Votre dernier livre Main tendue
poing fermé se compose de dix-sept tableautins
aux titres aussi évocateurs que Travail de nuit,
Mise à la retraite, Visitation, Le Compétiteur,
Prêté rendu
Dans un de ceux-ci, Clercs
de notables, vous nous surprenez en déclarant
à mots couverts avoir pensé pouvoir vous guérir
rapidement d'un sentiment douloureux par la seule expression
du verbe. Vous écrivez " A mes débuts,
je ne croyais pas fournir un effort aussi prolongé,
en avoir pour des décennies de labeur : en cinq,
six années, me disais-je, j'aurais évacué
par l'ascèse du langage un regret, quelque remords
qui jusque là m'avaient entravé. "
En 2006, après plusieurs décennies ponctuées
presque tous les deux ou trois ans par un écrit de
votre cru, pouvez-vous nous en dire plus ?
J'ai commencé par où
les autres finissent, l'autobiographie. Je croyais avant
d'accoucher de ce qu'il faut tenir pour une psychanalyse
par soi-même du sujet, que je me contenterais de pondre
trois plaquettes. Sartre qui se répandit en plus
de livres que je n'en ai donné témoignait
à l'origine de la même modestie : la fortune
avait d'autres vues sur le bonhomme. Il y a, paraît-il,
à enfanter, de la joie, mais la parturiente peut
être d'un avis contraire ; l'écrivain se déchire
les entrailles, sa tâche jouissive l'éreinte.
Poursuivant dans ce registre,
vous nous informez en divers endroits, que la nuit vous
rêvez fréquemment que vous écrivez.
Quelle explication donnez-vous à cette réalité
surprenante pour quelqu'un qui pensait n'écrire que
quelques années ou, plus généralement,
quelle place l'écriture occupe-t-elle présentement
dans votre vie?
Malraux situe parmi les métiers
délirants la profusion d'arrangeur de phrases ; je
contresigne ce diagnostic. S'accointer d'un double, s'offrir
en hostie à l'imaginaire est sans pardon : le choix
se mue en addiction. On se perd quelquefois dans ce jumelage,
on y trouve aussi son salut, précaire, j'en conviens
: nul ne l'a jamais gagnée, la partie. Je persiste
néanmoins : la réalité, pingre, me
retire une à une chaque chose.
Concernant vos écrits et
le regard critique que vous leur portez, nous lisons dans
Presse libre: " Dès le premier livre
que je reconnais comme mien, puisque je désavoue
ce qui précéda mon acquisition d'un style
composite où s'entrechoquent l'argot du quartier
ouvrier et l'élégant langage, par allégeance
à ma dualité, j'ai proclamé mon aversion
pour le règne marchand, la simagrée démocratique,
la singerie électorale et ses parlottes : je ne le
corrige, mon tir. " En tant que seule personne
autorisée à parler de ce qui vous anime en
matière d'écriture, pouvez-vous, pour les
lecteurs par moment totalement ébahis et séduits
que nous sommes, décrire ce qui a imposé cette
coupure à vos yeux capitale?
Qu'est-ce qui motive un tel désaveu de votre part
aujourd'hui, et plus prosaïquement, à partir
de quels livres reconnaissez-vous vos écrits comme
étant vôtres ?
Comme les âmes les plus ardentes
de mon siècle, je crus que, touché de la grâce
historique, le bipède s'hominisait, devenu communiste,
sous la conduite du tsar omniscient. Quand je revins de
mon erreur - il n'y a que les morts qui ne se trompent jamais,
et ils ne sont pas tous au cimetière
- hélas,
j'avais mis en vers mes convictions, et ça, c'était
grave. Je commis, avec la grille d'un néophyte en
marxisme, une analyse du grand poète Ramuz, ce réac,
que je regrette aussi, car, outre l'idéologie qui
a mal vieilli, j'en récuse l'écriture, moins
celle d'un auteur original que d'un thésard. Le
Chêne Brûlé inaugure donc la série
de mes livres reconnus, le premier des ours dont, s'ils
me plaisent modérément, l'un ou l'autre, j'admets
néanmoins que j'en suis le père.
A plusieurs reprises, dans ce
livre dont j'aimerais beaucoup personnellement que soient
reproduits des extraits à l'intention des jeunes
de notre pays, tant ils irradient de virulence, de poésie
et d'expressivité, vous faites état de vos
relations avec les destinataires potentiels de vos récits
: étrangement, bien que donnant l'image d'une personne
à qui l'avis des autres importe peu, vous insistez
moult fois sur le peu d'audience que vous supposez recueillir
"
je suis un poète failli, avouons-le.
Si toujours je m'attelle à l'uvre non commandée
dont m'importe assez peu le destinataire, puisque le public
préfère à ma rêche parole celle
de minaudiers au langage lisse, marchands de caresses qu'il
aime mieux que le dire vrai, c'est que je sécrète
pour mon usage intime l'écriture comme une drogue
sans danger patent. " Ne pensez-vous pas répéter
ce sentiment top souvent pour qu'en définitive l'on
vous croie complètement sur parole ?
Mon audience est faible, que je le
doive au style baroque, ornemental, répulsif, incommodant
pour les lecteurs avides de textes jetés lus, ou
à mes charges contre l'inhumain. Je ne récrimine
pas ni n'envie le laurier qui couronne les fronts soumis
: j'assimile aux catins ceux qui font de la retape littéraire,
vendent leur âme comme les carcassières leur
peau, encore que celles-ci courent davantage que l'homme
ou la femme de lettres le risque de la vie. J'aime mieux
un bouquet de fleurs que le baquet d'ordures, sinon il me
faudrait soigner, je souhaite être aimé, pas
plus maso que la majorité de mes foutus semblables.
Né de petites gens, sorti d'un milieu où la
vanité suscitait les sarcasmes, je ne mérite,
allez, rien : la chance m'a gâté.
Précédant les dernières
pages intitulées Entre nous Dieu, dans, Encore
une mandale, vous vous adressez à Dieu après
avoir évoqué avec une totale sérénité
une fin que vous envisagez possiblement proche "
Je touche à la vieillesse extrême, anticipe
dans ma méditation la fuite de mon corps harcelé
" puis " Couché, certains soirs,
je me serre la main, me dis au revoir, sinon le mot recouvrant
son sens originel, adieu, si avant le jour le Seigneur me
rappelait à Lui ; orthographe que je maintins jalousement,
quoique vieillie, majuscule romaine, en sus." Oublié
le ton rebelle, évanouies les altercations, n'est-ce
pas là un formidable pied de nez à tous ceux
que vous indisposeriez ?
En conclusion, pouvez-vous évoquer pour nous vos
liens particuliers avec cette présence divine que
vous interpellez si directement et si simplement ?
Dieu, pauvre mot, d'abord, à
cause du genre masculin limitatif, cadeau d'un grammairien
lévite, comme je voudrais accorder à l'Ineffable
un nom qui distinguât l'Etre suprême de ses
créatures ! la divinité telle que la conçoit
l'anthropomorphisme des religions de la Bible ne recueille
pas mon adhésion : huguenot sur les bords, rigide
à ma façon, en morale, je fais un drôle
de paroissien, gnostique plutôt que chrétien,
sinon panthéiste. Voilà qui n'améliore
guère l'image qu'ils se figurent de l'étrange
sire, l'écrivain, les contractants à l'assurance
vie éternelle ! Que je sois anéanti, chair,
esprit, ne me rend anxieux : si je tiens à Dieu,
c'est que je l'imagine avant tout comme le garant du sens
universel.
Propos recueillis par Brigitte Steudler
|