Un Jura étrangement familier
Polémiste, bourlingueur, témoin
engagé des guerres de Bosnie et du Liban, l'écrivain
genevois Yves Laplace publie aux Editions Stock son 9e roman,
Un mur cache la guerre. Un livre dense, sans concession
à l'histoire et à ses zones d'ombre. Avec
pour décor étrangement familier, le Jura franco-suisse
des années 39-45. Et pour symbole de tous les héroïsmes
bafoués, le mur-frontière de la forêt
du Risoud, où se croisent, se fondent et se confondent,
dans les bruits de bottes nazies, contrebandiers et réfugiés
juifs, agents de renseignements et soldats allemands...
Romancier, dramaturge, essayiste
et... arbitre de football, Yves Laplace, 44 ans, fait acte
d'écriture depuis plus de deux décennies.
Plaquant le lycée à l'âge de 17 ans,
il publie son premier récit, Le Garrot, en 1977 chez
Lattès. Auteur prolifique d'une ¦uvre coup-de-poing,
forte, imposante (21 livres publiés à ce jour),
l'écrivain genevois excelle dans la relecture des
paradoxes de l'histoire, de ses non-sens et de ses non-dits.
Sa plume exploratoire, son écriture cinglante, implacable
dans son souci d'authenticité non rédhibitoire,
trouvent dans la guerre et la folie meurtrière des
hommes, un thème universel et pourtant singulier,
terrain d'investigation quotidien «de la monstruosité
humaine» sans gloire et sans limite. Là où
basculent, dans la sueur et les bouillonnements du sang,
les mêmes destinées tantôt héroïques,
tantôt obscures, des victimes et des bourreaux.
C'est en 2001 qu'Yves Laplace a élaboré
Un mur cache la guerre, son dernier roman, alors qu'il faisait
«résidence d'écriture» dans le
Jura. uvrant dans les prolongements d'un premier recueil
de textes sur le même thème, Dits et songes
du mur, textes mis en voix et en scène en octobre
dernier, l'auteur a souhaité prolonger par «un
roman autonome» la somme d'un impressionnant travail
de documentation et d'archives inédites recueillies
sur le terrain. A travers le mur-frontière de la
forêt du Risoud, «la plus sombre de France»,
il raconte la guerre, celle de 39-45, et toutes les autres,
passées et à venir. Entretien:
- Un livre de plus sur la guerre?
- Ce roman fait suite à la
résidence d'écriture à laquelle je
me suis astreint, durant l'automne et l'hiver 2001, dans
plusieurs villages jurassiens - Le Sentier, Foncine-le-Haut
et Chapelle-des-Bois - villages situés de part et
d'autre du mur-frontière long d'environ 150 kilomètres,
édifié au 19e siècle par les paysans
suisses soucieux de se prémunir contre de supposés
voleurs de bois français. J'ai rencontré des
témoins de la dernière guerre: résistants,
passeurs, contrebandiers, déportés... Nous
avons parlé. J'ai pris des notes, questionné,
capté des voix. J'ai marché, dormi, photographié
l'ancien poste des Mines où les gendarmes avaient
leurs habitudes et l'hôtel d'Italie où dormaient
les fugitifs. J'ai fixé sur pellicule la frontière,
la forêt et le mur qui la «cache»...
- ... le mur qui cache la guerre... ou
la forêt?
- L'une et l'autre, la forêt
et la guerre ne faisant qu'une dans la symbolique de mon
roman. Le nez contre le mur, on ne voit plus l'histoire.
Ce mur-frontière de pierres sèches, peu connu,
oublié, est lié aux guerres: à la défaite
des Bourbakis en 1870-1871, au conflit de 14-18 et, bien
sûr, à celui de 39-45; ligne de démarcation
trouble et obscure par où transitaient Juifs et résistants,
espions et contrebandiers, traîtres et Allemands,
dans une tragique et loufoque partie de cache-cache. J'ai
souhaité explorer les multiples épisodes,
immenses et minuscules, suscités par l'occupation,
la collaboration, la résistance, la contrebande,
le passage de fugitifs.
»La contrebande était
une excellente couverture. Passeurs au service de la Résistance
française, agents de renseignements de l'Armée
suisse, ce fut souvent pour camoufler leurs petits trafics
illicites que les contrebandiers, qui connaissaient parfaitement
le terrain, sont devenus résistants... Ironies de
l'histoire, une fois encore...
