Vous venez de publier votre premier
recueil poétique, " Saveurs du réel ",
qui propose cinq sections distinctes, toutes tenues formellement.
L'une des particularités de ce recueil est la grande
variété de styles (prose poétique,
aphorisme, vers libre), comment vous situez-vous dans cet
éventail de registres ?
A vrai dire, je me retrouve plus
dans l'ensemble que dans des poèmes précis,
car l'ensemble me paraît à la fois hétérogène,
en mouvement, exigeant et libre. Mais je ne m'identifie
pas directement à ce que j'écris. Ce n'est
pas moi en tant que tel. Pour situer le recueil, je pense
avant tout au lecteur. J'avais envie de le bousculer, de
le surprendre et, pour cela, de lui proposer une expérience
de lecture singulière : cinq parties, en apparence
très différentes, qui forment un recueil.
Mais ces parties sont traversées de manière
sous-jacente par la même problématique : le
contact, avec les moments de fusion et de scission (le couple
et la solitude intervenant comme des thèmes emblématiques).
Cela forme un tout, avec des différences selon les
facettes. Il me semble que c'est une définition possible
du " sujet ". Le sujet n'est pas construit d'avance
dans ce recueil, mais il se bâtit par l'acte de lecture.
C'est le lecteur qui crée, peut-être, un ensemble
à partir de ces voix. Ce sont des poèmes incarnés,
qui produisent un " recueil-sujet ". Peu importe
de savoir qui je suis en tant qu'auteur (comment pourrait-on
le savoir ?), je désire davantage produire des mouvements
affectifs qui conduise le lecteur à l'interrogation
de ses propres émotions et peut-être à
une reconnaissance, à une réconciliation de
ce qu'il ressent en lui. Pourquoi aime-t-il plus une partie
qu'une autre ? Arrive-t-il à un ensemble ? Pourquoi
dire cela publiquement ? Qu'attend-il de la poésie
? Par ailleurs, il me paraît important que le lecteur
ressente deux choses par ces déstabilisations : l'exigence
formelle constante qui le tient d'un passage à l'autre
et aussi une certaine distanciation (vécue sous l'angle
de la surprise ou d'une déception momentanée
qui sont riches selon moi, car elles incitent le lecteur
à ne pas être uniquement dans l'empathie mais
aussi à ouvrir un espace critique).
Dans la deuxième section,
" Stations et cheminements ", on pourrait reconnaître
l'héritage des pères actuels de la poésie
française, Bonnefoy et Jaccottet, tandis que la dernière,
" Constellations ", par son caractère de
notation quotidienne, se rapproche plutôt de la poésie
d'Antoine Emaz. Comment vous situez-vous dans le paysage
poétique contemporain ?
Il me semble qu'on ne peut pas isoler
une partie par rapport à l'autre, sans défaire
le principe même du recueil. En cela, je suis certainement
un fils indigne face à tous les pères qu'on
voudrait m'attribuer : mes liens d'écrivain avec
Bonnefoy, Jaccottet sont très éloignés
dans la plupart des sections, même si j'apprécie
leurs poésies en tant que lecteur. Antoine Emaz est
un ami, mais je ne le reconnais pas dans la dernière
partie, ni d'ailleurs dans les autres : le quotidien est
un thème partagé par plusieurs écrivains
actuels. Mais j'entends dans votre question autre chose
: n'y a-t-il pas à certains moments des passages
de voix qui pourraient être identifiables à
d'autres poètes ? Les comparaisons peuvent alors
être nombreuses : Michaux, Luca, Ponge, Reverdy, Jacob,
du Bouchet, Chappuis. Pour moi, ce type de comparaisons
est intéressant, car c'est le moment où le
lecteur entend une tradition poétique à travers
mes mots, une mémoire commune. Néanmoins,
ce type d'associations fonctionne comme un clin d'il,
de manière fulgurante et momentanée. Il est
dès lors difficile de classer ce recueil dans un
courant ou dans l'autre. Je trouve problématique
d'être classé dès le premier ouvrage,
au moment d'une ouverture des possibles, au moment où
quelque chose se passe, comme une entrée. J'avais
la crainte du recueil " mort-né ", c'est-à-dire
attendu, répétitif, rassurant, confirmant
les catégories. Je souhaiterais plutôt qu'on
puisse se dire " c'est de la poésie " (avec
une certaine évidence), sans pour autant se dire
" c'est tel courant de poésie ". En même
temps, ce recueil défait d'emblée l'idée
d'un " style " idéaliste, comme répétition
de procédés de 17 à 77 ans, qui correspondrait
à l'identité tout aussi idéaliste d'un
sujet pré-construit. Dans ce premier recueil, il
n'y a pas un sujet monologique, univoque, ressassant ce
qu'il maîtrise, mais une polyphonie de styles et de
voix qui ouvrent l'horizon d'un sujet, instable mais perceptible.
