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Maurice Chappaz
Maurice Chappaz, Journal intime d'un pays, Paris, Ed. Conférence, 2011, 1213 pages.

4ème - Critique (Françoise Delorme)

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  Maurice Chappaz / Journal intime d'un pays


D'une foret au bord du Rhône à Paris en mai 68, des églises baroques du Valais aux solitudes de l'Afghanistan, voici les articles qu'écrivit le poète valaisan de 1940 à 2009 ; dans l'extraordinaire diversité des sujets et des tons, un même recentrement sur l'exercice de la vie : le oui pur et simple au bonheur ou au malheur d'être né.

Maurice Chappaz, Journal intime d'un pays, Paris, Ed. Conférence, 2011, 1213 pages.

 

  Critique (Françoise Delorme)

In breve in italiano - Kurz und deutsch

Maurice Chappaz, dans Journal intime d'un pays, livre à la présentation si soignée et si agréable à toucher, à regarder, que nous offre les éditions Conférence, affirme:

« Les écritures sont les traces de quelqu'un qui s'enfuit sur place et est partout en même temps, comme le gibier ».

Il rapproche ainsi la vie violente des bêtes et celle de l'écriture, ou celle de l'écrivain tout aussi bien, pour les enraciner dans une terre profondément matérielle, charnelle: « L'écriture a été un corps, elle est un corps. » Et c'est bien l'impression première et aussi celle qui restera, celle d'avoir affaire à un écrivain à l'infatigable et très vivace curiosité, présent partout, investissant tout son être dans l'acte d'écrire et en même temps enraciné vivant dans un pays, petit, très petit, le Valais: 

« Voilà le pays, une poignée de terre et d'aiguilles vertes, une main de sable et d'eau. Ô terre, la matière même dont tu es faite est celle de mon âme, toutes de toi sont pétries mes pensées ».

Ce livre rassemble « un large éventail d'articles écrits entre 1944 et 2007, près de la moitié des articles publiés » comme l'écrit dans sa présentation Pierre-François Mettan; son travail d'édition, choix 1, établissement des textes, notes et introductions des chapitres, impressionne et force l'admiration par sa rigueur et son attention constante et perspicace. La lecture des 1200 pages qui le composent aura été pour moi un enchantement, d'abord parce qu'il est rare de lire des articles de journaux et de revues qui sont autant de contes, de poèmes, de récits de voyages fabuleux et cependant si précis sur les manières d'être terrestres, de découvertes de paysages, de gens, de bêtes, de fruits, de rêves épars, de courses éperdues, de réflexions extrêmement sensibles, sensitives, susceptibles aussi, sincères toujours: « N'ayons peur ni de nous livrer ni de heurter ». Ensuite, sûrement parce que je suis française et que je connaîtrai toujours trop mal la littérature suisse et les paysages qui la nourrissent, j'ai eu un sentiment assez proche de l'enthousiasme, celui de vivre un moment d'une richesse exceptionnelle. Ce livre m'aura donné la possibilité d'entrer un instant en osmose avec l'histoire et la géographie d'un pays avec le meilleur guide qui soit: un écrivain au verbe puissant, prolifique, généreux dans ses colères comme dans ses attachements.

Les articles contenus dans cette somme couvrent de nombreux champs et offrent tous un intérêt historique autant qu'un intérêt littéraire. Ils rendent possible de s'immerger, grâce à des chapitres chronologiquement organisés et remarquablement présentés, dans la vie littéraire, politique et écologique d'un pays sur plus d'un demi-siècle et de prendre la mesure des changements, des tensions, des joies et des révoltes reconduites tout au long des années. Un cheminement extrêmement cohérent entre permanence et évolution, à la mesure d'un homme au verbe vif, à l'accolade franche, s'y déroule et incite à tenter de comprendre une pensée féconde, animée par des tensions multiples. Maurice Chappaz développe une réflexion sur les raisons d'être de l'écriture et les raisons du choix qu'il a fait lui-même d'écrire, parfois à travers des articles qui traitent de tout autre chose. Tout au long de ces fragments jetés au vent de divers journaux et revues qui assurent à la fois leur travail d'essaimage et de mémoire de l'actuel (contrairement à la littérature, romans et poèmes qui donnent forme et vie à l'inactuel), l'écriture devient sa nature, si elle ne l'a pas toujours été; disons que l'homme devient de plus en plus conscient de l'écrivain en lui, sans prétention:

