Oui je suis «
aimantée », envoûtée par la
présence des plumes et des pétales, ce sont
mes nouvelles parures,
mes universités à moi, mon cours de danse
quoique immobile. Jusqu'au bout, ils m'auront rendue heureuse.
Grisélis Réal, mai 2005
Suite posthume de l'infante défunte
Des fleurs, des oiseaux,
la musique de Ravel (Pavane pour une infante
défunte): la délicatesse est
singulièrement présente et nécessaire
au cur de l'univers de révolte
et de rage de Grisélidis Réal,
Pute et écrivain (c'est elle qui tient
à cette capitale pour souligner la dignité
de la Profession, un artifice typographique
qui rend hommage aussi aux Clients), dont on
retrouve l'humanité à fleur de
peau et de passion dans Les Sphinx :
un volume de 350 pages, où sont rassemblées
les lettres adressées par Grisélidis
Réal à Jean-Luc Hennig au fil
des trois dernières années de
sa vie ; un titre en forme d'énigme plurielle,
à l'image d'une femme fière d'être
mystérieuse.
Atteinte d'un Cancer
(la capitale est encore d'elle), la " catin
révolutionnaire " consigne dans
ce journal épistolaire - dont la publication
était prévue dès l'origine,
ce qui en modifie le sens - sa lutte contre
la maladie. Mais à travers la lutte elle-même,
c'est surtout un inextinguible désir
d'exister que Grisélidis Réal
fait flamboyer dans ces lettres. Un désir
qui inclut les plaisirs de l'esprit et du corps
- parfois aussi simples qu'une quiche lorraine,
la beauté d'une plante - et aussi bien
la souffrance, la violence, assumés,
acceptés, désirés au même
titre que tout ce qui fait que l'on vit.
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Photo : DR
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" Tout est bon à prendre
dans cette chienne d'existence, y compris le pire, et non
le meilleur, illusion fugace. [5 juillet 2002] " L'écriture
prend une place essentielle dans l'impossible assouvissement
de cette passion de vivre : les forces disponibles sont
largement consacrées à la rédaction
de ces lettres et de nouveaux poèmes . " Je
vous embrasse, j'ai fait mon " travail " de l'aube,
cette nouvelle aube, si pareille et si terrible qui me donnera
peut-être une liberté
laquelle ? Je dis
OUI. // Je dis oui à cette aube blafarde,
oui aux oiseaux encore endormis, oui aux fleurs, oui à
l'herbe, à la terre, à la lumière du
jour. // Oui aux larmes, OUI à la douleur. // Il
n'y a que vous à qui je le dis. [8 mai 2005] ".
On retrouve beaucoup de souvenirs
à travers ces pages, suite et fin conséquente
d'une uvre qui s'attache avant tout à témoigner
au sens le plus fort du terme, par la grâce d'une
écriture extraordinairement personnelle, oscillant
entre morceaux de rhétorique " popu " et
incandescences lyriques, brutalité et délicatesse.
Le parcours militant, la Révolution des Putes de
1975, sont encore en flammes dans la " vieille "
Grisélidis - flammes attisées par le climat
réactionnaire des années 1990, dont la loi
Sarkozy sur la prostitution est ici l'emblème. A
75 ans et cancéreuse, la " vieille Pute "
refuse plus que jamais de " baisser pavillon ",
elle se lève encore pour témoigner, participer
à des lectures, des débats, répondre
à la presse, au prix de souffrances physiques terribles.
La période précédente, celle de son
entrée en prostitution et en gitanerie dans une Allemagne
décalée des années 1960, celle de la
plus grande violence physique et morale peut-être,
qu'elle racontait dans Le noir est une couleur, apparaît
moins dans ce livre. Mais la même vitalité,
la même férocité, la même générosité,
y reparaissent, on voudrait dire intacts, dans une femme
qui a pourtant changé, mûri, qui a acquis avec
l'âge une stature toujours plus noble, ou une manière
d'assumer plus consciemment sa dignité, sans doute
aussi grâce à une reconnaissance importante
et méritée.
Bien sûr, au fil des pages,
la maladie avance, mais pas linéairement (ça
ne serait pas le genre de la malade) : le dernier été
est celui d'une rémission. Grisélidis Réal
réussit, par cette ultime fenêtre de tir, à
tomber amoureuse d'un homme beaucoup plus jeune, amoureux
lui aussi, mais qui ne parviendra pas à distinguer
à travers le voile alcoolique la femme et la prostituée.
Ainsi périt l'ultime chance d'une histoire d'Amour
pour Grisélidis Réal. On réinterprètera
bientôt le faux pas (en était-ce un ?) de l'amoureux
alcoolique en apprenant que le jeune homme est lui même
le fils d'une prostituée. Cet épisode fait
ainsi écho à un tissu d'allusions aux liens
parentaux, où Grisélidis la mère exprime
avec autant de pudeur que d'intensité son amour pour
ses enfants, et où Grisélidis la fille cuve
les derniers relents d'une nostalgie amère à
l'endroit de sa propre mère, de ses surs, de
l'acceptation tendre et inconditionnelle qui lui a fait
défaut.
Lorsque la maladie lance le nouvel
assaut, que la matraque de la chimiothérapie se fait
toujours plus lourde (" J'emmerde le Cancer, mais la
chimie, ça, on ne peut pas y couper " écrivait-elle
dès le commencement de ce volume), la morphine commence
à couler dans le texte, lui donnant une couleur changée,
où l'imagination et le rêve prennent une place
toujours plus grande, où le bonheur même trouve
à s'épanouir. La drogue n'altère pas
sur le fond le désir de vie. Leur mixture devient
le carburant ultime d'une résistance amoureuse et
stupéfiante, qui se confond avec une grande dignité,
cette loyauté à soi-même qui caractérise
certains personnages d'exception : " Je me répète
maintenant toute la journée TOUT EST PARFAIT. [
]
Spectaculaire rétablissement dans l'imaginaire
comme quoi la réalité n'est qu'un chien à
nos bottes, qui ne trahit jamais pourvu qu'on le tienne
bien en laisse et qu'on laisse l'amour circuler. Bien sûr
les nausées sont toujours là, mais ce sont
des pétales de rose qui virevoltent, se posent, se
renvolent sans nous mutiler vraiment. [17 mai 2005] "
Voilà peut-être, à l'approche de la
dernière page, l'essence de ce livre. Grisélidis
Réal n'est pas un maître à penser, elle
est pour cela bien trop impulsive, " injuste "
comme l'écrit Jean-Luc Hennig dans sa préface-
même si elle peut retourner des jugements trop hâtifs
aussi vite qu'elle les avait formulés. Sa vie et
son uvre n'en revêtent pas moins, de par la
loyauté et la noblesse de ce coeur, un caractère
exemplaire à nos yeux.
Francesco Biamonte
Page créée le: 16.06.06
Dernière mise à jour le: 20.06.06
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