L'écrivain et le peintre,
le peintre et l'écrivain.
1.1. Robert Walser et la majesté
de l'art
1.1.1. Berlin : un rêve de gosse
Robert Walser est né dans
un environnement familial propice à la célébration
de l'art et à la magnificence de l'émotion.
Tandis que son frère Ernst, Emile dans les Enfants
Tanner, vibrait aux touchantes lamentations d'un violon,
sa sour Lisa faisait allégrement danser ses doigts
sur le clavier d'un piano. La musique travaille chez Walser
en profondeur, en surprises plus ou moins éclatantes.
C'est ce " bonheur tendre et d'un charme indicible
" qu'il croit entendre alors que le silence contraint
à l'incompréhension. Dans le poème
en prose, le paysage, le narrateur opère un renversement
structurel qui lui donne le soin de déplacer un peu
plus loin la source du beau. De près ou de loin,
Robert Walser participe à l'élan artistique
de ces années 1900. " Robert Walsers schriftstellerische
Auseinandersetzung mit der bilden den Kunst steht anfänglich
in einem historischen Kontext, in dem die Spannung zwischen
zwei gegenläufigen, einander bedingenden Tendenzen
einen Höhepunkt erreicht hat : das Auseinandertreten
von Literatur und bildernder Kunst " écrit Dominik
Müller à propos de Ein Maler. Walser est doublement
pénétré de cette tension (historique
et personnelle) à laquelle il tentera longtemps se
s'habituer. Il rencontre dès 1901 l'artiste Marcus
Behmer dont le style subit l'influence du dessinateur anglais
Beardsley, influence que ce dernier met à profit
dans ses illustrations. Effectuant ses premiers travaux
de maquettiste pour l'éditeur Bruno Cassirer, Karl
connaît, pour sa part, à la même époque
l'enivrant parfum du succès. Il laisse l'année
suivante sur les cimaises de la Sécession de Berlin
trois de ses toiles. Son style plaît, il s'attire
ainsi la sympathie d'artistes tels que Max Liebermann ou
encore Emil Rudolf Weiss. Pour Shinja Park, la carrière
artistique de Robert prend vigueur au cour de cette vie
berlinoise, de ses tâtonnements d'artistes et de ses
protestations contre le régime en place. La Sécession,
à ses yeux, apparaît comme une révolte
" gegen die ideologische Bedeutung der Kunst im Kaiserreich
. Sie opponierte gegen die Kunstpolitik Wilhelms II, welcher
der Kunst eine ideologische Rolle zudachte, und bemühte
sich, die moderne europäische Kunst zu repräsentieren.
" Les frères Cassirer, organisant ces Sécessions,
affirment leur volonté de donner une impulsion nouvelle
et authentique à l'art. Depuis la fin du 19ème
siècle, Berlin attire une toute jeune population
désireuse de se frotter à ses possibilités.
La ville représente tout ce à quoi le jeune
employé aux écritures, tout ce à quoi
Karl peut-être aussi avant lui, avait aspiré.
Berlin est le théâtre de leurs retrouvailles
,Stuttgart avait déjà scellé en 1895
leur amitié. Jochen Greven raconte ainsi que "
während Karl Stuttgarter Stuben ausmalte, vermieten
Robert seine schöne Handschrift und seine erlernten
Fähigkeiten als Kontorist ... " C'est à
cette époque qu'il tente sans grand succès
d'embrasser la carrière d'acteur, carrière
dont se gausse son frère dans l'une de ses aquarelles
intitulée narquoisement nach Natur (Robert Walser
als Karl Moor) dans laquelle on le voit vêtu d'un
costume de scène accentuant encore davantage son
naturel fragile. " Würde er natürlich nicht
wie dieser bekannte Tragöde, der den Franz Moor gemimt
hat, wie ein Verrückter oder vom Affen Gebissener auf
der Bühne in der Länge und in der Quere herumsirachen
oder sich auf dem Boden wälzen oder sich die Kleider
halb vom Lieb reissen und mit den zu Fäusten verkrampften
Händen fuchteln und die Augen verdrehen " commente
Jürg Amann dans son essai biographique. L'ctrice prend
dans son travail l'apparence " dans la double réalité
de ses rôles, le modèle de l'artiste en soi.
" Après des semaines d'errance à travers
la grande Berlin, Robert finit par retrouver et par aimer
ce frère qu'il passera le restant de sa vie à
ressembler. Il lui prête dans Les Enfants Tanner le
costume de Kaspar Tanner. " Peindre des tableaux ?
s'interroge Kaspar, ça me paraît tellement
stupide en ce moment, ça m'est tellement égal.
On doit se laisser aller. Que je peigne cent paysages ou
seulement deux, n'est-ce pas complètement égal?"
C'est dans ce contexte particulier que l'écrivailleur
Walser pose son sac à Berlin. Il ne demande pas l'aumône,
ou plutôt il avance grelottant ses mains vers cette
ville irradiée depuis peu par le naturalisme. Berlin
nourrit en lui des rêves de gosse , qui prennent cependant
difficilement contenance : il écrit dans ces moments
de lassitude d'une manière fébrile, insatisfaite.
" Karl und Robert Walser erschienen oft zusammen in
Berliner Künstlerkreisen. Hier lernte Robert Walser
die sogenannten berühmten Leute aus allem Bereichen
kennen _ impressionistische Maler wie Max Liebermann oder
Max Slevogt, Schauspieler wie Tilla Durieux oder den Theaterregisseur
Max Reinhardt, zeitgenössische Schrifsteller und Verleger
" commente Shinja Park. Robert sait jouer de ces rencontres
: il lui est même confié en 1907 la responsabilité
de secrétaire de la Sécession. (Cf. der Sekretär.)
Entre les tâches administratives, il peut à
loisir admirer le travail de van Gogh, Renoir, Munch, Israels,
Beckmann. Klee dit avoir découvert la couleur en
Tunisie lors de son voyage avec Louis Moilliet, et Auguste
Macke. Il me semble que Walser ait découvert la sienne
en 1907 lors de cette sécession au cours de laquelle
il se frotte aux touches chromatiques des impressionnistes.
En raison même de cette naissance picturale, l'écrivain
peut-être indépendamment de sa volonté
se sent envahi par une sorte de ravissement intérieur
qui transparaît dans son écriture. Les Enfants
Tanner joue de ces perpétuels caprices de la lumière
qui naissent du plus intime de l'être. " Für
Walser,écrit Park, ist die Kunst als eine Seelenbewegung
eine 'innere' Sache. Im Inneren der Menschen sind Kenntnis,
Gefühl und Gewissen verschmolzen. Nach Walser bedeutet
die Kunst, dass das, was das Innere empfindet, nach aussen
gelangt. " Ce rêve de gosse, représenté
par Berlin, ne correspond-t-il pas aux aspirations premières
du jeune homme ? Ne serait-ce pas justement les premiers
enthousiasmes et les rêves d'accomplissement d'un
rimailleur en mal de succès littéraire ?
1.1.2. Histoire de dedans et de dehors.
Cette constante tension entre le
dedans et le dehors, entre reconnaissance littéraire
et disparition, est particulièrement sensible dans
le poème Renoir écrit dans les dernières
années de sa production littéraire. Walser
s'est semble-t-il inspiré d'une toile du peintre
français, vue à la Sécession de Berlin
en 1901, Melle Lise à l'ombrelle, qui représente
encore pour certain l'une des rares toiles qu'il n'ait jamais
aussi poétiquement peinte. Sous le feuillage de la
forêt de Fontainebleau, Renoir fait une place belle
à Lise Tréhot, la sour d'une amie du peintre
Le Cour qui partagea la bohème de ceux qui fréquentaient
le café Guerbois. Lise, la muse du peintre tant elle
s'incarne dans son travail (Cf. La Diane pécheresse,
La Femme d'Alger.), a suivi l'évolution sensible
de Renoir. Trempant son pinceau dans du noir profond lors
de ses premières compositions à partir de
Lise, le peintre diversifie ensuite sa palette avec des
ocres, pourpres et autres vermillons susceptibles de davantage
lui rendre son mouvement. Walser, peut-être mieux
qu'aucun autre, est sensible à ce mouvement de cache-cache
avec la lumière, et ce jusque derrière chaque
plissement de cette longue robe blanche. Il sait par expérience
que la virginale nacre aura tôt fait de cristalliser
dans son écriture des teintes plus composées.
Tandis que le regard du peintre arrache Melle Lise à
son monde de la promenade, celui de l'écrivain la
dédie déjà à son poème.
Dans son article, Harmonie im Gedränge, Werner Weber
entend montrer de quelle manière Walser réussit
à harmoniser l'individuel dans le pluriel de l'existence,
et ce jusque dans les jeux de sonorités et de redondances.
" Man könnte vor Renoir Bilde, in der Erinnerung
an das Bild, vom Lichtgeraune, im Grün des Waldes und
des Waldboden reden, vom Antwortschimmern im Weiss des Kleides
; vom roten Band, das aus dem dunklen Haar der Frau zu ihrer
Schulter geht. Wovon redet Robert Walser ? Er erinnert aus
dem Bildnis der jungen Frau die Bewegung. " Si l'on
se surprend à déchiffrer cette remarque, on
reconnaît là toute l'ingénuité
walsérienne pour le mouvement. L'écrivain
ne ressent pas le besoin de croquer la coquetterie mondaine
de cette jeune femme, ni d'accorder toute son attention
à ce ruban qu'il fût noir ou rouge, ou bleu
dans La jeune fille au lacet bleu (1888). Le ruban est écrit
noir dans le poème ( " eine breite, schwarze
Schleife der Süssen. " ) car il entre dans une
dialectique de la lumière. Cette non-conformité
au tableau, imputable au fait qu'une trentaine d'années
se sont écoulées depuis l'émotion esthétique,
porte à son plus haut point l'ambition walsérienne.
Ce noir ne tâche pas tant qu'on se souvient que Melle
Lise se promène en bordure de forêt, les jeux
de lumière faisant davantage éclater sur le
sol la lumière en tâches claires et obscures.
La jeune fille naît ainsi de cette déliquescence
filtrée, comme un rayon qui aurait réussi
à percer à travers le feuillage dru. L'écrivain
neutralise les pôles de lumière en trichant,
mais il ne triche nullement en rendant au tableau de Renoir
sa quiétude. Le chatoiement des couleurs est porté
par des syntagmes tels que " milden Ton " ou encore
" schwarze Schleife ", mais il tend rapidement
à s'unifier, à se taire dans l'écriture.
