Lire Robert Walser, c'est
entrer dans un monde de compromissions, d'interrogations
et de suggestions, c'est se porter au plus près de
la réalité des choses banales et sans importance.
Walser a toujours eu une intense
relation avec le monde des arts, en particulier celui de
la peinture et de la littérature. Cette proximité
a souvent été écrite, mais elle ne
semble jamais dégager un rapport signifiant entre
le texte et l'image. Robert Walser est un lecteur avide
et passionné. Ses lectures font souvent l'objet d'un
court résumé qu'il donne souvent à
publier dans des revues telles que le Kunst und Künstler
des frères Cassirer. Il découvre Keller, Goethe
ou bien Hölderlin et s'enthousiasme pour les idées
romantiques. Lisant le français, il se plonge tout
aussi avidement dans les romans de Stendal ou de Balzac.
Ses différentes lectures semblent modifier sa compréhension
du monde dans la mesure où il s'en inspire ouvertement.
A propos de Kleist, il écrit: "il est assis
là, le visage penché en avant, comme s'il
devait être prêt pour le saut mortel dans l'image
de cette belle profondeur. Il voudrait expirer en elle.
Il voudrait n'avoir plus que des yeux, n'être plus
qu'un oeil unique." D'une sensibilité romantique,
Robert Walser s'inscrit néanmoins dans les expérimentations
modernes sur le langage poétique, et on trouve déjà
dans son travail l'idée que la poésie a l'ambition
de changer l'invisible en visible. L'homme est contradictoire,
il ne répond d'aucune école esthétique
mais entend toutes les représenter. Son ouvre respire
encore les temps où le poète chantait le réel,
mais elle annonce déjà aussi une nouvelle
vision poétique mettant davantage en évidence
l'aspect signifiant du langage. Dans les premiers poèmes,
par exemple, Walser établit un nouveau rapport entre
le texte et l'espace de la page de manière à
donner à la poésie une acception visuelle.
Irma Kellenberger, dans der Jugendstil und Robert Walser,
pose comme indubitable que "Robert Walser den Kontakt
zur Insel gesucht hat und sich selber als Jugendstil-Autor
verstand" et étoffe son argumentation en montrant
que l'auteur des Enfants Tanner a été sous
l'influence des courants d'idées ayant entraîné
ce début de siècle dans de nouvelles conquêtes
du langage et de l'image. Le groupe des "Vingt",
le mouvement Art Nouveau, emmené en France par des
hommes tels que Guimard, ont été, selon elle,
des prémisses à ce foisonnement. La littérature
et la peinture allemandes tardent à se défaire
de leurs attributs romantiques et naturalistes pour puiser
ensuite trop rapidement dans le Jugendstil. Robert Walser
prend, comme toute une génération, engagement
pour " diesem Anspruch auf Heroismus und Monumentalität
nach dem Muster von Antike und Renaissance." Autour
de 1900, la littérature va vers une conception du
poème-objet qui aurait l'immédiateté
et la présence d'une chose. Le mot flotte désormais
dans la page et les espaces de silence sont appelés
à vivre de l'intérieur. Le cadre poétique,
dans les premiers poèmes walsériens, n'est
pas seulement synonyme au style ornemental du Jugendstil,
il touche à l'inexistence et au "presque rien"
de Jankélévitch, tout en étant marqué
par sa puissance signifiante. "Hésitants, rêveurs
impulsifs, les personnages principaux des romans de Robert
Walser sont tous les mêmes, écrit Jean Moser
en 1934: ils ne renient jamais leur être, bien qu'ils
se considèrent en souriant, et ne se sacrifient à
rien. Sachant que tout est relatif, dans un milieu qui le
savait fort mal, ils restent humblement égoïstes,
ne s'irritent ni ne s'indignent vraiment d'aucun spectacle
et vont jusqu'à déguster avec raffinement
l'amertume." Lorsque Robert Walser écrit sur
la peinture, il s'efforce de trouver la juste distance entre
le tableau et son auteur, entre son auteur, la société
et lui. Il apparaît toujours comme l'archétype
de l'homme joyeusement triste qui rit de son prochain afin
de ne pas avoir à rire de lui. " Rien ne serait
plus faux, cependant, que de voir en Walser un poète
bavard qui, faute d'idées ou d'imaginations supplée
un vrai contenu par des peintures." Nous entrons à
chaque fois dans la vie des personnages walsériens
au moment où il va leur advenir un petit quelque
chose, un peu comme lorsque le rideau se lève sur
une pièce tragique et que l'on sait d'avance que
l'un des protagonistes va mourir. L'exercice de Walser à
parler de la peinture naît aussi de cette incertitude
et de la mise en place de cette incertitude. Le personnage
du tableau joue dans le poème le jeu jusqu'à
nous emmener jusqu'à l'émotion. " Rêveur
et indolent, qui se perd dans le bleu ou le vert" ,
l'écrivain touche à l'art dès l'instant
où il tente de modifier légèrement
ce qu'il voit. Sa vie durant, il s'efforce d'écrire
les interactions entre le pictural et le poétique
de manière à aller au-devant de l'ouvre critiquée.
