par
l'amour que je lui porte. Un essai très intéressant,
mais l'auteur exagère un peu. Ma mère joue
un rôle au moins aussi dominant. Mais, en effet, mon
père réel, qui est devenu le père réinventé
du livre, a eu une importance énorme pour moi. Il
a été un homme de littérature, de sorte
que j'ai pu monter sur ses épaules. Sans lui, mon
rapport aux lettres aurait été différent.
Effectivement, je ne suis pas un autodidacte, j'ai grandi
parmi les livres.
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Découvrez l'ensemble du dossier
Urs Widmer dans Feuxcroisés
n°8, disponible dès fin avril 2006.
Elias Schafroth
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"Le
Livre de mon père" (par
Beat Mazenauer) |
Entre les figures monumentales qui
encadrent le portail de la vie
Le Livre de mon père d'Urs Widmer
"L'Homme que ma mère
a aimé" d'Urs Widmer (Gallimard) souleva lors
de sa sortie en langue originale ("Der Geliebte der
Mutter") une foule de conjectures autour des éléments
" réels " contenus dans cette fiction littéraire.
On oublia souvent le sous-titre : "Roman".
Le même danger guette le nouveau livre d'Urs Widmer,
consacré au père, qui complète et développe
celui sur la mère d'une manière merveilleuse
d'intelligence et de subtilité. Nousd traduisons
ici l'article publié par le Culturactif lors de la
sortie du livre en allemand.
Chez Swann ou chez Guermantes ? Telle
était la question pour le jeune Marcel. Deux mondes
distincts se disputaient sa préférence. Dans
la Recherche, Proust a divisé le monde de
son enfance en deux parties douloureusement incomplètes.
Le double roman de Widmer est certes d'un tout autre calibre,
mais sur ce point, il rappelle les souvenirs d'enfance de
Proust. Le monde du père et celui de la mère
sont complémentaires, et s'excluent presque l'un
l'autre. Et l'enfant, qui raconte à la première
personne, " je ", se tient entre les deux.
La faille familiale ne saurait être exprimée
plus radicalement que dans le livre consacré par
Widmer à sa mère : " quelques mois plus
tard, elle se maria ", lit-on à la page 74 ;
et quarante pages plus loin, il est " soudain mort
". Il n'y a rien à ajouter.
Le père est-il donc un fantôme domestique?
Le Livre de mon père montre qu'il n'en est
rien, en comblant cette lacune et en corrigeant la perspective
biaisée de la mère. Il nous révèle
peu à peu une figure chatoyante et fascinante: Walter
Widmer (1903-1965), le traducteur remarquable d'auteurs
tels que Villon, Stendhal, Flaubert ou Balzac. Cependant,
il faut rester prudent : un roman est un roman, et le père,
dans celui-ci, s'appelle Karl.
"Mon père était communiste", dit
le livre d'entrée de jeu, avant de nuancer : il ne
l'était pas toujours, et plus tard, il ne serait
plus communiste du tout. Avec des traits rapides, Urs Widmer
met le cap dès les premières pages sur deux
événements principaux : le mariage de son
père avec sa mère, raconté avec une
déconcertante absence de fioritures. Et la mort de
son père, qui sera à nouveau racontée
à la fin du livre, sous une autre perspective, et
constitue ainsi le cadre du livre.
Le livre du père, le livre
de la mère
Du point de vue de sa structure,
Le Livre de mon père correspond à son
pendant. Le récit chronologique y est souvent interrompu
par l'irruption de motifs issus du monde paternel, qui se
profile ainsi comme une sorte de monde parallèle
intervenant de manière apparemment anachronique dans
le présent du récit. Nous voyons ainsi Karl
se soumettre à un rite de passage irréellement
réel, dans son village natal. Urs Widmer a trouvé
pour cela une langue étalonnée sur celle de
Gottfried Keller, et crée un effet de contraste avec
la sobre objectivité de la vie quotidienne familiale.
C'est dans ces pages que le caractère fictionnel
du Livre de mon père apparaît avec la
plus grande netteté.
A la différence de ce qui se passait dans le livre
de la mère, le livre du père fait une place
à la conjointe du protagoniste. " Elle voulait
être heureuse ", y lit-on brièvement.
Mais on sent qu'il y avait au début quelque chose
de plus : c'est avec le père que la mère voulait
être heureuse. C'est pour cela qu'elle reste en retrait
lorsqu'il s'absente avec ses amis communistes ou dépense
son argent à elle pour des disques et des livres.
C'est ainsi que leur deux mondes peu à peu se séparent,
d'abord imperceptiblement, puis de plus ne plus nettement.
Le père lit et traduit, la mère retourne la
terre du jardin avec un chagrin contenu. Entre eux, le "
je " du narrateur. Et le silence. La force d'attraction
décroît sensiblement.
Widmer a remarquablement différencié et en
même temps mis en relation le livre de la mère
et celui du père, d'une manière qui préserve
également l'autonomie de chaque texte. Les points
de contact entre les deux livres font l'effet de petites
piqûres d'épingle : des intersections ouvertes.
L'ancien amoureux de la mère est le premier à
qui elle parle de sa grossesse. Le père est étonné,
les lecteurs aussi. La rumeur est-elle vraie, selon laquelle
elle a pris le premier venu après avoir été
repoussée ?
Dans ce livre aussi, le dard est profondément planté.
Le père et la mère ont de l'affection l'un
pour l'autre, aucun doute, mais est-ce de l'amour ? Se comprennent-ils
l'un l'autre ? Le père aussi conserve le souvenir
nostalgique d'un ancien béquin. Depuis son rite de
passage, un rêverie amoureuse et platonique flotte
devant ses yeux, une fille qu'il n'a pas invitée
à danser, et qu'il revoit de manière inattendue
la nuit avant sa mort.
Et au milieu se tient le narrateur,
qui essaie en hésitant, comme entre guillemets, de
se souvenir de lui-même. Il semble que la tâche
ait été plus facile pour le livre du père
que pour celui de la mère. Si la mère a échoué
à aimer son garçon, ce dernier se sent du
moins accueilli dans la tradition paternelle. En effet,
Karl a lui aussi reçu lors de son initiation le grand
livre blanc, qu'il devra remplir avec sa vie jusqu'au jour
de sa mort. Le Livre de mon père semble remplacer
ce livre blanc, que la mère a jeté avant que
le fils n'ait pu le lire et le poursuivre.
La plus grande affinité avec le père se manifeste
stylistiquement : Widmer raconte dans ce livre avec plus
de rondeur, plus de calme. On ne retrouve pas les passages
compacts et laconiques qui apparaissaient dans le livre
de la mère. A leur place, on assiste à l'enthousiasme
euphorisant du père pour son univers de livres. L'auteur
semble plus proche de ce monde que du jardinage de sa mère.
Le deux romans témoignent d'un souvenir tendre. Mais
on sent bien aussi combien l'auteur a dû travailler
à leur élaboration littéraire. Avec
ces deux livres complémentaires, qui s'imbriquent
d'une manière subtile et intelligente, Urs Widmer
a réussi un diptyque familial émouvant, qui
appelle par sa forme un troisième volet : il serait
consacré au jeune garçon, " je ",
entre les deux figures massives de part et d'autre du portail
de sa vie.
Beat Mazenauer
Page créée le: 14.04.06
Dernière mise à jour le: 14.04.06
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