L'évocation du " lacet rouge " est par
exemple implicitement reprise dans ce " Wein ",
cette fois utile dans une comparaison sonore. " Die
Art, in welcher sich die Sprache des Gedichtes bewegt, spiegelt
das von Harmonie durch zogene Gedränge : eine ausgewogene
Grundordnung ist gegeben. " Pour Walser, nous explique
Werner Weber, la neutralisation des pôles constitue
la charpente syntaxique, sémantique et allégorique
de son poème. La structure poétique, les sonorités
portent également vers cette harmonie originelle.
Dans le vers " mit einem Mal an ein Gemälde ",
les possibles arabesques sonores sont tronquées dans
la mesure où le " a " s'amuït et perd
de sa vigueur. Les sifflantes parfois se prennent à
des élans libertaires comme dans " schwarze
Schleife der Süssen " où non contentes
de se répéter font des émules dans
le mot lui-même. ( 's' et 'z', 'ch.' et 'f', 's' et
's') Cette douceur, une mignardise de l'écrivain,
ce " Süssen " choisit de plonger jusqu'à
la noyade dans un lit de sifflantes. Comme en dehors du
mouvement des êtres et des choses, la jeune demoiselle
en est paradoxalement la plus à même de le
figurer. Son ombrelle marque un imperceptible mouvement
de rotation, le fin lacet tombe sur son épaule, sa
robe froufroute dans l'air de ce début d'après-midi.
La blancheur de sa robe, son nom même - n'oublions
pas que la sour de Walser s'appelait également Lise
- ont de quoi le ravir. Dans Sonett auf eine Venus von Tizian,
son discours charpente une opposition entre l'autel et le
coffre, dans Van Gogh entre pauvreté et richesse,
dans der Kuss entre effleurement et empoignade, et ici entre
quiétude et affolement. L'époque berlinoise
rend compte de cet émoi devant les manifestations
impressionnistes de la couleur, ce qu'il nomme dans Les
Enfants Tanner : " ce parfum, cet éclat de la
joie, le scintillement du plaisir, .., le précis
et le noyé, et les couleurs, les formes dans ses
vapeurs. " Dans son esprit encore fragilisé
par des idées romantiques, la nature devient comme
un modèle, un partenaire d'infortune avec laquelle
il faut s'associer."Walser, commente Shinja Park, behandelt
die Spiegelung der Adendlands-chaft im Wasser mit einfachen
Worten. Seine Schilderung der Schönheit des nächtlichen
Bildes konzentriert sich auf den Mond am Himmel, der vom
Wasser parallel reflektiert wird. " Comme dans le poème
en prose Frau am Fenster, inspiré d'un tableau de
son frère du même nom, l'écrivain a
le regard biaisé pour regarder la réalité
de front. Il doit simplement poétiser l'univers réel
afin que celui-ci devienne opérant. Karl a peint
le portait d'une femme qui engoncée dans une longue
robe bouffante regarde tristement l'eau du lac. Au loin,
le regard se perd dans la contemplation des Alpes tandis
qu'au premier plan, le motif floral du siège rappelle
le " jugendstil. " On a l'impression que le peintre
procède de la même distribution entre le dehors
et le dedans afin que la fenêtre ouvre sur une semblable
tonalité mélancolique, fluide. " Warum
steht diese Frau am Fenster? Steht sie nur da, um in die
Gegend hinauszuschauen ? Oder hat ihr Gefühl sie ans
Fenster geführt, damit sie könne in die Weite
hinausdenken ? An was denkt die Dame ? An etwas Verlorenes
; an etwas unwiederbringlich Verlorenes? " s'enquiert
quant à lui Robert Walser. L'écrivain interprète,
questionne le tableau, jusqu'à l'embarras parfois.
Le monde est gêné par la présence de
cette emblématique fenêtre, qui assure cependant
une homogénéité entre celui qui regarde,
et ce qui est regardé, entre un besoin narcissique
de se voir dans l'ouvre d'art et ce besoin évincé
par des compromissions plus prudentes. Sans cacher sa raillerie,
l'écrivain se penche au-dessus de cette femme esseulée
qui regarde devant elle ses illusions perdues. Ces quatre
interrogations, dont la réponse n'interviendra qu'à
l'ultime phrase du poème en prose, rendent toute
référence au tableau inutile dans la mesure
où elles renseignent plus qu'il n'est visuellement
possible du caractère amer de la mélancolie
néo-romantique. Le poème en prose, Damenbildnis,
publié en 1926 dans le " Frankfurter Zeitung
" lui aussi inspiré par un tableau de Karl peint
en 1902, se lit comme une allégorie pastorale et
romantique du bonheur et montre comment l'écriture
walsérienne lit l'image. Persuadé qu'il ne
peut pas prendre de face la création de son frère,
Walser tente de s'en approcher au plus intime. Un berger
focalise alors son attention de manière à
jeter un regard différent sur la liseuse pour qui
il a éprouvé au premier abord tant d'étrangeté.
Il s'absorbe dans la contemplation de cet homme simple,
le confond avec la verte prairie sur laquelle il s'est un
instant allongé afin de trouver la force d'esprit
pour décrire la Mädchen. Dans le tableau de
Karl, une femme à la mise élégante
est assise sur une chaise et perd distraitement son regard
dans un livre. Elle n'affecte aucune émotion à
ce qu'elle lit, préoccupée davantage par la
présence du peintre. Ses gestes posés, sa
robe effrontément longue comme pour donner encore
plus à peindre, enferment le tableau dans un personnage
de papier qui n'offre que peu d'occasion d'aller au devant
de la création. Hans Bethge écrit dans un
article publié en 1909 dans le Deusche Kunst und
Dekoration qu'il a préféré une ligne
donnant une forme creuse et profonde toute à la fois
à ses personnages. De voir " eine Primitivät,
die mehr gibt als die Vereinfachung der Dinge, die vielmehr
lächelnd über den Dingen steht und auf sie hinabsieht,
als auf etwas Seltsames, Rätselvolles, Ernstes und
Komisches zugleich. " Robert Walser, au contraire,
est plus volontiers sensible à une explosion de couleurs
au contact de la toile de Karl. Mais le chatoiement ne naît
pas du portrait de la dame à la perruque par trop
exubérante, perruque qui devient étrangement
une " zufriedene Faulpelz " autour de laquelle
la vie du tableau s'organise. La compréhension passe
par un surgissement du derrière sur le devant de
la scène. Et l'écriture walsérienne
de rendre opérant cet effacement. (Cf. la nuance
apportée à cette tête qui devient par
suffixation une " Köpfchen. ") Walser apparaît
dans cette composition comme le chantre d'un nouveau romantisme
: il investit sa description d'une telle intensité
narrative qu'il ne nous est plus permis d'oublier l'insignifiant
berger. Le détail conduit l'écrivain à
considérer autrement la jeune femme au chapeau, dépossédée
pour l'occasion de toute texture sémantique. Le livre,
plaçant haute la présence de l'écrivain,
est le ferment qui lie la femme avec le berger, ce dernier
portant sans doute les sentiments de l' écrivain.
Ce 'un pas en avant, deux pas en arrière' joue avec
la lumière puisque l'écrivain, selon son humeur,
distille des notes de couleurs dans le poème. Les
variations harmonieuses sur le vert éclatent ici
avec force. Walser fait en sorte que le personnage livresque
soit également le berger de l'arrière-plan
de manière à ce qu'une correspondance presque
expressionniste se dessine. Affectée par sa lecture,
la dame se perd dans une méditation mélancolique,
tandis que le berger occupe le temps en lisant. Deux attitudes
inversées au contact du livre : le livre esthétique
pour la jeune femme est synonyme pour le berger d'occupation.
De sa lecture, celle-ci reçoit en échange
une lumière réfléchissante par laquelle
elle entrevoit une possible assimilation. " Sie sich
selbst fast wie die Heldin vorkommt. " Le berger ne
s'use pas les yeux - le spectateur à le chercher
oui au contraire à lire puisqu'il est, sans
qu'intervienne la médiation de l'ouvrage, le héros
de son propre mythe pastoral. Activité sociale, intellectuelle
ou de distraction, le livre, dans le tableau de Karl Walser,
ne fait que renforcer le contraste entre une rêverie
inféconde et une participation à la nature.
Le livre tenue par la demoiselle l'entraîne dans un
monde fantasque et délicat qui la tient rigidement
assise. Le corps participant de cette lecture des âmes,
le berger s'abandonne, au contact de la verte prairie, à
une mollesse vivifiante et bienfaitrice qui se substitue
à sa paresse. Il tient fermement ce livre qui le
force à ne pas rester sans rien faire, il se libère
de l'ennui en se distinguant des moutons paissant à
ses côtés. Car il goûte ainsi aux plaisirs
virgiliens, le berger semble le plus à même
de porter les aspirations de l'écrivain. Dans l'écriture
de Robert transparaît cet incessant jeu entre le dedans
et le dehors, entre ce qui n'a pas encore été
dit et ce qui a été depuis trop longtemps
répété. L'écrivain travaille
à modifier notre conception de la profondeur, il
utilise notre regard comme un stylet qu'il déplacerait
à sa guise sur la page blanche. Point fixe, point
cadre : le mouvement est soulevé par les apparences
de la narration. Un "zu ", par exemple, oriente
la description, tandis qu'un " oben " enlève
et détache de l'apparence terne. Ces deux pôles
spatiales constituent les marqueurs d'une conceptualisation
scénique encore plus complexe dans la mesure où
du cadre du tableau, de la forme géométrique
simple, Walser nous pousse vers une circularité de
l'espace. L'adjectif " abenteuerliche " porte
témoignage d'un plaisir des mots qui va jusqu'à
délimiter un espace imaginaire personnel pouvant
le conduire de son dehors vers son dedans, de son plus loin
vers son plus proche, de son plus sombre vers son plus lumineux.
Composition géométrique, le tableau de Karl
trouve sous la plume de Robert une autonomie scénique
qui appuie avec plus d'insistance sa réflexion. "Grenzen",
"Wiesenplan" se lisent dans ce cas comme des éléments
de sa pensée figurative. Il use des lignes ondoyantes
de la chevelure ou strictes des prairies pour délimiter,
circonscrire de l'intérieur des plans médians.
Dans le tableau, la femme au chapeau éployé
comme un buisson arrête le regard de manière
à condamner toute lecture diagonale. On distingue
à peine les quelques moutons paissant dans le lointain
et qui se confondent presque avec l'horizon. Ces détails
ne peuvent éclater avec plus de minutie tant la femme
cherche à retenir l'attention du spectateur. Ainsi
claquemurés, les rêveries et fantaisies walsériennes
se perdent dans la masse de cette exubérante coiffe,
mais elles ne se perdent pas en divagations stériles.