L'intérêt qu'il porte à la peinture
naît de cette problématique du "texte-image."
L'ouvre de Walser peut-elle être considérée
comme une ouvre plastique? Peut-on réellement parler
d'écriture critique lorsqu'il commente l'Apollon
et Diane de Lucas Cranach, le Retour de l'Enfant prodigue
de Rembrandt, ou le Baiser de Fragonard? Quelle est le rapport
entre le texte et l'image dans son travail? Son texte se
lit tout aussi facilement qu'il s'écrit: l'écrivain
travaille à des niveaux de compréhension allant
d'une interprétation romantique du monde à
une entière satisfaction motivée par une 'imaginerie'
privilégiant davantage l'image textuelle. Il est
intéressant de considérer de quelle manière
l'écrivain aborde l'ouvre d'art en privilégiant
en premier lieu un certain culte de la chose. Cet attachement
pour les petites gens est particulièrement sensible
dans l'Arlésienne de van Gogh pour laquelle Walser
veut également souffrir. Dans sa lecture d'un tableau,
l'écrivain peut tout aussi bien se permettre de forcer
le trait d'un détail sans importance ou d'oublier
une idée primordiale. Ce procédé d'intégration,
et de transformation, d'analogies, et de distinctions, suscite
des problèmes d'interprétation. Un coffre
devient sous sa plume un autel, un chien devient un chat,
une jeune fille ne meurt pas, elle dort... Les références
picturales sont immergées dans le propre vécu
de l'écrivain, en sorte qu'elles constituent un réseau
de diffusion flottant. Robert Walser joue avec complaisance
de notre curiosité et exploite toutes les ficelles
de son art d'illusionniste. "Chez lui, écrit
Robert Musil, la prairie est tantôt une chose réelle,
tantôt une chose qui n'existe que sur le papier. Quand
il s'exalte ou s'indigne, il ne perd jamais de vue qu'il
le fait la plume à la main et que ses sentiments
sont montés sur du fil de fer." Ainsi tout ce
qui s'enracine dans ses "tableaux-poèmes"
paraît toujours être remis en doute. Abandonnées
à la rêverie monotone de l'écrivain,
les couleurs elles-mêmes apparaissent comme des stéréotypes
qu'il faut dépasser. Elles lient dans la plus grande
souplesse la forme au fond en cautionnant une nouvelle expression
du moi poétique. L'herbe walsérienne n'est
pas seulement verte elle impressionne par sa charge suggestive,
et dessine le visage de lartiste comme un père
et un créateur. "Jedes kleine Kind weiss es,
jedermann weiss es, alle wissen es. Niemand ist, der solches
nicht weiss. Es wäre bös und stünde schlimm
um jeden, der's nicht wüsste" écrit Robert
Walser dans Grün. "Non, cette femme n'a aucun
sens des couleurs ou de ce genre de choses, elle n'entend
rien aux lois de la beauté, mais c'est précisément
pourquoi elle ressent ce qui est beau." Le peintre
Karl Walser a joué un rôle important dans la
formation esthétique de l'écrivain, il l'a
par exemple aidé sans grand succès à
se faire un prénom lors de son séjour à
Berlin en illustrant nombre de ses livres. Aussi quand on
cherche à comprendre la relation qui liait Robert
Walser au monde des arts, on ne peut oublier la relation
de Karl avec Robert, du peintre avec l'écrivain.
