Dans A deux doigts (2004), une femme-enfant — bourgeoise au chignon de danseuse et au mépris facile — s'émancipait sexuellement sur fond de brutalité désirée. Si La main de Dieu est aussi un récit initiatique, et que l'écriture lapidaire y claque également tel un fouet, la Vaudoise d'adoption délaisse ici les petits jeux masochistes pour un terrain de guerres plus sordides. Par le biais de la fiction, elle fait son portrait d'adolescente, une enfant grandie trop vite, une enfant-femme.
« Un matin à dix heures trente, alors que je fumais ma première cigarette à la table d'un bistrot, un homme m'a dit : vous êtes une tueuse. Je n'ai pas su comment le prendre », confie d'emblée la narratrice, alter ego de l'auteur. Qui a placé ses mots dans la bouche de l'homme ? Cette main de Dieu qui a jadis éloigné d'elle les bombes ? Cette affirmation réactive en tous les cas les événements qui ont forgé ce « visage de tueuse » dans le Liban des années septante.
Les séquences défilent, liées par la folie de la grande histoire (avec sa grande hache, comme disait Perec) et des tragédies personnelles.
- Les pluies d'obus se succèdent sur Beyrouth. Une gamine terrorisée réfugiée dans la baignoire. Regards dans le miroir, sursaut de rage : les traits se ferment, les joues se creusent. Le « visage de tueuse » s'esquisse, alors que le corps se liquéfie et que la ville s'embrase.
- La mère française s'enfuit avec un autre ; le père libanais refuse l'exil – au cas où sa femme reviendrait et parce qu'il se sait condamné par la maladie ; la fillette est prise en charge par des oncles et tantes décidés à étouffer la révolte qui gronde en elle, et à l'éduquer selon la tradition musulmane. Elle résiste, continue d'aller au Lycée français, enfile bottes militaires et pantalon sous la robe imposée. - La lycéenne traverse quotidiennement la ligne de démarcation, seule, puis avec l'homme qui va l'initier à l'amour et aux armes. Il dit qu'il est correspondant français de guerre, il ment, mais elle le croit, aveuglée par la coïncidence (il vient de Paris comme sa mère) : elle y voit une intervention divine – la main de Dieu.
- Premiers massacres dans les camps de Palestiniens. « Je crois que le visage de tueuse est apparu nettement à partir de là, dans cette grande salle blanche où se pressait une foule noire. Elle ondulait vers les listes de disparus et se retirait quand le fond de la douleur était atteint ».
Yasmine Char varie les focales, passe du « je » au « elle ». Est-ce pour se différencier de sa narratrice ? Cette distanciation rend les images plus intenses, plus tranchantes. Pour l'héroïne, le Liban – quoique en guerre – a eu le goût de l'enfance. La vie perd toute allure de jeu lorsqu'elle voit son amant abattre un homme, et qu'elle-même tire dans le vide. L'écriture contient cette légèreté, confiance de l'avant et la lucidité, l'acidité de l'après. Les mots disent les séismes sans les analyser : une cartographie. Cette retenue aboutit (paradoxalement) à un texte hypersensible, tendu au-dessus de gouffres restés inexplorés, mais qui grondent entre les lignes. C'est le temps des extrêmes : un drame a lieu dans le fracas (Beyrouth en feu), l'autre dans le silence (départ de la mère, chagrin du père). Et l'adolescente fait l'amour sous les bombes – antidote à la mort. Cette héroïne en est une véritable, qui reste insaisissable, mystérieuse jusqu'à la fin du récit, comme si la narratrice considérait avec un mélange d'incrédulité et d'admiration celle qu'elle a retrouvée dans le creuset de la mémoire. Et derrière ce portrait d'un être sur la piste d'envol, se trace en pointillé celui – bouleversant – d'un homme en bout de course : le père.
Elisabeth Vust
Page créée le: 01.02.08
Dernière mise à jour le: 08.02.08
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