A propos, elles s'assujettissent les faveurs d'une comparaison
avec cette perruque florale, l'escaladent, la forcent à
s' effacer, à se ternir afin que l'émotion
esthétique puisse jaillir. Libérée
de cette envahissante couronne, celle-ci joue avec l'enduit
recouvrant le palimpseste : la prairie qui n'était
tapissée que d'un vert dispendieux se gorge de lumière
et de chaleur, elle peut délier cette langue trop
longtemps asservie à l'éloge de la dame. A
écrire ainsi autrement, à la fille peut-être,
Walser fait prendre conscience à la nature de son
importance, celle-ci pouvant se diluer plus facilement sous
sa plume. Avec bonté, l'écrivain apporte à
l'arrière-fond une 'lumineuse luminosité'
qui venant du dedans se répand ensuite jusque dans
les plissements de la robe. Robert Walser se sert de l'ouvre
d'art comme un prétexte à l'autoportrait,
mais son naturel revenant au galop, il est happé
par son propre " rien ", oubliant son moi afin
de laisser vivre l'ouvre. Karl et Robert montrent à
leur manière l'extrême difficulté à
retranscrire le travail de l'autre. Peter Utz essaie dans
son approche d'envisager le mouvement littéraire
des textes de Robert Walser sous l'angle de la danse. "Robert
Walser, commente-t-il, est un danseur de bureau. Dans ses
écrits, il cherche constamment à incarner
l'élan du danseur et sa liberté de mouvement."
A propos du texte Sur le ballet russe, le critique écrit:
"L'illustration de Karl Walser qui accompagne le texte
de son frère dans Kunst und Künstler transporte
cet "enchantement du balcon"dans un espace qui
ne rélève presque rien de la danse. Car il
montre la danseuse assise au balcon au-dessus de la scène.
(...) Karl Walser ne résout donc pas seulement la
difficulté que présente la transposition directe
du mouvement de la danse à laquelle sont confrontés
tous les peintres passionés de danse. Il traduit
ainsi en image, et avec le même génie, le texte
de son frère. Immobilisée sur le balcon, spectatrice
comme le feuilletoniste et avec lui le lecteur, la danseuse
n'incarne pas le mouvement, mais, ce qui est bien plus encore,
une promesse de mouvement: la beauté est le mouvement
latent, qui n'attend que le signal de la danse. " Pensant
sans doute à Degas, Peter Utz justifie la relation
par l'idée de mouvement cette relation entre Karl
et Robert Walser. Mais les croisements entre le peintre
et l'écrivain sont autrement plus complexes et se
fondent sur une interprétation différente
de la réalité.
1.2. Une approche autre de l'objet
esthétique.
1.2.1. Entre l'art 1900 et l'expressionnisme.
L'inspiration n'est pas encore celle
qui guida sa composition du poème Renoir, mais on
sent là jetées au vent toute la lassitude,
et toute l'amertume de l'écrivain à ne pas
être reconnu. Afin de donner plus de sérieux
aux écrits de son frère, Karl décide
d'en illustrer les premières éditions. Une
totale liberté lui est laissée dans la mise
en couleurs des textes, mais ceux-ci dérangent encore
par leur anti-conformisme et leur éloge de la petitesse.
Il illustre les Enfants Tanner en 1907, le Brigand en 1908,
ein Tagebuch ( aux éditions Cassirer) en 1909.Sur
la première de couverture des kleine Dichtungen de
Robert parues en 1915 chez Kurt Wolff, Karl a laissé
libre cours à sa fantaisie. L'ombrage d'un arbre
lui tenant lieu de seul compagnon, un jeune homme se perd
dans la contemplation du ciel. Sa mélancolie est
à l'égale de celle de l'arbre sous lequel
il a trouvé asile, esthétique et vibrante.
En effet, l'utilisation de la technique au crayon donne
un rendu dramatique et bouleversant à cette scène
quotidienne dans la mesure où elle absorbe dans la
blanc de la page toutes les intentions heureuses de l'écrivain.
Cette même impression sous-tend les illustrations
par Karl des " Gedichte " en 1908 dans lesquelles
on pressent l'influence de Van Gogh, et ce en particulier
dans son Semeur de 1888 inspiré de Millet. Réalisés
tous deux au crayon, ils sont construit cependant de manière
antithétique. Nerveusement, van Gogh a écrasé
son crayon dans la terre afin de souligner son attachement
pour le monde paysan, tandis que Karl l'a élevé
vers le ciel, se souvenant que son frère aimait "
avancer dans la lumière de sa disparition. "
Hiver, et grand sens de l'insignifiant pour l'un, été
et lourdeur chromatique du noir et blanc pour l'autre, ces
deux dessins au crayon montrent plus qu'il n'est à
voir, enferment entre chaque fougueux caprice de la main
le bonheur singulier de l'artiste. Témoignant avec
lucidité et compréhension de son frère,
Karl lui reconnaît dans cette esquisse les traits
d'un Wanderer romantique. Cette relation gémellaire
entre la peinture et l'écriture atteint son paroxysme
d'intensité dans Ein Maler, un poème en prose
composé par Walser dans les toutes premières
années de sa carrière. L'image picturale a
ceci de supérieur, et à fortiori d' irremplaçable,
qu'elle n'ânonne pas inlassablement la même
chose; elle ne se situe pas dans le mot, mais dans l'essence
qu'a pu infuse l'imagination poétique du peintre.
" Der Übergang von den Maleraufzeichnungen zur
Künstlererzählung verursacht eine Zwitterhaftigkeit
des Textgenres, die als ein ins sprachliche Medium projiziertes
zusammentreffen der Mediem gelesen werden kann. " Dans
l'esprit de Dominik Müller, ein Maler balbutie au début
entre une vision réaliste et romantique de la nature,
mais l'écriture walsérienne de s'assagir.
De cette tension initiale, présente dans cette guerre
d'interrogations, l'imagination de l'écrivain enfante,
souvent dans la douleur, une autre forme de discours. Souvent,
il cherche à s'en disculper, à le minimiser,
mais bien vite de reprendre sa parole. Mais de cruelles
différences se font jour lors de cette cohabitation
forcée. Tandis que Karl travaille à l'illustration
de nombreux ouvrages ( Eine Einzige Nacht de Vivant Denon
en 1911, der ewige Frühling de Jean Paul en 1922 par
exemple), et expose ses toiles à travers l'Europe
( Sécession de Berlin en 1902, le Kunsthaus de Zürich
en 1910, il exposition internationale dell' incisione moderna
à Florence en 1927.), Robert, lui, tarde à
être reconnu de ses pairs. Peu d'articles viennent
saluer la parution de l'un des romans de celui qui paraît
être en marge de l'art contemporain. Irma Kellenberger
trouvait dans son essai sur Walser que ses premiers écrits
rendaient un son proche du Jugendstil, Shinja Park, quant
à elle, reste plus nuancée en affirmant que
les " Stilelemente in Walsers Dichtung " l'envisage
comme une médiation intéressante entre le
Jugendstil et l'expressionnisme. Le Jugendstil allemand,
du nom de la revue Jugend qui le popularisa, souffle dans
l'Europe du début du siècle comme une intéressante
compromission entre arts majeurs et arts mineurs, "
domestiques. "Des artistes tels que Peter Behrens ou
Markus Behmer en Allemagne n'ont de cesse de rendre fusionnel
la structure et le détail en épurant lignes
et volumes. Dans l'esprit de ces jeunes intrépides,
l'indécence de Beardsley joue un rôle fondamental
dans la mesure où son art de l'illustration, dans
la Salomé de Wilde en 1894, en particulier, s'amuse
avec saveur de l'imagerie symboliste.( Cf. l'utilisation
de la figure du papillon) Son homosexualité et ses
dessins érotiques donnent à son ouvre un enivrant
parfum de scandale qui ne fait que croître au moment
il meurt, à vingt cinq ans. Robert Walser, une trentaine
d'années après la mort du dessinateur britannique,
mêle, pour les besoins de la narration, détails
biographiques, éléments critiques et réflexions
personnelles : " er zeichnete Frauen mit unsäglich
verlockenden Lippen, und er zeichnete, wie Frauen frisiert
werden, und er führte uns mit dem Zeichenstift in die
verworrensten, vegetationsreichsten Gärten. "
Nul besoin de reprendre là la thèse de Madame
Kellenberger, mais de montrer le statut particulier qu'accorde
Walser aux objets. " Le pistolet qu'il tenait à
la main, écrit-il dans Le Brigand, riait de son propriétaire,
il paraissait décoratif. " La situation s'inverse
de telle façon que les objets se façonnent
des attitudes humaines. Ilona Siegel est sensible, quant
à elle, à une parenté avec le mouvement
d'inspiration rendu célèbre par George Grosz
et Otto Dix. " Die Autoren der Robert Walser Generation
hatten es um 1905 schwer, moderne Tendenzen gegen traditionelle
Kritik und akademische Germanistik durchzusetzen. Expressionistisches
wurde als unschweizerische abqualifiziert, besonders während
des Weltkrieges als deutsches Phänomen abgewehrt. "
Dans l'histoire de ce mouvement, 1905 est une date importante
dans la mesure où de nombreux groupes se fédèrent
autour d'une même idée. Die Brücke, par
exemple, fondé le 7 Juin 1905 à Dresde, la
" Florence sur l'Elbe " autour d'Ernst-Ludwig
Kirchner, Erich Heckel, et Karl Schmidt-Rotluff, revendique
la possibilité d'aller en quête d'une manière
agressive et lumineuse d'autres rivages. Cependant, cette
date s'accorde à délimiter une période
avant laquelle il a pu exister en Suisse des écrivains
capables de pressentir cet éclatement des couleurs.
Worring dans son Abstraction et empathie considère
le cri d'épouvante de Munch (1893)comme la première
manifestation expressionniste, idée reprise aussi
par Paul Cassirer. Ce cri s'élève pour Strinberg
" devant la nature rougissante de colère et
qui se prépare à parler par la tempête
et le tonnerre aux petits étourdis s'imaginant être
dieux sans en avoir l'air. " Un discours ne restant
jamais isolé totalement, il est probable que Walser
se soit imprégné, dès 1908 pour Ilona
Siegel, peut-être avant pour d'autres, des directions
radicales mais toujours extensible de l'expressionnisme.