Cette dernière est omniprésente dans ses toiles,
mais elle tend aussi à le faire entrer dans l'ombre
de son frère. Bien que leur vie, étrangement
comparable à celle de Vincent van Gogh avec Théo,
conduisent souvent à des interprétations analogues,
il est possible aussi de taire la perpétuelle référence
à l'autre. Ecrivant pour vivre, Walser a trouvé
dans ces "zahlreichen Texte" l'occasion d'un premier
contact avec la peinture. Dès les premières
tentatives, il s'est découvert un style critique
correspondant à sa situation d'artiste et de critique
d'art en ironisant sur les conséquences de cette
double postulation. Parler de van Gogh revient à
parler de lui. Par ce moyen détourné, il réussit
à s'approprier et à se refléter dans
le tableau. La peinture peut-elle peindre des mots? Les
mots sont-ils la fidèle expression d'une peinture?
Le texte walsérien ne s'épuise jamais à
interpréter l'ouvre d'art qui lui sert plutôt
de prétexte pour brosser son auto-portait. Il rend
compte d'un besoin à la fois visuel et réflexif
de peindre la réalité des choses. La critique
joue le rôle d'un saut vers l'au-delà du langage,
vers l'au-delà de l'image, dans un, ailleurs inconnu
et combiné. Cette étude permet de cerner les
caractéristiques les plus significatives de la critique
walsérienne qui établit des rapports nouveaux
entre le mot et l'image.
Il existe des unions entre écrivains
et peintres: je pense à Baudelaire pour Delacroix,
Claudel pour Rembrandt,... Loin de telles critiques "créatrices",
Robert Walser entend néanmoins convertir le tableau
à son propre raisonnement et le lecteur à
son tableau. " Les gens qui ont de la culture, écrit-il
dans La Rose, devraient se rendre compte qu'il est niais,
devant une ouvre d'art, de s'exclamer " merveilleux".
Les éloges paraissent bien peu malins. Le ravissement
frise quelquefois la bêtise." Walser prend contact
avec la beauté au cours des sécessions berlinoises
auxquelles il participe avec son frère, mais également
de son propre chef en visitant les musées et expositions.
Il apprend ainsi à entendre le langage secret des
toiles et donne un certain sens au sensible. Mais le tableau
ne constitue qu'un point de départ qu'il est souvent
difficile de préciser, une intuition qui peut ensuite
s'avérer saugrenue. "L'art est une générosité
inutile" écrivait Sartre. Pour Walser, l'art
serait une signifiance des petites choses, un somptueux
oubli. Il cultive, dans ses "tableaux-poèmes"
la passion des pauvres gens, des attristés de la
vie, des laissés-pour-compte en s'accrochant à
la robe d'un père heureux de voir revenir son fils,
ou pleurant la mort d'une de ses camarades d'école.
Les couleurs, les thèmes et les projections personnelles
font grandir l'émotion esthétique et se mélanger
" en images arrondies et en perspectives empilées
en vert, bleu, brun, jaune et rouge."
1ère
partie : L'expérience esthétique dans l'ouvre
de Robert Walser
Walser vit avec plus ou moins de
distance l'ouvre picturale. On le voit considérer
sous forme de critique un tableau sous différentes
perspectives: religieuse, éthique, psychologique,
historique, thématique, mais en fait l'esthétique
débute au moment où il a épuisé
toutes les ressources de la critique.
1.1. Le choc esthétique.
1.1.1. La couleur verte.
Autant sous la forme romanesque,
poétique ou à moindre égard théâtrale,
l'écrivain met à profit l'espace dont il dispose
pour engager de l'intérieur une réflexion
sur la forme, les couleurs, les contrastes, et les sujets
esthétiques. Depuis Kant, le problème se rapportant
à l'esthétique reste synonyme d'une interrogation
toujours subjective sur le jugement de goût, et ses
corollaires, le beau et le sublime. Le beau kantien reste
indéfinissable par définition car il est le
fait d'un jugement. La beauté est connotée,
dans ce schéma philosophique, négativement.