- ... sans doute et aujourd'hui, ce sont
d'autres murs-symboles qui s'érigent partout dans
le monde... celui dont se ceint Israël...
- ... ironie de l'histoire certes,
même s'il n'y a pas d'allusion explicite dans mon
livre au conflit israélo-arabe actuel. Mais je crois
que les murs physiques ne sont ni les plus solides, ni les
plus dangereux.
»Le mur de Berlin revêt une force symbolique,
mais est-ce un crime en soi? Les criminels, ce sont les
dirigeants qui s'abritent derrière ces murs, pour
se perpétuer et y perpétrer une politique
meurtrière.
- L'histoire ne serait qu'un éternel
recommencement?
- Ce n'est pas ma conception de l'histoire
de la Seconde Guerre mondiale en tout cas. La Shoah n'est
pas un événement répétable;
le crime des crimes ne peut être que singulier, il
ne peut être rapporté à d'autres crimes
contre l'humanité. Le fait même de comparer
tout génocide à d'autres génocides
en relativise le modèle et ses impossibles répliques.
Chaque génocide est un crime indépassable,
irréparable...
- Le Liban, la Bosnie, le conflit de
39-45... vous êtes un écrivain de la guerre?
Un spécialiste?
- En tant que romancier, non. La
plupart de mes romans sont inspirés de faits divers,
fortement transformés. Mais la guerre et les conflits
sont effectivement très présents dans mes
livres, notamment dans mes pièces de théâtre.
L'une de mes premières ¦uvres dramaturgiques,
Nationalité française, consacrée à
la guerre d'Algérie, a été montée
à Paris en 1989 par le Théâtre national
de la Colline. La polémique suscitée fut incroyablement
vive. Tout en étant favorable à l'indépendance,
ma pièce donnait la parole à des partisans
de l'Algérie française. Leur discours troublant
avait fortement heurté l'opinion publique française,
peu préparée au début des années
90 à un débat sur son histoire récente...
- ... un tel débat serait envisageable
en Suisse?
- En Suisse, le rapport aux écrivains
et aux artistes est différent. Ici, on fait taire
les intellectuels, non pas en les censurant de façon
spectaculaire comme en France ou dans d'autres pays, mais
plus finement, de façon plus meurtrière sans
doute, en feignant de les ignorer, en refusant de prendre
en considération leur autorité intellectuelle
et artistique. Des personnages tels que Frisch et Dürrenmatt,
qui ont pourtant participé à l'histoire même
du pays, ont été ignorés, injuriés,
conspués de leur vivant. L'affaire des fiches a été
révélatrice à cet égard. Et
quand Dürrenmatt a prononcé son magnifique discours
en hommage à Vaclav Havel, il a essuyé l'indifférence
glaciale, ostentatoire, du conseiller fédéral
présent.
»Paradoxalement, la Suisse compte beaucoup d'éditeurs,
de lecteurs, de troupes de théâtre, de journaux...
Des institutions comme Pro Helvetia font des efforts financiers
importants dans leur soutien à la culture. Et pourtant,
cette relative générosité est aussi
l'expression moins glorieuse d'un mépris à
l'endroit des artistes, d'une incompréhension, d'un
désarroi face à leur travail. Ce climat, tissé
d'ignorance et de mépris, rend très difficile
le débat d'idées, l'affrontement, la transgression...
- Vous vous enflammez... vous êtes
très engagé... écrivain engagé!?
- Je crois davantage à l'engagement
littéraire qu'à la littérature engagée.
Tout ce que j'écris - romans, théâtre,
essais - procède d'une exigence littéraire
forte. Même si l'histoire est présente dans
mes livres et dans ma langue, je ne cherche pas à
faire passer un message, à me positionner. Au contraire
d'un historien qui analyse les faits, je tente d'explorer
avec endurance, résistance, l'étrangeté
des violences et des paradoxes de l'histoire. Même
dans l'urgence d'événements très graves,
même sur le terrain en Bosnie, où je me devais
de dénoncer la «purification ethnique»,
j'ai gardé le souci de l'écriture en elle-même,
pour elle-même.
- Ça sert à ça l'écriture?
- La littérature est en porte-à-faux
avec le déferlement des moyens médiatiques
actuels. L'écriture est l'un des rares moyens d'expression
qui ne relève pas d'un idéal de la communication.