" L'expressionnisme, c'est comme un chewing-gum "
écrivait le peintre Oskar Kokoschka, voulant témoigner
par là de son caractère insaisissable. La
difficulté de définir ce mouvement redouble
lorsqu'on insiste sur le fait qu 'il est né sourdement
du silence des opprimés, des révoltés
de la génération de 1914. Il a grandi à
l'aube du bouillonnement intellectuel des années
d'avant-guerre et des autodafés politiques sans que
personne ne lui accorde de valeur esthétique, et
cependant il a su trouver en la personne d'un Kandinsky,
d'un Franz Marc en peinture, d'un Wedekind en littérature
de véritables " pères. " Ouvres
de combat, les toiles expressionnismes revendiquent une
certaine idée de l'individu, de la société
et de l'art. La vindicte walsérienne contre la République
de Weimar n'a pas les caractéristiques de révolte
que prête Jean-Michel Palmier à l'expressionnisme
dans la mesure où le tempérament doucereux,
romantique peut-être encore aussi de l'écrivain,
atténue ses possibles passions. En écrivant,
pourtant, il découvre qu'il existe dans ce bas-monde
des iniquités qui ne l'enthousiasment guère.
En montrant sa détermination, il prouve par là
qu'il refuse d'endosser la livrée que lui tend la
bonne société. Sans protester avec virulence
contre les bons penseurs, les rentiers, les fervents d'un
militantisme germanique, il ne manque cependant pas, à
chaque occasion, de dénoncer cette aliénation,
cet engrenage social à l'intérieur duquel
il est injustement maintenu. Sa plume n'est pas aussi contestataire
que le pinceau de la " nouvelle objectivité
", elle joue d'un registre autrement plus léger.
Dans Deuschland, ein Wintermärchen (1917.1919), par
exemple, dont le titre a été inspiré
d'un tableau de Heinrich Heine, Grosz déconstruit
la tétrarchie allemande scellée autour de
la religion, l'armée, la bourgeoisie et l'Etat. Au
centre de cette mascarade, le peintre accorde une place
fondamentalement visuelle aux mots, et à moindre
égard, aux lettres, qui se comportent comme de véritables
lignes de sens, comme des axes potentiels de lecture. Sa
peinture se fait fort d'agiter les vieilles théories
esthétiques et les apories de l'histoire. Elle emporte
le regard dans une fuite irraisonnée comme une marche
vers son propre anéantissement. Porte ouverte sur
le monde de Tristan Tzara, le tableau de Grosz, ce Conte
en hiver, fomente des projets picturaux contre cette "
médina du sable." Convaincu par la diablerie
de la classe dirigeante, Grosz fait le choix téméraire
de s'engager activement contre la République de Weimar
afin que triomphe dans son travail les subsides d'une sorte
d'idéalisme politique. Artiste en marge d'une société
archaïque, et artiste au rendez-vous de ce siècle
nouveau, Walser amène à ressentir l'art dans
ce qu'il contient de vital et de scriptural. "Die neue
Subjecktivität, die neue Wirklichkeits-wahrnehmung,
das Verständnis des Künstlers als eines Visionärs,
der schaut, erlebt, gestaltet, sucht, die Erfahrung von
Ich und Wert - Zerfall und last not least die Entfremdungsproblematik
umfassen auch Walsers an expressionistischen Aspekten reiches
Werk " conclut Ilona Siegel. L'art ne retranscrit pas
seulement la réalité, elle l'invite à
un dynamisme, à un allant indépendant de toutes
nécessités qui auraient pour fâcheuses
conséquences de le fragmenter davantage.
1.2.2. Morgenthaler
ou le monologue avec lui-même.
Robert Walser s'installe à
Berne en janvier 1921, et pendant quelques mois exerce la
profession de second bibliothécaire aux Staatsarchiven
de la ville. Il profite de ses moments de solitude pour
donner forme à son roman Théodor dont il donnera
lecture un an plus tard au cercle de lecture Hottingen à
Zürich devant un parterre de notables. Les voix de
l'inspiration se font cependant plus chancelantes, ils les
écoutent avec de plus en plus d'appréhension.
Comme attiré presque corporellement par sa peinture,
c'est à cette époque qu'il choisit de rendre
visite au peintre Ernst Morgenthaler. Celui dont on dit
de lui " einerseits wird er als Malerpoet und Romantiker
gepriesen, anderseits als Idylle Maler verniedlicht und
als unmodern abgeten " reçut avec tous les égards
dû à son rang l'écrivain. Morgenthaler
connaît la réputation de Walser, et ce par
l'intermédiaire de son frère Ernst qui lui
fait découvrir son ouvre. " Diesen schönen
Aufsatz musst du lesen " lui adresse-t-il en janvier
1924 avant d'ajouter : " Walser kommt elend gut weg.
Ein wenig zu gut vielleicht. Der ganze Artikel ist aus schönem
Oppositionsgeist heraus geschreiben. " Quelques toiles
du peintre, die Fallätschen (1921), Winter in Oberhofen
(1920), Sommer ( 1921) mettent en présence ces mêmes
caractéristiques. Traits grossiers, étalés
avec négligence sur la toile, palette chromatique
sombre, il joue avec les contrastes et étaie progressivement
sa peinture. Ayant subi pendant quelques temps l'enseignement
de Klee, sa production engagée touche à l'expression
humaine. En 1920, Morgenthaler s'installe à Zürich,
et " angezogen von der künstlerischen Aufbruchstimmung,
begegnet er dort einer eigentlichen Exklave von ' ausgewanderten'
Bildhauern und Malern bernischer Herkunft, darunter Karl
Walser, Hermann Haller, Hermann Hubacher.und Otto Mayer-Anden.
" En juillet 1921, sa femme s'étant absentée
quelques jours, celui-ci reçoit presque malgré
lui Robert Walser. Il s'en explique dans Ein Maler erzählt.
(1957). Arrivant de Bienne, l'écrivain-promeneur
Walser s'enquiert auprès de Morgenthaler par téléphone
si celui-ci peut lui offrir l'hospitalité. Ne perdant
aucune occasion pour s'entretenir de littérature,
ce dernier acquiesce par l'affirmative à cette opportune
visite. " Oben am Tisch sass ein rothaariger Mann in
grauem groben Kleid " se souvient-il. " Mit seinem
zündroten Kopf und seinen roten Händen schien
er mir schlecht in diesen Kreis zu passen. Es war Robert
Walser, der alsbald sein Manuskript aufschlug und zu lesen
begann. " Baissant la voix, l'écrivain emporte
le reste de son roman dans un silence riche d'interprétation.
Stimulé par sa lecture, il se montre enjoué,
curieux de tout, il part dans d'interminables monologues
qui ne font que retarder le moment du départ. Walser
semble aimer s'entendre parler, si bien qu'il passe une
première nuit chez le peintre. Il en passera quinze
autres. Au cours de son séjour, Walser est subjugué
par le charme juvénile de la servante du peintre,
Hedy Schneide. Il se souvient sans doute encore des espoirs
qu'entretenait son personnage littéraire, Jacob von
Günten, pour Lise, ou Joseph Marti pour Madame Tobler,
espoirs qui s'avèrent dans la réalité
n'être que des feux de Bengale. Hedy n'éprouve
qu'une sympathie de façade pour l'hôte Walser.
Cet épisode trouble par sa perpétuelle reconduction
: en effet, ne venant au départ que pour faire lecture
de son manuscrit Théodore, l'écrivain ressent
le besoin progressif d 'éprouver cette réalité
qu'il n'a pas réussi à écrire. Susurrant
les paroles de son Théodore comme un sésame
pour lui ouvrir l'autre rive, il découvre en Hédy
une prochaine promesse d'alléluia. Son écriture,
et sa vie aussi, file de parc fleuri en sous-bois ombragé,
de monsieur raffiné en midinette inspiratrice. Morgenthaler
déclare ne plus avoir revu Walser après cet
été 25, celui-ci lui laissant sans doute dans
l'esprit le souvenir léger d'un homme aux pommettes
saillantes et d'un " quelque chose d'höderlinement
clair et beau. " L'art 1900, l'impressionnisme allemand
d'un Liebermann, les recherches expressives de Munch l'intéressent
au plus haut point, mais il n'arrive pas à refouler
sa trop grande nature romantique qui amoindrissent sa réflexion
personnelle sur l'art. Il partage les choix esthétiques
de son frère jusqu'à ce que ceux-ci ne répondent
plus à ses rêves de gosse. En commentant Gebirgshallen,
poème en prose inspiré du tableau pointilliste
de Signac, l'Ecuyère au cirque, Nicole Pelletier
constate que " ce genre de critique est toujours l'occasion
pour l'auteur de s'apitoyer sur lui-même, devenu depuis
Berlin, depuis qu'il a dû se résoudre à
rédiger régulièrement ces feuilleton
qu'il méprise et qui ruinent ses rêves, simple
commis de la littérature. " Il réprouve
par exemple au fait que l'art soit réduit à
une activité commerciale. La période berlinoise
marque un moment de rupture avec son frère qui tend
à montrer dans ses toiles de plus en plus d'affinités
avec le cubisme naissant. Berlin, Berne, Bienne constituent
comme les stations d'un pèlerinage esthétique
qui conduirait ses pas au plus près de l'émotion
esthétique.
1.3. Un regard de lumière.
1.3.1. L'exposition d'art belge.
Du 27 Mars au 7 Juin 1926, est organisée
à Berne une exposition sur l'art Belge, à
laquelle Walser participe. Dans belgische Kunstausstellung,
l'écrivain s'enchante, en critique d'art, pour les
toiles présentées, émet des jugements
'walsériens' sur Niklaus Manuel par exemple, ou s'enhardit
à défendre une peinture nouvelle. " Indem
ich mich freue, conclut-il, Gelegenheit gehabt zu haben
über ein stattliches und schönes Kunstereignis
zu sprechen, halte ich mich für verpflichtet, mich,
was die Ausdehnung meiner Äusserungen betrifft, einzuschränken.
" Dans une lettre adressée à Frida Mermet,
il exprime aussi son sentiment devant les toiles de Brueghel,
Rembrandt ou encore Rubens:
"Ich besuchte hier letzthin
die Austellung belgischer Kunst, die mich sehr interessiert
hat. Vielleicht wissen Sie, oder, wenn Sie es noch nicht
vernommen haben, so hören Sie's jetzt aus meinem Munde,
dass Belgien, dieses minime Ländchen, eine Malerei
von seltener Bedeutung aufweist, . Vor allem gibt es da
zwei Maler, die Prügel oder besser Brueghel geheissen
haben. (.) während man den zweiten Bauernbrueghel nannte.
Letzterer ist der grössere. Er malte wunderbar. Seine
Bilder sind zugleich ausgezeichnet als Kunst und muten dabei
wie geistvolle Erzählungen an. "
Robert Walser est fasciné
par l'auto-portrait de Rubens aujourd'hui accroché
aux cimaises du musée d'art d'Antwerpen, et ressent
à l'égard Frida la toute puissance du regard.