Elle s'abreuve à la source d'une sorte de nostalgie
originelle dans laquelle l'artiste garde enfoui en lui le
pressentiment d'une représentation heureuse. Parler
d'un tableau équivaut à la lumière
de cette tradition, chez Walser à accéder
par l'imagination à cet espace de conciliation entre
raison et sens. Dans ses écrits, l'écrivain
met en présence ces pôles irradiants vers lesquels
il tente d'entraîner son poème. Il est intéressant
de voir de quelle manière cette dynamique interne
opère. L'écrivain attache une grande attention
à de ne pas rompre ses couleurs. Ses traités
sur la couleur à la manière d'un Antoine Coypel
dans Sur l'esthétique du peintre portent haut la
tonalité textuelle. Ainsi, dans des compositions
indépendantes, il fait l'éloge d'une couleur.
C'est le cas pour ce " Grün " qu'il défend
dans un poème du même nom.
" Nun, was kann saftiger, sein
als Grün ? Was kann jünger und lebendiger, fröhlicher
und lustiger, treuherziger und friedlicher sein ,als dies
Herrliches, das sich um diese Zeit über alle Länder
wirft und spannt, gleich einem Siegeszug, nur dass dabei
niemand hurra schreit, sondern jeder nur lächeln und
still zufrieden sein darf."
Le poète walsérien
se lie d'amitié avec ce vert qu'il considère
presque comme un élu. Eu égard à ces
manifestations d'estime, qu'il a également pour le
noir ou le bleu, il présente la couleur engoncée
dans son costume d'un beau vert pour éclater dans
le poème. Le vert devient l'espace d'un moment la
plus belle des couleurs. Mais dans Grün, Walser n'oublie
pas celles de ces couleurs qu'il affectionne tout tant.
L'écrivain se jette dans son écriture comme
s'il se fût agi de hautes herbes dans lesquelles il
eût volontiers pris plaisir à se coucher. Le
vert, écrit Walser " erinnert nicht an Zank
", il connote plus volontiers la sérénité
et l'harmonie. Celui qui n'admet pas que le ciel puisse
être bleu, l'herbe verte, celui-là fait preuve
pour l'écrivain de méchanceté. Dans
ce poème, Walser nous invite à ne voir dans
ses lignes aucune naïveté exacerbée,
aucune manifestation naïve et complaisante de sa palette
chromatique. Toutes les couleurs, même le blanc, perdent
de leur luminosité et se perdent dans le noir, à
l'exception du vert. L'écrivain d'analyser chacune
des couleurs en l'associant à des archétypes,
puis ce dernier étouffe sa démonstration en
la plongeant dans un bain mortifère. Le jaune et
le bleu n'ont pas son discrédit car il se mélange
pour donner ce vert presque prophétique." Je
porte volontiers du vert, s'enhardit à dire Helbling
dans Rêveries et autres petites proses, car il me
rappelle la forêt, quant au jaune, j'en porte par
les jours aérés et venteux parce qu'il convient
au vent et à la danse." Symbole, la couleur
walsérienne drape le narrateur d'un habit de lumière.
Les deux portent un semblable engagement rassurant. Dans
un mélange de noir et de blanc, de noir et de rouge,
l'un des constituants dénature dès le départ
la composition. Ne pas posséder sur sa palette ce
vert de l'écrivain revient à accepter la pauvreté.
Le peintre, ceci est particulièrement sensible dans
Van Gogh, souffre de ce manque. Quant à l'écrivain,
jubile Walser, il trouve son plaisir dans l'appréciation
juste du vert qui évoque tour à tour le printemps,
la renaissance, la nature, le jaillissement vital. Robert
Musil écrit à ce propos: " une prairie,
par exemple, pour énoncer qu'elle est verte, l'écrivain
doit y mettre un ravissement tel que nous sentions son coeur
sur-le-champ... verdoyer aussi." Tous ces thèmes
sont fréquemment abordés dans l'ouvre walsérienne.
Dans une publication intitulée Robert Walser and
the visual arts, Mark Harman tente de voir Robert Walser
comme " Vincent van Gogh of modern literature."