Ces propos ne signifient pas que
la démarche n'est pas pensée et située.
J'aurais plutôt tendance à dire ceci : ce recueil
mêle lyrique (empathie) et critique (remise en jeu
des valeurs esthétiques) pour créer cinq incarnations
de la subjectivité, qui fondent peut-être un
sujet. Certains peuvent penser que cela ressemble à
un exercice de style, que le jeune poète est en train
de se former et qu'un jour, avec son potentiel, il trouvera
peut-être sa voix et sa voie, mais je crois que c'est
un malentendu : ce recueil est une prise de puissance par
le langage : une somme de brutalités, de revirements,
de tendresses et de rejets. Je crois que cela pourra se
clarifier avec les prochains recueils (plus homogènes),
qui donneront davantage cette valeur de " petite puissance
irréductible " au premier.
" Saveurs du réel
" accueille également des poèmes érotiques,
exempts de la tradition des Bonnefoy, Jaccottet ou Du Bouchet.
Comment les poèmes de la section " Les parties
pour le tout " sont-ils nés ?
C'est curieux, tout le monde me parle
de cette section
Pourtant, le discours sur la sexualité
est abondant, dès qu'on allume la télévision
ou la radio. Le sexe fait rire, le sexe fait vendre, le
sexe est partout, sur les affiches, dans les journaux. Il
y a une saturation de sexe dans notre société.
Néanmoins, ces textes intriguent, ce qui me réjouit.
Cette section est née du fait qu'il me semble qu'on
parle de sexualité souvent de la même manière,
avec des codifications sans véritable incarnation.
Par ailleurs, au moment d'écrire ces textes (à
l'automne 2000), je venais de lire des poèmes d'un
auteur contemporain qui évoquait la sexualité
sous forme mécanique. Je trouvais cela facile : l'emboîtement,
la machinerie, le cri. Il me fallait autre chose. L'émergence
d'un " cunnilinguisme " a été le
moteur de cette section : prendre " L'Origine du monde
" de Courbet et y mettre la langue française.
Il me fallait renouer avec le mythe d'une langue des origines,
orale, dans la pure nomination, où le dit adhère
à ce qui est dit. J'avais donc envie de partir de
la sexualité pour parler d'autre chose : le "
tout ". Le " tout ", c'est la dimension métaphorique
de ces textes : c'est le fantasme d'ouvrir un monde profond,
foisonnant, presque sacré, à partir de ce
lieu. Apparaissent dès lors les étapes d'un
couple dans le temps (mais plus largement de toute altération),
des textes bibliques qui sont repris de la Genèse
à l'Apocalypse en passant par la Nativité
et la Visitation, des théories anthropologiques et
linguistiques. Entendons-nous, je ne voulais pas faire un
" kamasutra " poétique. Il y a trois textes
qui sont dans le " cur de l'action ", avec
un langage incarné, mais quatre autres traitent de
l'enfantement, de la grossesse, de l'infidélité,
de l'impuissance. La sexualité ne peut pas être
un paradis uniquement, c'est pourquoi j'aime souligner l'inversion
des valeurs d' " obstétrique " (où
la célébration de la femme enceinte se renverse
d'un coup) ou de " déflation " qui est
un texte cru et cruel sur un homme qui regarde désespérément
son sexe pour qu'il retrouve sa fonctionnalité ("
l'impotent hait d'aimer ", ai-je alors envie de dire
à cette figuration de la mélancolie). Ce sont
des petits tabous, et j'aime aller dans les lieux de la
faille, qui peuvent être douloureux. La poésie
doit justement donner place à ce que tant de discours
sur le bonheur immédiat occultent au quotidien.