Son visage a été travaillé pour sortir
du sombre arrière-plan de manière à
lui donner un caractère presque fantastique. Le peintre
ne semble pas s'être embarrassé de détails,
son pinceau se déplace sur la toile pour voir, voir
d'un regard différent jusqu'au rêve, la mortification
d'un être. En écrivant cette note de lecture,
Walser nous propose aussi de participer à ses côtés
à la conversion du tableau, à la résurgence
de tout ce qu'il contenait de biblique et que les âges
ont laissé perdre dans le trou sans fond de la mémoire.
Cette 'méta noya' est particulièrement sensible
dans les poèmes " er denkt an was er hat getan
" et " der verlorene Sohn " écrits
sur Le Casque d'Or et Le Retour de l'enfant prodigue (1668.69)
de Rembrandt. Au contact du Retour de l'enfant prodigue,
Walser n'a pas l'attitude de componction escomptée
par le peintre au soir de sa vie puisqu'il ne ressent pas
l'innocence des larmes qui sont versées par le garçon
agenouillé au pied du père. Il ressent "
la manière angoissante dont les deux hommes se font
face et se transpercent du regard. " Davantage l'intéresse
le caractère sonnant mais trébuchant de sa
pénitence. Devant la grandeur de ses sentiments pieux,
le père accepte le retour tandis que l'écrivain
lit dans ce visage caché dans la bure paternelle
un pharisianisme enfantin. Sans cesse, Walser oscille entre
une possible acceptation de ce retour et une dénégation
teintée d'ironie de ladite acceptation. A l'image
d'une domesticité déguisée en retour,
il tend l'oreille aux propos miséricordieux, ou misérabilistes
( la frontière est là peu évidente)
du garçon sans pourtant remettre en question le peintre
qui " hat diese Rührunggs-szene herrlich gestaltet.
" Il s'attaque au père qui dans son élan
de générosité et de compassion, rouvre
son cour à ce "verlorenen Sohnes Wiedergefunden-heiten.
" Walser a vu dans le tableau de Rembrandt un vieillard
pleurer sa joie d'une manière presque baptismale,
mais il ne croit cependant totalement à cette nouvelle
naissance. L'attention particulière accordée
aux larmes et autres marques desentimentalisme rendent une
image compromettante de l'idée de rachat. Amené
par la sainteté à la pureté, le garçon
supplie son père de le reprendre à ses côtés
afin de parfaire son éducation. Mais le mythe de
l'enfant prodigue est là dénaturé par
l'écrivain qui lui superpose le mythe d'une jeunesse
perdue. Ce rejet a aussi peut-être une explication
psychologique qu'il serait intéressant de défendre.
Tant de stéréotypes ( Cf. l'esprit de Noël,
.) font rendre au poème un son en contradiction avec
le motif du retour utilisé à maintes reprises
dans l'ouvre de Walser. Non seulement le garçon,
mais également la structure poétique qui l'accueille,
se jettent en fait au pied d'un écrivain redevenu
le Père afin de lui retourner. " Nicht ganz
als verlorenen Sohn hat sich Robert Walser 'gemalt'. Seine
Scheu liess nur das Wechselhafte zwischen Gleichnis und
Rapport zu, zwischen dem So.Wie und dem So. Verweist er
uns mit den beiden Zeilen 'Rembrandt hat.wähnen' auf
das Bild, damit wir beim Maler dort erfahren, was er, der
Dichter, hier verstecket? Die Füsse des Knienden -
der eine Fuss bloss neben dem Schuh, der andere Fuss im
zerwanderten Schuh : man darf sie als die Signature unter
dem Leben, unter dem Werk Robert Walsers lesen " écrit
Werner Weber à propos du poème de Walser.
Cette hypothèse est charmante, mais elle ne rend
pas l'exacte dualité entre l'écrivain et le
peintre dans la mesure où il n'est fait aucunement
allusion à la structure poétique soutenant
une telle analyse. Le langage walsérien, plus que
tout autre forme littéraire peut-être, retourne
à la pureté dans le poème. L'adjectif
" rein " n'a pas encore dans ce tableau-poème
l'élan qu'il inspirera à Valéry, mais
l'écrivain pressent toutes les théories sur
le langage qui sous-tendront la pensée du 20ème
siècle. Car il n'émiette pas son discours
poétique, Walser peut plus facilement s'éployer
dans l'unité de ses réseaux allégoriques.
Mais il hésite à s'ingérer dans la
vie interne du tableau jusqu'à en devenir
son propre créateur, les marques d'hésitation
se perçoivent dans des tours tels que "wie ich
wähne", "und jetzt ?", ou bien "im
Kreis."Fait surprenant: il tarde à mettre le
" je " narratif sur le devant de la scène
en même temps qu'il combat de l'intérieur ses
fantômes et cherche à taire ses nombreux plans
sur la comète. Son accablement à être
lui-même cet " enfant prodigue " semble
l'accabler si grandement qu'il s'efface finalement, qu'il
devient un " Klumpen. " A l'inverse, dans le poème
" er denkt an was er hat getan", Walser montre
que la lumière est de la compétence du peintre
bien plus que de celle de l'écrivain. Il est difficile
à ce dernier, en effet, de donner à exprimer
toutes les excroissances lumineuses s'échappant de
la simple chevelure du jeune homme. Si on s'accorde à
cette idée, il est plus aisé de comprendre
comment la lumière s'ingère dans la composition
poétique, et de surprendre comment les éclats
de lumière, à l'origine dans la chevelure,
contaminent le poème au point de lui imposer une
toute autre thématique. De la description fidèle
du tableau de Rembrandt, Walser glisse vers une réflexion
sur l'ingérence du rêve dans la réalité.
Le texte walsérien, porté par la lumière
non plus du tableau mais de l'écrivain, avance en
direction de son propre zénith. Les couleurs dorées
rejaillissent sur lui comme si elles étaient vivantes.
Le poème de chercher désormais à capter
ces évanescences, à se hisser sur ces nouveaux
rayons de soleil afin de virevolter au-dessus du tableau.
La présence d'une hirondelle dans les derniers vers
du poème, Walser aussi lorsqu'il écrit: "was
ich wohl noch stopfe hinein in's schimmerde Gedicht"
permettent cette interprétation. La composition même
impose cette lecture : les seize premiers vers se montrent
réguliers, jouant peu avec les audaces rythmiques
qu'on suppose à Walser dans le deuxième mouvement
du poème. En effet, ruptures, combinaisons aventureuses
ou encore itérations sémantiques gouvernent
le poème dès l'instant où l'écrivain
regrette que la lumière ne soit pas mieux mise à
propos. Le soldat, pour Walser, cristallise à lui
seul toutes ces contradictions, il brille par sa jeunesse
et se prépare fièrement à mourir à
la guerre. Il se sait fougueux comme un rêve indomptable,
et pourtant il assoit ses ambitions de grandeur au cour
d'un poème structuré. Fort de ces ambivalences,
l'écrivain met un coup de pied dans cette fourmilière
poétique. Epuration de l'image, rejet de " kaum
" par exemple : le poète appréhende le
blanc de la page avec moins de retenue. Il arrache du silence
ces mots qui reconstruisent le garçon au casque d'or
à un niveau différent.Cette mise sous scellé
du silence est conjointement associée à un
embellissement du corps qui ne se donne plus désormais
que comme l'occasion d'un ravissement.(Cf. l'épisode
de la bouche âpre) Non content de prolonger la méditation
songeuse du jeune soldat, Walser fait en sorte de l'entretenir
dans le poème. A l'intérieur de ces blancs
laissés ainsi comme s'ils ne pouvaient poursuivre
plus loin l'effort de la représentation, l'écrivain
investit patiemment le tableau. Il s'enfonce dans la description
de la toile comme en une terre aquatique ( " wie's
loderte und [um] ihn schäumte " écrit-il)
, mais ces éléments font pâle figure
devant son insistance à intérioriser l'ouvre.
La pléthore de prépositions telles que "
hinein ", "ins " délimite un espace
à l'intérieur duquel le soleil roulant sur
le casque du jeune soldat réussit à envahir
l'écrivain. Mouvement double : l'or du soleil enflamme
la chevelure du garçon ('loderte') et apaise conjointement
l'âme walsérienne. ('schämte')
1.3.2. Une once d'impudeur.
Walser a écrit deux textes
sur l'Apollon et Diane de Lucas Cranach dans lesquels il
ne présente aucune description précise du
tableau mais qui témoigne de cette double introspection.
" Walser, écrit Anna Fattori, se sert de la
matière, qui est tirée de la littérature,
de l'art et de l'histoire et qui se voit transposée
à un niveau métaphorique dans la critique
littéraire, dans son sens premier, dans son sens
étymologique : il l'envisage comme un matériau
qui, sous la forme qu'il lui donne au travers de son langage,
se mue en un déguisement de sa pensée. "
Le tableau-poème est contenu dans la pièce
en prose, mais l'écrivain va plus loin en ce sens
qu' il explique de quelle manière une reproduction
du tableau a pu lui parvenir. Sous couvert d'une description
badine ( une colline sur laquelle se dresse un fier château..),
Walser enchâsse l'épisode du décrochage.
Parti courir la campagne, le narrateur remarque à
son retour que le tableau de Cranach a été
décroché de sa cimaise et posé sur
la table. Indigné, il écrit non sans emportement
un billet à l'auteur de ce forfait afin de lui signifier
sa perfidie et sa malveillance. Toujours avec ironie, il
se rit de la manière détournée avec
laquelle cette " Frau Amtschreiber " a réussi
à le séduire pour pénétrant
dans sa chambre et décrocher le tableau. Van Gogh,
dans sa correspondance avec Théo, faisait remarquer
qu'un tableau ne trouve sa place que dans un salon bien
particulier. C'est un " vert pâle " qui
avait décidé le jeune homme à accrocher
la reproduction sur l'un des murs de sa mansarde. C'est
l'affliction désabusée, un sentiment de gêne
à l'idée que son prétendant puisse
être ému devant le spectacle fragile d'une
semblable odalisque qui a amené la femme à
agir de la sorte. Dans un billet enflammé, l'homme
se surprend à la qualifier de 'coquine', mais ce
substantif avait une autre charge connotative dans "
er denkt an was er hat getan " lorsque le poète
mettait en évidence la lumière. Ce billet
a pour conséquence de toucher cruellement le cour
de cette femme esseulée qui nous dit Walser fort
ironiquement encore, partit courir le monde après
avoir pris soin de repriser son pantalon. Le tableau de
Cranach n'ayant que troublé son esprit, ce sont les
mots écrits par le narrateur qui jettent le discrédit
sur leur possible relation. Puisqu'il fallait une fin heureuse
à cette histoire, la femme partie, le tableau retrouva
sa cimaise. Cette pièce en prose badine et ironique
témoigne aussi de l'importance de l'esthétisme
dans la vie rêveuse de l'écrivain : "
dieser Zimmer, es war die Wohnlichkeit, Traulichkeit und
Heimeligkeit selber " poétise-t-il. Par une
description à la Caspar David Friedrich de sa mansarde,
Walser perturbe l'énonciation. Posé contre
le mur vert, le tableau ajoute à l'intensité
de la scène et s'inscrit avec discernement dans la
tonalité spatiale. Walser n'aurait pu accepter que
ce dernier soit d'un trait grossier ou d'un contenu outrancier.