La légèreté de cet article tient au
fait qu'il ait voulu édifier des ponts biographiques
entre les deux hommes de manière trop décousue.
Si l'on excepte les péroraisons autour de semblables
repères biographiques, ce dernier souffre de continuelles
références à des problèmes psychologiques
qui en amoindrissent le caractère critique. Son mérite
revient au fait d'avoir envisagé dans leur deux traitements
de la réalité une euphorie et une mélancolie
esthétiques." 'Green' is van Gogh-like in the
immediacy with which it mirrors the joys and fears latent
in the manic surges to which both artists were prone. Van
Gogh once wrote that ' there are people who love nature
even though they are cracked and ill.those are the painters.'
And, we ought to add, a writer by the name of Robert Walser."
Le verbe " to mirror " témoigne, dans un
style certes ampoulé, d'une caractéristique
majeure du travail de Robert Walser, son besoin presque
maladif de transcrire la réalité plutôt
que " de réfléchir à des choses
profondes."
1.1.2. Une " transposition d'art
" désirable.
La transcription littéraire
d'un tableau permet à l'écrivain de ne pas
parler que d'une seule chose, que d'un seul tableau. A l'image
de ces couleurs qu'il dit ne plus trouver à part
égales, il découvre qu'elles puisent leur
chatoiement dans le texte même. Sujet à la
facture classique, raphaélique, ou romantique, Walser
ne s'enquiert qu'avec réserve et prudence de la vigueur
d'un tracé, de la pâte, fluide ou solide, de
la surface, des couleurs de la toile. Mais son écriture
suit les circonvolutions de telle ou telle école
esthétique. Anna Fattori, commentant le tableau-poème
Apollon et Diane ne se laisse pas tromper. Elle écrit
: " Walser se sert de la matière, qui est tirée
de la littérature, de l'art et de l'histoire et qui
se voit transposée à un niveau métaphorique
dans la critique littéraire, dans son sens premier,
dans son sens étymologique : il l'envisage comme
un matériau qui, sous la forme qu'il lui donne au
travers de son langage, se mue en un déguisement
de sa pensée." Il est ainsi nécessaire
de comprendre l'utilité de faire appel à un
fond littéraire et culturel des plus variés
pour apprécier au mieux le travail qu'entreprend
Walser sur la peinture. L'écrivain modifie ces données,
ces acceptions en les transmuant. Et de puiser par exemple
dans Jean-Paul ou Höderlin pour porter témoignage
d'une ouvre picturale. Le poème en prose intitulé
Ein Bild von Fragonard et évoquant en fait le tableau
Baiser à la dérobée témoigne
de cette ambition rassurante que d'écrire à
la manière de. Walser a composé quatre pièces
sur l'ouvre du peintre français. Cette dernière
s'entoure d'une nébuleuse de doutes et d'interrogations
quant à sa place dans la carrière critique
de l'écrivain. Le canevas de déchiffrement
a été subrepticement inversé de manière
à ce que l'écriture ne renseigne pas que sur
une seule des toiles du peintre. La "Pantöffelchenbild
" rappelle le tableau Les hasards heureux de l'escarpolette,
le " Türausschnitt " Les Curieuses. Le discours
walsérien se gonfle de références picturales,
de propos esthétiques de plus en plus prégnants.
Il entre en débat avec l'époque qui a vu naître
le tableau. ( Cf. l'image " romantikgeringschätzende
Klassizisten." ) L'écrivain oublie qu'il compose
au début du 20ème siècle et se voit
lire du Beaumarchais et partager les élans pré-romantiques
d'une Madame de Warens. Le tableau est comme lié
à un souvenir, une réminiscence jubilatoire
qui non content de fixer dans le présent l'écriture,
la happe vers un passé presque nostalgique. Les hommes
banquettent dans la bonne humeur et partagent leur savoir
à qui veut lui prêter attention , tandis que
les femmes coquettes se jouent des regards complaisants.