- ???...
- ... l'écrivain tente de
dire le monde autrement. Il tente d'inventer des mondes
nouveaux pour mieux faire surgir ce qui est enfoui ou enfui.
On cherche davantage le mystère, l'énigme,
là où les médias ont pour vocation
d'établir la transparence. Un écrivain se
débat avec sa langue, ses idées, ses incertitudes,
c'est tout cela qui fait l'acte d'écrire, l'interprétation
du monde ou, pour reprendre le titre de mon ami Olivier
Rolin, «l'invention du monde».
- Quelles leçons en tirer?
- S'il y en a, ce n'est sans doute
pas aux écrivains de les tirer. Nous ne sommes pas
des donneurs de leçons, en tout cas pas sur le plan
de la littérature. Personnellement, les équivoques
de l'histoire m'intéressent bien davantage qu'une
lecture bien-pensante... Un livre doit troubler son lecteur.
»Dans Un mur cache la guerre, j'explore toutes les
voix, même les voix criminelles, pour les faire entendre
et donner au lecteur les moyens de trouver ses propres repères
dans les non-dits de l'histoire. Kafka n'a-t-il pas écrit
cette phrase magnifique: «Ecrire, c'est faire un bond
hors du rang des meurtriers»?
- Que retiendra l'histoire de 2002?
- Pour les historiens, il apparaîtra
certainement que le 21e siècle a commencé
le 11 septembre 2001. Les événements majeurs
de l'année qui s'achèvent restent profondément
ancrés dans les prolongements du drame du World Trade
Center. C'est la première fois qu'un acte terroriste
relativement isolé prend les proportions d'un crime
de masse avec des implications idéologiques et géopolitiques
mondiales. Le 11 septembre a provoqué une transformation
des alliances entre les USA et l'Arabie saoudite; tandis
que la menace de guerre en Irak entretient un climat de
tension permanent... Toutefois, le discours idéologique
qui tend à réduire la situation actuelle à
un choc de civilisations m'apparaît dangereusement
simplificateur, faisant le jeu des belliqueux des «deux»
camps, occultant la complexité d'une constellation
d'opinions nuancées. Je voudrais pouvoir parier sur
un troisième camp ou un «tiers-camp»...
- Et pour vous, 2002 en Suisse...?
- 2002 restera marquée par
la suite du débat sur le Rapport Bergier. Malheureusement,
peu de gens ont pris le temps de le lire et d'en mesurer
l'importance. La Suisse n'était pas l'Autriche, ni
la France de Vichy, c'est entendu. Mais le gouvernement
et les banques de notre pays ont été politiquement
complices d'un crime contre l'humanité en refoulant
des milliers de Juifs et en faisant fructifier le trésor
de guerre nazi. La Suisse a ainsi très largement
profité de la guerre froide...
»L'accueil d'indifférence
polie réservé à ce document, pourtant
essentiel au retour de la sérénité
politique, est symptomatique des lourdeurs pesantes, étouffantes,
qui règnent dans notre pays. Même repli identitaire
en ce qui concerne l'abandon du projet de la Fondation Solidarité
(même si, dans ce cas précis, la question biaisée
par l'Initiative UDC, était certainement posée
en termes confus au peuple suisse). Il a fallu attendre
50 ans pour que le Parlement fédéral annule
les condamnations infligées à des citoyens
venus en aide à des réfugiés juifs.
C'est tout simplement effarant! Et encore cette «réhabilitation»,
arrachée de haute lutte, ne concerne-t-elle pas nos
concitoyens engagés dans les Brigades internationales
espagnoles. Faut-il rappeler, par contre, que des complices
des crimes nazis sont souvent restés en place, à
des postes-clés...
- ... l'année 2003 s'annonce aussi
sous de sombres auspices avec les menaces de guerre en Irak...
- Difficile de savoir ce que nous
réserve l'avenir... «Les nuits sont enceintes,
mais nul ne sait le jour qui naîtra» dit un
très ancien proverbe arabe. C'est là l'incarnation
même du travail de l'écrivain, qui n'a rien
d'un devin, même s'il essaie de se situer en amont
et en aval des événements. Cette forte parole
nous rappelle que l'expression littéraire se suffit
à elle-même, tout en étant d'une richesse
infinie pour le monde.
Un mur cache
la guerre, Editions Stock, 2003.
Catherine Favre
27.12.2002
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