Ce texte se rapproche pour s'en distinguer de " er
denkt an was er hat getan " : le poème consacré
à la toile de Rembrandt intériorisait dans
l'espace la lumière tandis que la pièce en
prose sur Cranach la spiritualise à l'intérieur
d'une chambre. Dans les deux cas, l'imaginaire walsérien
trouve une cache pour se loger. Il répond à
un désir, en latence dans Apollon et Diane , à
un inextinguible besoin d'images. En effet, le billet adressé
à cette mondaine de deuxième ordre brille
par son inconsistance, par son style journalistique. A grand
renfort d'interrogations, de tournures de componction, le
narrateur cherche à s'arranger les faveurs d'une
femme qui ne pipe mot à la beauté alors que
l'art ( l'apollon du poème) ne profite d'aucune désunion
avec lui-même, d'aucune diplomatie.
" O, einen Blick jetzt nochmal
auf die Haare,
und jetzt noch einen auf die wunderbare
Demutsabbildung ihrer lieben Lende. "
Robert Walser s'inspire pour composer
le deuxième tercet de ce poème classique de
la Vénus d'Urbino du Titien et cultive là
le souvenir du maître de la renaissance italienne.
Sans prêter attention au jugement de Rilke sur ladite
toile, Walser modèle son ouvre comme s'il se fût
agi d'une sculpture. Non content d'embrasser, par l'esprit,
ce corps féminin, il se prend aussi à jouer
avec ses lignes gracieuses. Fasciné par cette sorte
d'amor fati, il sort du marbre sa vénus d'Urbino,
il dénature un corps d'airain pour enfanter un "
holde Körper. " Et de se prendre à goûter
à cette crémeuse et appétissante égérie,
de s'étendre à ses pieds le plus humblement
possible. Ne jouant plus avec la perception visuelle, le
poème walsérien enferme jalousement des oasis
de senteurs et d'essences organiques entre ses lignes. La
Vénus d'Urbino est aux yeux de Walser presque l'odalisque
d'un Corot, d'un Ingres, voire d'un Manet. Dans le tableau
du Titien, une femme étend sa chair sur une couche
et cache négligemment son sexe de la main droite.
A ses pieds, un chien dort. Au second plan, une servante
pleure sa peine au-dessus d'un lourd coffre de bois tandis
qu'une autre, engoncée dans une pesante robe rouge,
la toise de haut. Titien a apporté un soin particulier
à la décoration de cette demeure romaine,
à ses pièces de mobilier, et ses carrelages
brun pâle autant qu'il a su équilibrer parfaitement
les couleurs.( nacre de la peau de la Vénus avec
le drap, incarnat du bouton de fleur et du lit.) Assise
à la romaine sur un soyeux drap de lit, mettant ainsi
mieux en évidence la carnation de sa peau, la maîtresse
de maison tourne en direction du spectateur un regard malicieux
et complaisant. Entre ses mains, elle tient un bouquet de
fleurs ( des violettes pour Walser ) dont l'une a glissé
sur le lit. Quelques colifichets ( une alliance à
l'index gauche, un bracelet marron, un pendentif à
l'oreille) parfont sa mise. Derrière cet étalage
gracieux de chair, l'espace scénique est comme oublié.
La douleur de la servante ne nous est rien en comparaison
de cette crémeuse beauté, de cette chevelure
brune qui glisse, soyeuse, le long de sa nuque pour venir
mourir ivre de bonheur dans le creux de son épaule.
La Vénus d'Urbino, peinte presque suivant un modelé
tactile, imprègne à la rigueur de cette loggia
romaine une sensualité innocente. " Das Gedicht
spricht präzise, doch die Präzision scheint einem
Verspotten der Präzision gleichzukommen.(.) Mag sein,
dass Walser 'die Venus von Urbino' nicht mehr genau vor
Augen hatte : die Farbe der Haare nicht, die Farbe des Körpers
nicht, die Art und das Aussehen des Sträusschens nicht,
die Dienerin nicht, die er vor dem Altare, statt vor der
Truhe knien lässt " écrit Werner Weber.
Walser semble négliger dans son poème l'albâtre
et le nacre des tuniques romaines pour s'intéresser
aux pouvoirs lyriques de la couleur. Il est intéressant
de se souvenir que Manet a présenté au Salon
de 1865 une Vénus d'Urbino dont l'indécence
offusqua jusqu'à Jules Claretie qui déclara
: " Qu'est-ce que cette odalisque au ventre jaune,
ignoble modèle ramassé je ne sais où,
et qui a la prétention de représenter Olympia?
" Dans cette toile peinte par un fantasque inspiré
pour certain, le bouquet est apporté par une "
négresse ", le chien a été remplacé
par un chat aux poils hérissés, et la Vénus
s'étale sans retenue sur sa couche de plaisirs. Cette
Vénus, outrageusement revue par le peintre impressionniste,
participe d'une sorte de suffisance à laquelle elle
ne peut se soustraire que par une impudique candeur. Walser,
se permettant de ténues incartades, se place dans
cette mouvance picturale qui de Manet à Dubuffet
plus récemment a repris le thème de la "
Vénus d'Urbino. " Une interrogation néanmoins
subsiste à la lecture du poème walsérien
: pourquoi Walser a-t-il préféré l'autel
au coffre ? La Vénus d'Urbino a-t-elle été
contaminé par un autre tableau du Titien ? A la massivité
creuse du coffre, il oppose pourtant l'élévation
spirituelle; au bois, il préfère un marbre
discret. L'écrivain place sa Vénus - car elle
n'appartient plus au Titien dès lors qu'il l'a décoiffé
de ses attributs vénitiens - sous l'égide
d'un Dieu invisible, un dieu de lumière et de chatoiement.
La composition du sonnet importe (on est loin des réseaux
sous-tendant les poèmes sur Anker ou van Gogh) dans
la mesure où, d'une facture classique, elle renseigne
sur son caractère maniéré. La chevelure
de la mulâtresse dégage un enivrant parfum
qui contamine chacun des vers au point que celle-ci s'associe
presque naturellement au bouquet. Porté par cette
chaude respiration, l'écrivain construit son poème
comme un anti-poème dans lequel les métaphores
seraient utilisées à mauvais escient, les
répétitions inopérantes (je pense en
particulier à l'insistance accordée à
" devot " et " flehnde ", " gelagert
" avec " liegt ") A noircir trop les traits,
il réussit à en démontrer tout le subterfuge.
Karl Walser a guidé les pas de son frère vers
un accomplissement esthétique, vers une expressivité
sans cesse renouvelée de ses émotions. Regardant
avec malice la grâce d'un corps, que ce soit celui
de la jeune Hédy, ou celui de l'espiègle Vénus,
Walser voit désormais luire de l'intérieur
toute la densité de son écriture.
2.1.Emploi et contre-emplois d'une
écriture inexprimable.
2.1.1. L'exemple d'une allégorie
inversée.
Le style walsérien, car il
s'agit bien de cela, se purifie progressivement au contact
du tableau comme si parler d'une ouvre signifiait bien davantage
que de faire éclater sur la page sa virtuosité
poétique. Walser témoigne dans le poème
nach Zeichnungen von Daumier, publié en novembre
1920 dans la revue des Cassirer une volonté de rendre
une tonalité, un esprit Daumier. A l'instar des précédents
tableaux-poèmes, l'écrivain ne se souvient
pas d'une quelconque exposition dans laquelle il aurait
vu présenter les toiles en question, mais chacune
des strophes donnent l'impression de s'approprier un tableau
de Daumier de manière à dresser une cartographie
scripturale de la société. Ces lieux mondains
pour la plupart ont un point commun : le plaisir de voir
et d'être vu. Image de l'écrivain narcissique
dans la première strophe, du paysan au fait des politesses,
de l'homme social, du rêveur étendu dans l'herbe
grasse, de l'indécis aux prises avec les contingences
du monde réel, de l'aventurier peureux, de l'élégant
cocufié, ce poème nous donne à voir
une galerie de portraits qui émeuvent par leur discordances
avec la situation poétique. Il est loisible de ne
considérer là que des personnages à
la Daumier, mais il est tout aussi intéressant de
les ramener à Walser. Dès le premier vers,
" vor einem Spiegel steht ein Dichter " , ce miroir
règle le sort du poème, il distribue les rôles
ou s'amuse à les inverser entre le peintre et l'écrivain.
De par leur commune structure, les deux premières
strophes tendent à se faire écho, mais bien
vite Walser étouffe dans l'ouf cette louable tentative
pour lui préférer une composition plus chaotique.
En désirant la parfaite harmonie thématique,
syntaxique et 'ordonnative', il n'a pas eu d'autre choix
que de défaire cette troisième strophe. La
déconstruction amorcée, ce dernier évite
l'inévitable effet de roulis provoqué par
cette phrase abandonnée à elle-même.
La quatrième strophe, le " noyau irradiant "
du poème, cherche à s'arrimer bon gré
mal gré à cinq vers à l'intérieur
desquels le poète a supprimé toute originalité.
Même si une interrogation, pudiquement, ouvre la strophe,
les guillemets ont été proscrits afin que
celle-ci ne ronfle pas par son audace. Fait à noter
: Walser a voulu, dans la description de ce rêveur
loin du "Geist der Zeit " , porter témoignage
presque de l'idée de " simple nature. "
L'évocation pastorale de cette nature reconquise
ne se fait pas à grand renfort de substantifs recoupant
leur sens comme cela était le cas dans les précédentes
strophes ( " Strasse ", " Wage ", "
rollen ", " Fahrt ",.), elle tient dans le
creux de ce " Gras " solitaire et reposant. Mais
les trois dernières strophes bousculent cette sérénité
: elles glissent sur une pente savonneuse qui les entraînent
à leur perte en dressant entre l'écrivain
et son poème un voile de plus en plus compact de
manière à amorcer une rupture franche entre
le regardant et le regardé. Le Narcisse initial a
eu ses heures de gloire, mais il est temps, nous dit le
poème, d'arracher de soi cequi donne à souffrir.