Ecrire Ein Bild von Fragonard provoque dans l'esprit de
l'écrivain l'effondrement de son système de
référence. Il a conscience d'être entraîné,
bien malgré lui, dans un espace imaginaire, mais
il se tient en équilibre à l'intérieur
de ce monde verbal. La toile se distend dans le mot pour
donner un " Türrausschnitt "ou un "
Klassizisten." Ce texte sur Fragonard marque puisqu'il
ne conduit pas, en apparence, sur une réflexion sur
la beauté telle qu'ont su la penser les peintres
du 18ème siècle. Walser de nous dire que le
beau serait ce qui survit à la critique, c'est-à-dire
implicitement l'écriture elle-même. Pour l'écrivain,
la toile n'aurait de signification esthétique que
si elle pouvait admettre une grille de déchiffrement
cohérente. Walser avoue son ignorance quant à
la vie et l'ouvre du peintre. Se présentant désarmé,
voire désabusé, il peut apprécier de
son seul regard le tableau de Fragonard. Son jugement ne
reçoit pas les ânonnements d'une critique destituant
l'émotion au profit d'un cadre de lecture. Le Baiser
lui saute au visage pour la première fois, comme
un baiser peut-être. Mais ce timide décryptage
de l'ouvre d'art se joue des apparences. L'écrivain
épointe sa plume afin de ne pas différer l'instant
du choc esthétique. L'ouvre d'art lui fait une oeillade
appuyée à laquelle il ne peut encore rendre
la pareille. Surpris par cette troublante et ravissante
indécence, l'écrivain s'interroge sur la valeur
de son jugement. Jugement désintéressé
en effet que celui qui l'anime au contact de l'art. L'idée
de cette possible conciliation entre sensibilité
et raisonnement procure à Walser un sentiment de
liberté. Fragonard aime ces peintures de la chair
qui retranscrivent le corps dans une sorte de "volupté
sans retour", d'émotion double.
1.1.3. Anker ou l'émotion d'une
jeune fille.
Dans der berner Maler Albert Anker,
une semblable liberté retient le tableau au dedans
de l'écriture. Anker est rompu à l'art esthétique
depuis qu'il a décidé de mettre un terme à
la carrière de théologien vers laquelle le
poussait son père. Dans une lettre du 25 décembre
1853, alors étudiant en Allemagne, il lui écrit
: " Maintenant plus que jamais, s'éveillent
mes anciens doutes sur ma vocation, je voudrais les surmonter
par mon travail. Comment le pourrais-je quand je sens chaque
nuit que mes rêves me transportent dans des ateliers
où je me vois assis avec tant de plaisir à
mon travail et que chaque matin je suis surpris d'être
un théologien ? " Et de poursuivre : "
Vraiment, le domaine de l'art m'apparaît comme un
paradis perdu." Son père se résout à
le voir partir en France étudier la peinture. A l'été
1859, Anker revient riche d'enseignements en terre helvétique,
et , à la mort de son père, ,aménage
dans les combles de la maison familiale un atelier de peinture.
Cette scène, décrite dans le poème
de Walser, évoque ces mots pour Mme Ryan-Gurley :
" Les couleurs du chaume et du chanore, celles rubis
et améthystes des bocaux de confitures, le miel dans
les gardes manger, tout cela charmait [ ses ] yeux. Le rucher
et le bûcher encadraient [ ses ] étés
juvéniles." Ces images de la Suisse et de la
France, contenues dans le " rucher " et le "
bûcher " sont cohérentes pour celui qui
connaît la vie de Anker. Walser exploite nommément
ces deux images, mais ne pousse pas aussi loin la métaphore.
Le choc esthétique ne naît pas de la compréhension
d'un espace spatial, il est enfanté dans l'écriture
elle-même. Par un emboîtant jeu de propositions,
circonstancielles et relatives, l'écrivain arrive
au pied de ce lit où, nous décrit le texte
:" Es führt dich in ein stilles Zimmer worin im
Bett ein Mädchen liegt, das aus dem eben weggegangen."