« Je suis un animal qui écrit. Et si je n'écris pas, je suis en cage. Vous avez vu les hiboux en cage? […] Sans écrire, on me vole ma vie, comme à ces oiseaux qu'on empêche de gagner le ciel ou la nuit. Mais je suis traversé en parlant à Lossier: c'est parce qu'on m'a volé mon ciel que j'écris et que sans ça je deviendrai fou.
La nécessité suffit. […]
Oh! Ne pas faire un dogme de sa folie. »

Qu'il mentionne un autre écrivain, Lossier, n'est pas une exception. Rarement un écrivain n'aura autant manifesté autant d'amitié, et pas seulement aux écrivains, mais aux peintres, aux autres artistes, aux paysans, aux vignerons, aux guides en montagne, aux animaux, aux fleurs et aux bêtes « du monde entier ». Jusqu'à faire de cette amitié un motif, une raison d'écrire:

« J'écris pour l'amitié, c'est ça pour moi la gloire. Et tout le passé, le présent et tout le futur. »

Personne n'aura été aussi peu avare de ses critiques, de ses louanges, de ses hommages et ce sera Ramuz d'abord:

« Je voulais voir cet homme, le saluer aussi comme on se salue dans le monde quand on se rencontre, et l'on peut y mettre un grand hommage, une gratitude profonde ».

Hommage aussi à Jean Giono, à qui, effectivement, il serait passionnant de le comparer longuement:

« Je voudrais délirer naturellement, et raisonnablement, pour autrui, tenez, comme Giono, dans Ennemonde. Que cela coule de source et que cela soit efficient. »

Et ce sera aussi bien sûr la compagne, Corinna Bille et puis tant de noms, tant de pages qui évoquent des écrivains connus ou moins connus, hommes et femmes (ce fait mérite d'être souligné, ce n'est pas tout le temps le cas, tant il semble que certains écrivains hommes ne lisent jamais d'écrivains femmes ou... les oublient un peu trop vite). Tant de livres lus, vécus, tant de vers cités goulûment, communiquent une sorte de joie tout aussi gourmande, fervente.

Et aussi tant de noms qui évoquent des sculpteurs, des peintres, peintres que Maurice Chappaz admirait, enviait aussi:

« J'aurais préféré être peintre qu'écrivain pour des tas de raisons: j'ai la folie des paysages, j'aimerais palper ce que je fais et l'offrir. Or je n'ai pas de mains. J'ai toujours admiré les pouces et les doigts des peintres. Virtuosité et carrure. Même si ça se passe ailleurs, la création, en tout cas, ça se transmet au bout des doigts et des yeux. Comment ai-je pu me laisser faire par des mots? Je n'ai senti qu'eux jaillir de moi. J'en suis encore étonné. »

« J'ai la folie des paysages ». Oui, et ils s'ouvrent sous nos yeux éblouis, à nos oreilles charmées, tous ceux qu'il nous donne à voir, paysages du Valais, paysages lointains, en Orient souvent, jusqu'en Chine, pays devenu personnage qui l'apostrophe avec aplomb et lui déclare: « Je suis vous-même »:

« Je regarde ( dans un mausolée de la Cité interdite), pièce par pièce, les habits de l'impératrice. Certains habits très anciens sont comme des feuilles mortes ou des ciels, d'autres tels des paysages ou des plans de châteaux. Les robes vont vers la tapisserie, se défont dans des végétations bleues ou vertes, mordorées, ou se défendent plus raides queues des jarres avec quelques dessins virevoltés, de coutures où je lis une carte de l'île au Trésor... »