Narcisse, mais aussi Pygmalion sont dans cette clôture
poétique d'une infinie richesse pour Walser qui fait
conjointement l'expérience de sa propre désunion
avec sa création. A vouloir trop rester chez le coiffeur
pour plaire à sa femme, le dandy laisse une vacance
qui profite à d'autres prétendant : Walser
se reconnaît volontiers dans cet élégant
qui gagnant en prestance perd sa promise.
" Comme les tableaux de Delacroix,
les siens naissant de masses qui affluent de toutes parts
et s'unissent en un rythme fougueux " écrit
en 1923 Klossowski avant d'ajouter : " Mais où
Delacroix utilise la couleur, Daumier remue des vagues de
tons, des masses d'ombre et de lumière. " En
ce temps déjà, Daumier s'inscrivait pour la
critique dans l'évolution esthétique. Walser,
à sa manière, pressent cette haute teneur
en suspens dans la production du peintre français.
Dans " nach Zeichnungen von Daumier ", il est
difficile de nommer fidèlement les toiles ayant inspirées
Walser, mais une chose reste certaine : le tout Paris de
ce 19ème siècle commençant se lit entre
les lignes, le Paris social d'un café Procope où
Les Buveurs sont attablés, cette ville aux mille
songe que Daumier, ce " satirique, un moqueur "
comme le présentait Baudelaire a croqué sans
vergogne dans des caricatures à la fois légères
et sérieuses. L'écrivain prend plaisir à
parler de cet homme parlant lui-même de la tendresse
humaine prise en tenaille à l'intérieur de
moment de surprise, ou d'innocence un peu cavalière.
Ce "rythme fougueux ", pourtant, imprègne
le poème de Robert, Delacroix, publié en 1930,
et s'inspirant de La liberté guidant le peuple. Sa
composition, moins rigoureuse que pour nach Zeichnungen
von Daumier, ne souffre d'aucune hésitation, d'aucun
fléchissement. Dans le tableau du "manitou Delacroix
" comme l'appelait Van Gogh, souffle un air de violence
exacerbé par les événements de Juillet
1830. Dressant vers le ciel l'étendard républicain,
une jeune partisane engoncée dans un drap découvrant
sa poitrine, conduit la marche d'une foule grondante qui
se traîne derrière elle. A ses pieds gisent
les corps de jeunes combattants ayant donné leur
vie pour la cause. Aux yeux du peintre, cette femme représente
l'allégorie de la liberté. Tenant un mousqueton
d'une main, un étendard de l'autre, le visage tourné
en direction de ceux qui lui confèrent cette sacralité,
elle arbore un léger sourire de victoire. Elle amène
à sa cause une pléthore de révolutionnaires,
une foule de loqueteux, l'arme à la ceinture, qui
la portent à porter l'oriflamme de la liberté.
On devine, derrière le brouillard des canons, le
fronton de l'église Notre-Dame. Et d'être tenté
de voir, de manière peut-être plus velléitaire,
une nouvelle Esméralda, un nouveau soleil pour la
République ! N'éprouvant nulle pitié
devant le spectacle affreux de ces êtres décharnés
et sanguinolents qui lui font comme un tapis humain, celle-ci
se range du côté de ceux qui sentent encore
le sang frapper à leur tempe, et qui ressentent encore
la force de se dresser contre l'agresseur. Cette figure
féminine n'évoque aucune sensualité
: ses seins se dressent pourtant aussi fiers que l'étendard
qu'elle brandit. On ressent davantage toute sa violence
et toute sa pugnacité au contact des couleurs sanguines.
En effet, Delacroix joue parfaitement avec notre appréhension
des volumes, il perd la foule dans une utilisation dégradée
de silhouette, il amène la lumière à
se porter d'elle-même sur ce symbole de la Révolution
de 1789. Pour Walser, l'idée de violence fait place
nette à une interprétation sacrée de
la toile. Qu'en a retenu l'écrivain ? Une femme élancée,
sensuelle, aux vêtements plissés autour de
qui le peuple de Paris grouille. Il ne distingue rien de
cette meute hurlante, ni le haut-de-forme de l'homme, ni
la casquette flottante du garçon. L'écrivain
regarde juchée sur une barricade, la " nouvelle
Esméralda " lançant vers la foule des
mots rattrapés par le silence et se prend de pitié
pour ce jeune homme à l'habit bleu azur et 'tiffé'
d'un fichu rouge dans lequel il place tous ses espoirs.
Dérangeant par sa sérénité,
ce dernier ne se prosterne pas au pied de la femme considérée
par Walser comme la sainte-croix.
" Keins von den dreien in Momente
lachte,
sie nicht, die mit dem Kreuze hoch gebot,
die andere nicht, die um ein Stückchen Brot
hat, und der Recke nicht, denn er war tot. "
La symbolique du drapeau, et de la
liberté est pervertie au profit d'une conceptualisation
sacrée, voire religieuse de la toile de Delacroix.
Le mystère de la Trinité est opérant
dans le poème, et Walser de poursuivre jusqu'à
son terme la figure puisqu'il réécrit en somme
la montée du Christ au Golgotha. Marie-Madeleine
a les cheveux ceints dans un fichu vermillon, la sainte
Marie ( ie. l'homme au mousqueton) regarde son fils gravir
la colline de pierrailles. On pourrait poursuivre cette
allégorie inversée, mais à l'image
de Walser lui-même nous préférons la
baigner dans un nuage d'indécision.
2.1.2.L'opulence esthétique.
La critique tente d'appréhender
l'origine de l'art comme si elle désirait boire à
la source du beau. Diderot, en France, a été
l'un des premiers à donner à la critique ses
lettres de magnificence, et ce dans un siècle où
les incursions dans le domaine se font nombreuses. Avec
lui, la critique se cherche une reconnaissance, entend enfermer
dans une double postulation l'homme qui emporte ou qui laisse,
qui effleure ou qui s'imprègne, qui admet un retour
sur soi ou qui argumente sur le prix. Car le tableau parfait
dans l'esprit de Diderot est celui qui rend présent
les êtres et les choses qu'il représente, le
texte critique de même doit donner à lire cette
présence. Celle-ci naît depuis la page blanche
et engage un processus langagier qui se définit presque
comme un 'mouvement de sommation.' Le regard se déplace
sur la toile au gré de sa fantaisie, mais ce cheminement
discursif, guidé par les seuls émois, lance
les bases d'un autre tableau, mental cette fois, qui possède
la même permanence, la même extériorité
que l'impression perçue. Diderot dans ses Salons
apostrophait les peintres, dialoguait avec eux, épiloguait
sur une anecdote précise ou encore se composait un
tableau imaginaire, et cependant, il composait avec une
même loi : description, et ensuite propos critique
qu'il soit avantageux ou non. Cette description répondait
à un désir certain de construire par à-coup
un mouvement à la fois de surprise et de perpétuel
renouveau afin que personne ne puisse faire de distinction
entre les éléments du tableau. Opulente et
généreuse, la critique walsérienne
supporte ces constructions de l'esprit qui lui donnent quelque
chose à penser. Cet état de fait est particulièrement
sensible dans les deux textes que Walser écrit à
propos des Fêtes galantes de Watteau. Ayant lu une
biographie qui ne le convainc pas, l'écrivain entend
converser sur le peintre français avec le plus d'égard
possible. " Aux arbres, il donnait par moments une
forme romantique, mais tout le romantisme qui l'habitait
possédait pour ainsi dire de très bonnes manières,
ainsi qu'on peut les voir refléter dans des peintures
de lui qui ont pour sujet la liberté et la simplicité
rustique. " écrit-il. Dans quel tableau retrouver
cette jeune fille " parée d'un costume à
fleur " ? Peut-être dans La Conversation ou dans
l'Embarquement pour Cythère. Cette description se
joue de notre
crédulité, elle sonne chez Walser comme un
artifice pour nous présenter le peintre, une illusion
verbale qui nous berce de souvenirs oubliés et délicieux.
" The refusal shows the anlooker, the child and the
viewer that the source of civility and art lies precisely
in the tension between powerful natural impulses and their
displacement in or through social rituals and other forms
of representation " commente Mary Vidal dans un essai
consacré à l'art de la conversation chez Watteau.
Cet artifice de la conversation offre l'occasion d'une fête
galante de la couleur, d'une transcription dans la peinture
d'un art du langage. Mary Vidal, dans son essai, de présenter
le peintre français, au regard de la société
galante du 18ème siècle et de mettre en exergue
cet art de la conversation dans son acception la plus fédératrice.
" Il me donne l'impression d'être un désir,
une aspiration " écrit Robert Walser avant d'ajouter
: " et je ne m'étonne donc pas le moins du monde
que mon étude ait la fragilité d'une buée.
" Watteau avait abandonné les couleurs agressives
pour leur préférer des harmonies plus douces,
à l'image d'une conversation qui se retirerait dans
le profond de la toile afin de devenir plus intime. Le peintre
rend aussi futile les possibles mouvements d'un visage qui
converserait, son approche esthétique, impromptue
et inhérente à l'action, ressemble à
l'art de la conversation, lui-même impromptu et inhérent
à l'action. Cette difficulté redouble lorsqu'il
souhaite comprendre simultanément et le discours
et l'action de discourir dans la mesure où les mots
ne sortent pas de la couleur comme d'une bouche. Sans cesse,
et Walser opère aussi ce traitement, Watteau cherche
à établir des relations entre chaque personne,
entre chaque chose afin que ces dernières ne s'épuisent
pas inutilement à sortir de leur isolement. La relation
liant la conversation et le mot se joue aussi dans l'esthétique
walsérien lorsqu'il parle de la peinture de Watteau.
