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Anne-Lise Grobéty
Jusqu'à pareil éclat, Bernard Campiche Editeur, 2007

4ème - Critique, par Francesco Biamonte

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Retrouvez également Anne-Lise Grobéty dans nos pages consacrées aux auteurs de Suisse.

  Anne-Lise Grobéty / Jusqu'à pareil éclat

 

[...] Ce texte m'a touchée pour plusieurs raisons. Tout baigne dans une atmosphère tragique et onirique, filée de quelques vers de Keats et de Wordsworth, en anglais, cette langue cadencée qui doit combler la musicienne que vous auriez voulu être. Événements et non-événements se déroulent dans une merveilleuse demeure anglaise au jardin extraordinaire, lieu par excellence de la fiction, paradis de l'imaginaire. La dame de l'histoire s'appelle Jade Chichester. Elle a une mère, Grace, et une fabuleuse grand-tante, Margareth, qui voyage aux quatre coins de la terre.
Un lien quand même entre ce texte inclassable - peut-on parler d'un conte? - et vos autres romans : le thème de la filiation mère-fille. Abordé ou ébauché par vos narratrices, Aude, Laurence et Iona, il est ici l'objet central de Jusqu'à pareil éclat , dans une construction subtile qui suggère tour à tour la présence et l'absence, l'amour et la haine, l'image et la substance. Dans vos romans, l'importance de ce thème se devinait. La relation entre vos narratrices et leur mère y apparaissait comme une révolte tronquée par la pitié des filles, conscientes de ce qu'a été le destin non maîtrisé des mères. Dans vos romans la relation mère-fille est caractérisée par le mensonge et la nécessité de se protéger mutuellement. Elle est une relation vouée aux apparences derrière lesquelles peuvent se cacher une lucidité voire un cynisme terribles.

En inscrivant ce thème dans un conte, très loin de l'urgence des récits à la première personne, vous l'élevez au niveau du mythe et du symbole. Jusqu'à pareil éclat est une ouvre émouvante parce qu'elle indique que la tradition au féminin dont Alice Rivaz déplorait l'absence commence à exister..

Valérie Cossy, fragments du Discours de remise du Grand Prix C. F. Ramuz, le 28 octobre 2000.

Née en 1949 à La Chaux-de-Fonds, Anne-Lise Grobéty étudie à la Faculté des lettres de l'Université de Neuchâtel et effectue un stage de journalisme. Elle commence à écrire très tôt, et elle a dix-neuf ans lorsque paraît son premier roman. Après un deuxième roman, elle ralentit son activité littéraire pour s'occuper de ses enfants. Dans le même temps, elle s'engage politiquement et siège pendant neuf ans comme députée socialiste au Grand Conseil neuchâtelois. Son mandat achevé et ses filles devenant plus autonomes, Anne-Lise Grobéty renoue avec l'écriture en 1984.
Anne-Lise Grobéty se fait connaître du grand public dès son premier roman, Pour mourir en février , couronné par le Prix Georges-Nicole. La suite de son ouvre remporte le même succès: le Prix Rambert et deux Prix Schiller lui ont notamment été décernés. Parmi ses publications les plus importantes, les romans Zéro positif et Infiniment plus , tous deux traduits en allemand, et les recueils de nouvelles La Fiancée d'hive r et Belle dame qui mord . Elle a reçu le Grand Prix C. F. Ramuz en 2000 pour l'ensemble de son ouvre, et le Prix Saint-Exupéry-Valeurs Jeunesse de la francophonie 2001 ainsi que le Prix Sorcières 2002 pour Le Temps des mots à voix basse .
Ses narratrices cherchent à affirmer leur identité féminine, à une époque où la présence des femmes en littérature commence à s'affirmer. Anne-Lise Grobéty est donc aussi fortement concernée par la condition de la femme écrivain, par les aspects historiques, formels et politiques de l'écriture féminine, mais elle poursuit surtout une exploration de la langue dans une tonalité bien à elle.
En 2006, paraît un important roman, La Corde de mi , qui a été couronné par le Prix Bibliomedia Suisse 2007.

Anne-Lise Grobéty, Jusqu'à pareil éclat, ernard Campiche Editeur, 2007

 