Vous enseignez la littérature
française à l'Université, et vous avez
publié deux essais sur le lyrisme contemporain. Comment
le passage à l'écriture poétique a-t-il
opéré ? Votre travail poétique est-il
mené parallèlement au travail d'analyse, ou
avez-vous besoin au contraire de vous en éloigner
pour laisser émerger une écriture plus personnelle
et plus intime ?
J'écrivais des textes poétiques
avant de théoriser. Si le début de mes études
universitaires (qui a été un grand bonheur
pour moi) a un peu inhibé l'élan, j'ai rapidement
pu conjuguer les deux choses et je crois qu'écriture
poétique et théorie critique peuvent parfaitement
coexister. Je suis loin d'être le seul, puisque de
nombreux universitaires qui travaillent sur la poésie
publient des recueils (je pense à J.-M. Maulpoix,
J.-M. Gleize, J.-L. Steinmetz, G. Farasse, C. Doumet
).
Toutefois, il me semble qu'il est nécessaire de bien
distinguer les deux rôles : lorsque je suis universitaire,
je ne suis pas poète ; lorsque je suis poète,
je ne suis pas universitaire. Car rien ne m'agace plus que
les lectures empathiques de la poésie où les
théoriciens-poètes parlent d'eux-mêmes
en prenant prétexte d'un autre. Pour cela, les approches
académiques bien appliquées sont salutaires
: on se met au service d'un autre, pour mener au seuil d'une
lecture différente (loin du narcissisme identitaire,
on aide un public à rejoindre une uvre difficile).
C'est pourquoi mon premier essai critique était particulièrement
austère, avec pour seul principe la rigueur. Je ne
supportais plus les notions vagues, l'impressionnisme toléré
dans le domaine poétique, alors qu'il ferait bondir
dans n'importe quel colloque sur le roman. Parallèlement,
je n'apprécie pas non plus la poésie pseudo-philosophique.
Que la poésie donne à penser, c'est évident,
mais pas en ressassant des formules creuses d'une ontologie
prédigérée. C'est pourquoi les deux
univers (théorie critique et poésie) sont
particulièrement séparés dans mon cas.
Lorsque je donne un cours, rien ne doit transparaître
de mon activité poétique, de mes jugements
de valeurs sur les autres poètes. Je neutralise cette
part pour être uniquement académique. D'ailleurs,
j'aime bien enseigner sur des uvres qui me rebutent,
mais qui ont leur validité par le fait qu'elles sont
dans la tradition. De la même manière, lorsqu'on
me demande une lecture ou un texte en tant que poète,
je suis très différent : corsé, débordant,
chaleureux, timide (je passe par tous les états).
Après, ce qu'en fait le lecteur, c'est son affaire
: si les deux choses lui sont utiles, tant mieux, sinon
il ne prend que ce dont il a besoin. Chez moi, cela se passe
plutôt bien : j'articule les différences et
je les augmente puisque j'écris aussi des récits.
Mais là encore, je trouve que nous sommes trop cloisonnés
dans les genres littéraires à dire "
le poète ", " le romancier ", alors
qu'un écrivain peut aisément passer d'un genre
à l'autre.
La diversité de votre recueil
a-t-elle pu être influencée par la rédaction
de votre ouvrage " Le Pacte lyrique ", qui explore
et redéfinit la notion de lyrisme dans la poésie
contemporaine, tout en proposant des analyses poétiques
de nombreux auteurs ?
Les deux choses sont bien séparées,
mais il y a parfois des passerelles indirectes. Par exemple,
lorsque j'ai lu l'article de Jean Cohen sur le lien problématique
de la poésie et du comique, je me suis dit que cette
approche était bancale et purement théorique,
car il était aisé de produire de l'humour
en poésie et d'en trouver dans la tradition. De la
même manière, en travaillant mes textes poétiques,
je ne peux que défendre l'idée d'une hétérogénéité
des discours en poésie : ne voulant pas faire une
poésie purement lyrique. Car j'ai beaucoup d'estime
pour les poésies narratives et critiques actuelles.