Son sujet s'arrange au mieux de l'ambiguïté
: à la fois signifiante et dérisoire, l'image
poétique se referme dans le mot pour mieux s'ouvrir
au lecteur et au narrateur. Walser se borne à ne
pas parler d'un tableau particulier du maître français
afin que son contenu ne vienne pas approcher de trop près
son lecteur, il sait qu'un paysage exprime toujours le désir
personnel du peintre. On se souvient du poème, un
voyage à Cythère, inspiré à
Baudelaire par Nerval qui avait rendu sa déception
par ces quelques mots : " je cherchais les bergers
et les bergères de Watteau, leurs navires ornés
de guirlandes abordant des rives fleuries (.), je n'ai aperçu
qu'un gentleman qui tirait aux bécassses. "
Mary Vidal commente ainsi cette ambiguïté :
"Watteau's specialization in the petit sujet should
be interpreted in the light of this conversational transparancy
of subject that allows for increased attention to the act
of creation. " Suivant sans doute les conseils de Madame
de Scudéry en matière de conversation, Watteau
choisit de témoigner simplement de réflexions
élevées. A l'image de cet 'art de la conversation',
il construit dans la couleur bien davantage qu'une aphorie
verbale, il parle avec les mots eux-mêmes afin de
les appeler à la considération, il porte attention
à la manière dont ils éclatent. "
Watteau found a form of language that could be absorbed
into painting : not the written narratives of the past,
but the spoken living, visible art of conversation. "
Watteau réintègre la relation entre peinture
et littérature à la lumière d'un art
de la conversation qui puisse d'un genre littéraire
dépourvu de formes lui substituer une autonomie formelle
dans la couleur. " Il savait, dit de lui Walser, comme
presque aucun autre, donner une expression agréable,
aimable, à son espérance, à son hésitation,
à sa fuite devant la rudesse du quotidien. "
La conversation est à penser comme un acte à
la fois social, aristocratique et esthétique qui
renseigne en retour sur le peintre ( ou l'écrivain)
et la définition qu'il se fait de son art. Le rapport
aux mots apparaît pour le Watteau de Walser dans une
relation de principe dans laquelle le peintre ne conteste
ni n'accepte nonplus totalement l'image poétique.
2.2. " Un saut mortel dans l'image.
"
Dans Ein Maler, publié en
1902 dans Sonnstagsblatt des Bund, Robert Walser conduit
progressivement son raisonnement esthétique afin
qu'éclate cette relation de principe entre la peinture
et la littérature. Il prend le costume du peintre
désireux de mettre en mot son histoire de peintre,
mais il tait dans l'écriture les impossibles obstacles
à relever. " Mais un écrivain ne peut
jamais dire cela, il n'y a qu'un peintre qui peut le dire.
Je ne pourrais pas être un écrivain, car j'aime
violemment la nature, et : je n'aime qu'elle. Mais un écrivain
doit principalement parler du monde et des hommes. Dans
la représentation de la nature, il restera toujours
en deçà du peintre, cela n'est pas possible
autrement. Le pinceau réduit aussi toujours à
néant un subtile exercice verbal. " L'écrivain
Walser se sent limité dans son ambitieux projet esthétique
dans la mesure où il ne peut être peintre tant
qu'il n'a pas appris à mieux regarder la nature.
Comme il l'écrit fort à propos, trempant,
l'instant venu, ses lèvres dans un tel calice, il
oubliera qu'il a été écrivain. Quant
au peintre qui sommeille imparfaitement en lui, il ne commet
pas l'impair de goûter les joies tentantes, mais impropres
de l'écrivain. Ein Maler rend témoignage du
désir walsérien de lever un oubli, celui de
dire l'homme par la couleur. Tour à tour, Madame
la comtesse, mécène du narrateur, et Monsieur
le vieil écrivain malade lui servent de modèle.
Les deux tableaux forcent son admiration tant son amour
pour les deux personnes leur a donné une tonalité
presque organique. " Bras, mains et pieds produisent
une musique qu'on écoute nulle part avec les oreilles,
qu'on voit plutôt avec les yeux " s'exclame Walser
en les comparant. Il " ne se manifeste quasiment de
contrastes qu'au sens musical " écrit-il dans
La Promenade comme si chaque infime poussière d'émoi
ne pouvaient être portées autrement que par
la gamme des sonorités. Cet espace musical appelle
le souvenir des toiles de Paul Klee pour qui " le tableau
n'est pas le fruit d'une expérience strictement visuelle,
mais procède d'une expérience totale du monde,
d'un réseau de correspondances implicites de structures
et de sens. " Le peintre désire écrire
la temporalité de l'action, Robert Walser n'a, lui,
jamais, voulu embrassé la carrière de peintre
comme son frère. Van Gogh, en son temps, avait incité
son frère à dessiner en lui rétorquant
: " Tu pourrais très bien y parvenir.(.) Et
justement, pour le commerce, pour être vraiment un
connaisseur d'art, cela te donnerait une supériorité
vis-à-vis de beaucoup d'autres. Une supériorité
dont, à vrai dire, on a bien besoin. " Le narrateur
entend " sa mie approcher ", il sent sur son visage
les rayons froids du soleil, il voit le vieil homme déambuler
dans son atelier de telle manière à construire
une matérialité sensible. Alors que les comptes-rendus
de peinture trouvent leur assise dans un simple effort de
remémoration, ein Maler se love à l'intérieur
d'une écriture gardant des instincts de peintre.
" Je laisse peindre mes émotions, mon instinct,
mon goût, mes pensées " écrit Walser
comme s'il devait à chaque moment réprimer
de tels jaillissements de sentiments. Peindre lui apparaît
comme " l'art le plus froid, c'est un art de l'esprit
et de l'observation, de la réflexion, de la plus
haute sensibilité, pénétrante et dissolue.
" Ce froid walsérien s'inscrit entre le tumulte
de la perception immédiate et l'acte plus posé
de sa réalisation, mais cette remarque ne peut être
formulée par le peintre qui ajoute en complément
: " J'aime aussi beaucoup le gris. D'un autre côté,
les paysages ensoleillés m'enchantent, il m'importe
que le soleil soit aussi froid que possible pour peindre
: doux, paresseux, mais froid. " Le peintre de vider
l'astre solaire de sa luminosité pour espérer
la restituer parfaitement sur la toile. Van Gogh s'était
étonné, de la sorte, qu'à partir de
couleurs si sombres, il eût pu transcrire une intense
impression de lumière. Le raisonnement est pris par
Walser à l'inverse, mais il rend hommage au colorisme
du peintre de Nuemen. Une lumière froide, un paysage
champêtre, un brin bucolique, le chant des oiseaux,
l'écrivain s'est peut-être souvenu de la toile
de Caspar David Friedrich, côtes rocheuses à
Rügen, peinte en 1818, dans laquelle une jeune demoiselle
contemple l'océan depuis un escarpement abrupt. L'arrière-plan
imprègne cette charmante rêveuse d'une "
sensibilité pénétrante et dissolue
" dans la mesure où deux feuillus ferment par
le haut la vision du ciel et assombrissent la clairière
dans laquelle elle s'était assise. Dans le silence
de cette froide après-midi, les yeux perdus dans
le bleu marin, la tendre de Friedrich semble bercée
par une musique des anges qu'elle seule est en mesure d'entendre.
Contemplative, elle écoute ce que la nature consent
à lui dévoiler. Robert Walser, d'une semblable
manière, fait l'expérience de ces " chants
d'oiseaux " qui se croient en devoir, dans une ultime
et presque désespérée tentative, de
le retenir. " Der Maler, écrit Dominik Müller,
der das Schreiben eingangs als lustvollen Streich ausgegeben
hat, glaubt sich offenbar ein Bekenntnis zu seinem eigentlichen
Medium schuldig zu sein. " Habité par un autre
lui, un frère intérieur maculé de couleurs,
le narrateur de Ein Maler s'entoure lorsqu'il peint d'un
nuage de silence le protégeant mieux contre les incompréhensions
de la nature, et les voix hurlantes de l'inspiration. Lors
de son séjour à Berne, Robert Walser rencontre
le peintre Karl Stauffer-Bern pour lequel il écrit
en 1927 une courte pièce de théâtre
publiée pour la première fois dans le "
Neue Rundschau. " Le travail et le destin de ce dernier
semblent avoir profondément émus Walser puisqu'il
écrivait déjà dans La Promenade : "
bientôt après, je me trouvai devant la villa
qu'on appelle 'Terrasse', qui me fit penser au peintre Karl
Stauffer-Bern, qui y habita pour un temps. " Par l'usage
qu'en donne Walser, on a le sentiment que la référence
tombe dans le domaine du quotidien comme si la seule image
poétique de la villa portait en elle une réalité
désormais nommable. Cette utilisation de référent
est fréquente chez ce dernier, qui sait en user à
bon escient, ceci est appréciable dans La Promenade,
lorsque son tableau mental est arrivé à un
haut degré de stabilité. Il parle ainsi d'un
" tableau de Hans von Marées, tout dragonnant
et jetjet- jet-d'eautier " ou d'une " petite gravure
de Ludwig Richter. " Né en 1857 dans le canton
de Berne, Stauffer-Bern se fait remarquer à Berlin
par ses portraits gravés inspirés de Dürer
ou de Holbein. Vivant ensuite dans la capitale française,
il rencontre Lydia Welti-Escher avec laquelle il entretient
une relation douloureuse qui le conduit au suicide. Sous
couvert d'une conversation journalistique, Robert Walser
conçoit la présomptueuse Lydia, qui fait là
figure d'amante éplorée, comme étant
la conscience mature du peintre. Progressivement, Stauffer-Bern
n'est plus celui à qui l'on poserait des questions,
mais celui qui passe à la question sa propre vie.
" Meine Kunst, écrit-il, gibt mir viel zu denken
; Sie glauben gar nicht, wie mich zu jeder kleinen Fröhlichkeit
geradezu aufraffen muss. Vergesslichkeit kommt mir erträglich
vor. Ich eignete mir dadurch, dass ich manchen Porträtauftrag
auszuführen bekam, Technik an. Gewisse Leute nannten
mich, lieblicherweise einen Meister. Solch ein Wörtchen
springt ja so rasch über redegewandte Lippen. Nun mache
ich absolut keine Fortschritte. " La pauvreté
du peintre est ici affirmée dans ce qu'elle possède
de plus spirituel. Stauffer-Bern avoue avoir, peut-être
par lassitude, succombé aux sirènes de la
facilité, et à l'abondance de moyens. Non
content d'avoir déshumanisé ses toiles, il
se morfond aussi de s'être arrangé les soins
d'un maître à penser. Walser fait éclater
au grand jour ce débat de conscience qui hantait
les artistes à l'aube du 20ème siècle.
Pour conjurer le sort, Stauffer-Bern se propose de brosser
le portrait de sa femme, " qui était son mécène
" , elle lui ayant souvent vanté les possibilités
créatrices qui s'offriraient à lui s'il n'était
pas guidé par la facilité. Lydia apparaît
comme la figure de la conscience agissante, fidèle
à son rôle de dévouement et d'abnégation.
Elle se relève à chaque fois des coups assénés
par le peintre, elle se sait être plus qu'une "
Mädel aus dem Volk. " Lui de lui lancer ce tragique
cri de désespoir : " Risse mich ein Gott aus
meinen Willensunlustigkeiten heraus. "
Page créée le 09.10.01
Dernière mise à jour le 09.10.01
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