  Critique, par Francesco Biamonte

Antipathique d'abord, cassante, méfiante voire méprisante, puis soudain généreuse du récit de la première saison de sa vie : Jade Chichester est une photographe reconnue qui « ne veut plus voir plus grand monde ». La narratrice anonyme de Jusqu'à pareil éclat veut la rencontrer dès la première ligne du livre, « bientôt inquiète de [sa] propre insistance à tenter de forcer sa porte » ; elle l'admire, lui confère un pouvoir de vision supérieur au sien. Lors d'une première conversation téléphonique, presque congédiée déjà, la narratrice pose pourtant la question-sésame : « les circonstances de votre toute première photo ». A cette question-là, Jade Chichester a manifestement envie de répondre. La rencontre aura lieu.
Le livre s'articule dès lors en flash-back. L'enfance de Jade Chichester est évoquée, tantôt en « elle », rapportée par la narratrice, le plus souvent en « je », par la bouche de la photographe. A la fin du dialogue, Anne-Lise Grobéty oblige habilement le lecteur à reconsidérer le texte qu'il vient de découvrir : le récit de la photographe et l'imagination de la narratrice sont présentés rétroactivement comme deux univers inextricables. L'écriture est toujours invention, et l'auteure, une fois encore, se fait « passagère clandestine » de son propre texte, comme elle le disait d'elle-même dans un entretien accordé l'an dernier à Culturactif.ch
Jade Chichester, née sous le haut prénom d'Elizabeth Mary, vit une enfance anormalement solitaire et totalement dénuée d'amour, singulièrement intense pourtant, dans un monde à part, coupé de tout : la propriété de sa famille de la grande aristocratie anglaise, ses immenses jardins, son manoir labyrinthique aux pièces parfois abandonnées et ses écuries vides témoignant que le monde change, que la prospérité des Chichester n'est plus ce qu'elle était . Le père n'existe presque pas. La mère, paralysée dans une misère morale dont on ne connaîtra rien sinon l'aigreur monstrueuse, tient sa fille à distance, ne lui concède ni tendresse ni paroles, sinon une ritournelle de mépris et de rejet . La petite Elizabeth Mary aura pourtant la possibilité de former ses sens et son esprit dans ce monde en sursis : animale parmi les plantes et les animaux dans sa petite enfance, elle découvre dans la bibliothèque la poésie de Keats et le pouvoir érotique et vital de la langue, la peinture et l'ébénisterie dans les greniers ou les couloirs. « Plus que les livres, les tableaux (à cause de la pétrification du trait peut-être) l'entraînaient dans d'encombrantes réflexions sur l'existence, le temps où le bénévolat de la mort […] Objets, lectures, portraits déposaient sur sa peau d'innombrables particules qui finissaient par s'enfoncer profond dans son organisme au point de se mélanger à sa substance et de la relier intensément à leur réalité évaporée depuis longtemps ». Le discours, ici, est nuancé: le manoir enferme l'enfant dans un monde révolu, lui interdit l'accès à sa propre vie; mais le regard d'Elizabeth Mary peut se développer, s'approfondir « jusqu'à pareil éclat » au contact des spectres d'une tradition mortifère.
L'arrivée soudaine de Lady Arlington, tante aventurière, globe-trotter, photographe et homosexuelle bouleverse l'atmosphère. Pour la première fois, un regard se pose sur la fille et s'exprime. Pour la tante, elle est une sauvageonne qu'il faut éduquer, mais à qui il faut avant tout faire croire qu'un autre monde, qu'une autre vie existe. Par réaction, la mère aussi lâche quelques mots : « Et dans l'éclair suivant, incisif et brutal comme lame de couteau en chair, je vis ma mère retomber sur sa couche, griffant l'obscurité de sa rage, « Elle ne partira pas, non non !, cinglant les joncs coupant, « Elle crèvera ici comme moi ! » ». A cette condamnation, Lady Arlington oppose une charge prophétique. Pour l'enfant — et par la suite pour sa mère — le mouvement de libération est amorcé. L'appareil photo que sa tante lui laisse en sera l'instrument, mais d'une manière inattendue encore : la première image d'Elizabeth Mary Chichester est un portrait raté de sa mère.

Dans ce bref roman d'initiation, ou de formation sans formateur — Lady Arlington, en termes psychologiques contemporains, serait plutôt un « tuteur de résilience » — le lecteur retrouve le talent d'Anne-Lise Grobéty pour créer des atmosphères en multipliant les métaphores. L'auteur suscite avec un bonheur particulier la perception du monde végétal, et aussi les pièces abandonnées de l'insondable manoir, et poursuit dans cet univers l'exploration de plusieurs de ses thèmes de prédilection : le rapport mère-fille, l'émancipation personnelle ; l'être privé de parole ; le manque intérieur que la protagoniste cherche à cerner ; l'interrogation implicite sur le statut de la première personne en littérature. Relativement simple dans son déroulement, Jusqu'à pareil éclat s'avère subtil dans son discours, et riche à la fois de sa profusion d'images et de ses ellipses. En choisissant le cadre presque irréel du manoir coupé de tout, Anne-Lise Grobéty construit ici un monde plus livresque et cinématographique que réel, entretissé de vers de Keats et de Wordsworth. Abstrait en ce sens, en dépit de la sensualité de sa langue, ce texte doit alors assumer son maniérisme. Il n'en recèle pas moins des passages puissants. La fameuse première photo, en particulier, à quelques pages de la fin, origine et but de ce récit, est un vrai moment de littérature : tout ce qui précède semble soudain n'avoir été rien d'autre qu'une mise en scène élaborée pour arriver là, à cet instant presque infiniment bref où le diaphragme s'ouvre, et avec lui l'avenir.

Francesco Biamonte

 

Page créée le: 03.12.07
Dernière mise à jour le: 03.12.07

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