L'hégémonie du lyrique en poésie me
paraît réductrice d'un point de vue théorique
et pratique. Mes textes m'incitent à penser les ancrages
de la fiction, de l'ironie, de la distanciation dans les
écritures affectives. Ce genre de passerelles indirectes
est une expérience enrichissante, à la condition
de ne pas tout mélanger.
Comment voyez-vous les liens entre
vos textes et votre vécu ? Par exemple, la section
" Rupture " semble travailler l'intimité.
Comment articuler distance et authenticité ?
Dans la section " Rupture ",
qui est éloignée de ce que j'ai ressenti lors
de ruptures amoureuses, je trouve que cela sonne juste :
c'est de la rupture décortiquée, digérée
et servie, à grosses mains, pour donner une sensation
brute, proche de l'insulte, comme si c'était là.
J'aime écrire l'inverse de ce que je vis au moment
où je l'écris. Souvent, les textes les plus
sombres viennent au moment où je traverse une période
heureuse, car j'ose justement aller dans ces régions
sans avoir peur de me perdre ou de perdre le lecteur. C'est
cela la distanciation : non pas un formalisme indifférent,
mais une mise en forme véritable de ce qui échappe
au moment où on le vit. D'où la différence
entre sincérité spontanée et authenticité
construite : si je me dis immédiatement, cela ne
concerne que moi ; si je cherche des formes pour dire ce
que je parviens à identifier, alors je touche quelque
chose de public, d'intéressant et d'utile (peut-être)
pour reconnaître ce qui nous traverse.
Votre souci permanent de saisie
du réel témoigne d'une tendance de la poésie
française actuelle. À la différence
de nombreux poètes cependant, vous affrontez le réel
sur le mode ironique, notamment grâce à un
travail ludique sur le langage. Dans les trois " Élégies
" par exemple, vous tournez en dérision le genre
attribué aux poèmes dans le titre, en évoquant
des éléments triviaux du quotidien, mis à
distance par des décalages légèrement
surréels. La distance face au monde et au langage
est-elle à vos yeux une donnée essentielle
de la poésie moderne et de votre propre travail ?
Oui, je crois aux vertus de la distanciation,
mais ce n'est que pour mieux mettre en valeur les tensions
affectives. Parler de soi ennuie tout le monde, mais l'exercice
purement formel est aussi un danger. La distanciation est
ce qui permet de trouver la place la plus adéquate
pour la voix au moment d'entrer dans les textes. C'est une
longue tradition poétique, pas uniquement contemporaine,
mais elle est aujourd'hui particulièrement valorisée
en effet. L'ironie ou l'humour me paraissent des moyens
intéressants pour donner au recueil une dimension
ludique au moment même où certaines émotions
un peu massives vont être évoquées.
Cela provoque un double effet : défaire l'univocité
et néanmoins aller dans le sens de l'évocation
affective. Dans les " élégies ",
qui traitent de solitude et de décrépitude,
il y a une part de parodie du ton élégiaque,
mais il me semble que l'intérêt de ces textes
est que cette ironie participe à souligner et à
rendre la détresse plus implacable, tout en donnant
à sourire. Cela radicalise l'effet. Je repense à
" l'humour triste " de Supervielle, qui est formidablement
mélancolique, par le jeu de l'ironie. Toutefois,
il est nécessaire que cela apparaisse par pointes
et non comme une ligne de fond. Sinon, le lecteur a compris
le procédé, et il n'a ni surprise ni envie
de reprendre. Car l'essentiel de ce recueil ne tient pas
à ce que les lecteurs le lisent d'une traite et le
range définitivement, mais plutôt qu'ils le
reprennent de temps en temps, parce qu'il y a toujours un
peu de neuf qui résonne. En cela, c'est un recueil
qui demande une durée et un apprivoisement, mais
tant de livres sortent dans des cases pré-établies,
que cette nécessité de dérouter, pour
sentir, jouer, reprendre, ne peut pas être totalement
mauvaise.
Propos recueillis par Mathilde
Vischer
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