Maurice Chappaz est habité par tout ce qui le touche et ce qu'il touche. Puis, c'est le lecteur, en le lisant, qui devient le monde tel qu'il l'offre, avec bonheur, avec effroi aussi parfois, avec colère, avec lucidité souvent. C'est probablement l'empathie du poète lui-même avec tout ce qui existe, y compris avec ce qu'il rejette, qui finit par diffuser en nous et nous ouvrir à une autre manière de voir, légèrement décalée d'elle-même, où « tout le monde se ressemble », parce que chacun est si singulier ( comme l'écrit Emmanuel Hocquard, à la suite du poète américain Keith Waldrop) :

« Chaque Suisse porte en lui ses glaciers »2. IL indiquait par là toute une solitude intérieure, un défaut peut-être de communication directe, avec une certaine glace, propre au protestant romand particulièrement. Mais si je disais m'adressant à vous « Chaque Chinois porte en lui sa Grande Muraille », comment l'interpréteriez-vous? »

Chaque aventure, ici ou ailleurs, tisse des liens entre connu et inconnu, entre manières de vivre et manières de ralentir le temps dans des oeuvres et c'est bien un des projets de Maurice Chappaz que de parvenir à briller pour longtemps dans ses mots, même des mots écrits pour des pages de journaux:

« Je suis tenté d'arrêter le flux continuel de la vie qui me déchire et d'inscrire, hors du temps, mon soleil. »

Pour conclure, car il faut bien se décider à le faire même s'il serait possible de faire ressortir tant d'aspects qui s'allient ou se contredisent, d'esquisser tant de directions possibles de lecture, je voudrais attirer l'attention sur une affirmation qui m'a paru caractériser la générosité de ce grand écrivain qui aura « récité les bêtes », engrangé « casiers, sacs debout. Patates, pommes, poèmes », « nagé parmi tous les êtres humains »:

« Parfois je me dis aussi (mon petit fanal critique signale la mer dans mon grenier) que nous sommes tous des écrivains mineurs mais que la troupe forme un seul et vraiment grand écrivain. Pas du tout par la simple addition des talents ou des oeuvres, parcequ'un être se forme, assez étrange, qui déborde tout à fait nos frontières; Ramuz même (qui barrait l'horizon) je ne dirai pas s'y noie, s'y intègre. »

Ces mots si accueillants expliquent peut-être le sentiment d'être moi aussi, lectrice de passage, étreinte dans une grande accolade qui m'aura invitée à entrer dans une œuvre dont la subjectivité autorise la mienne plutôt qu'elle ne l'étouffe, sans cependant empêcher accords plus ou moins profonds ou vrais désaccords, parce qu'elle est essentiellement bâtie sur une relation fidèle et réceptive à l'univers entier, ce qui ne manque pourtant pas de présomption et parce qu'elle vérifie sa justesse à l'aune d'une communauté d'appartenance de tout ce qui existe à tout ce qui peut s'en dire. Et réciproquement:

Les pressoirs ont reçu toute la vendange en dix ou douze jours, ou douze nuits. Et des espèces de compères curés en salopettes ont officié. Couper, recouper; serre la maîtresse vis. Mettre cuver. Et il faut suivre le moût, l'enfant qui se débat dans les ovales de chêne. Il crépite, il danse, il écume.[...] C'est une personne qu'on a fabriquée nous autres avec le soleil et la terre. »

Le vin comme les livres. Le vin avec les livres, les livres avec le vin, vendanges de poèmes...

À la fin de cette revigorante lecture et entraînée par elle, le seul mot qui me vient à l'esprit pour clore cet article et que j'aurais aimé pouvoir dire à Maurice Chappaz de son vivant, c'est: merci!

Françoise Delorme

1) Dans la liste impressionnante des personnes que Pierre-François Mettan remercie, il est bon de citer l'éditeur lui-même, Christophe Carraud, qui a contribué à l'établissement d'une partie des textes, à la justesse et à la richesse des notes, et Jérôme Meizoz, qui a accompagné ce travail qu'on imagine titanesque...

2) Petite phrase d'André Gide devenue aphorisme plusieurs fois repris dans l'œuvre de Maurice Chappaz et dont est parti aussi Daniel de Roulet pour son livre « Un glacier dans le cœur ».

 

Page créée le: 19.12.11
Dernière mise à jour le: 19.12.11

 

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