Ces vers rappellent dans leur traitement
ceux du Dormeur du val de Rimbaud. Ils décrivent
un tableau de Anker exposé depuis 1863 au Kunstmuseum
de Bern, et titré, die kleine Freundin. Au cours
de ses pérégrinations bernoises, Walser a
forcément vu accrocher aux cimaises du musée
cette toile modeste. En quelques indications, l'écrivain
renseigne sur la tonalité du tableau. L'adjectif
" still " ( car c'est le seul utilisé dans
la description de la toile ) connote une impression chromatique
des plus retenues. Sans que l'exagération déplacé
du peintre ne vienne pourfendre de son pinceau l'atmosphère
sereine de la pièce, il a su rester en dehors du
tableau. Cette retenue n'échappe pas à Walser,
sensible à ces marques de componction. Cette chambre
se veut la représentation de toutes les chambres
de deuil, d'où l'emploi à-propos de l'indétermination
pour la qualifier. Que donne en fait à voir le tableau
de Anker ? Car il ne suffit - et Walser n' offre que peu
d'aide à ce sujet - de lire dans ces trois vers un
tableau pour que cette lecture soit opérante, sans
cesse Walser joue de notre insistante curiosité à
lire comme dans un livre ouvert. L'étude die kleine
Freundin montre une jeune fille dont la nuque repose avec
juste ce qu'il faut de délicatesse sur un lit de
blancheur. Totes Kind auf dem Sterbebett constitue une étude
intéressante du présent tableau. Ses amis,
auprès du lit, pleurent sa mort. Au premier plan,
le peintre s'est attardé sur le désarroi d'une
fillette qui cache ses chaudes larmes derrière ses
mains, tandis que la maîtresse renifle sa peine dans
un mouchoir. Anker oppose là le monde de l'enfance,
innocent et naïf, à un monde plus contenu, et
cachant son émotion derrière des artifices.
Face à cette mort qui vient de prendre leur camarades,
les élèves se regroupent autour d'une gamine
engoncée dans une toile de tissu grossier et de couleur
blanche. Seul, un garçon a pris le parti de s'accrocher
à la robe de la maîtresse, derrière
qui il se cache. La mort court dans l'oeuvre de Anker, mais
elle est portée avec moins de force que dans ce tableau
de 1862. Il perd sa nièce Ruedi, et pour exorciser
le mal compose une toile intitulée Ruedi Anker sur
son lit de mort ( 1869.) Elle semble seulement dormir, l'illusion
devient alors difficile à poursuivre par la couleur.
Son visage angélique, ses mains croisées (
et non crispées ) sur le bouquet de fleurs donnent
l'élan esthétique nécessaire pour suggérer
l'idée de mort. Cette indécise évocation
travaille le peintre jusque dans sa perception des limites
sensibles. Difficile en effet pour le peintre que de rendre
par des touches de couleurs l'instant où le souffle
de vie abandonne la fillette. Elle ne se respire qu'implicitement
dans le poème walsérien. Des éléments
compensateurs l'étouffent depuis l'instant où
le mot a été transcrit sur la feuille de papier.
Walser évoque une chambre " tranquille ",
une vie qui s'en est allée avec autant de poésie
que s'il se fût agi d'un songe paisible. D'une évocation
de la mort de la kleine Freundin, l'écrivain se dirige
tranquillement et comme de circonstance avec déférence
vers un commentaire toujours subjectif sur la beauté.
Ce glissement n'a rien de brutal. Au contraire, il était
déjà pressenti dans l'adjectif polysémique
" still." La mort ne contamine pas l'ensemble
du poème, elle se plie aux règles poétiques
édictées par l'écrivain. On l'imagine
dans le substantif " Herzen " ou dans " Volk
", mais ces derniers n'invitent nullement à
un caractère absolu. La rudesse sonore de ce "
Volk " par exemple fait écho à la clinquante
gutturale de " Stärk " , et de fait donne
sens à ce noyau. Dans cette sorte d'enroulement langagier,
Walser écrit doublement son émotion esthétique.
" Weil Abbildung ihm gelangen,
die sich hinauf ins Schöne schwangen
in unverminderlicher Stärk
fort, und im Volk hat er gesiegt,
da er bezüglich seiner Treue
weit eher glänzt als manches Neue."
Le beau représente dans l'esprit
walsérien l'art. Cette définition quelque
peu réductrice n'intervient pas de force dans une
justification qui serait comme plaquée sur le poème.
Elle s'écrit avec des mots simples, ce qui rend perceptible
toute l'entreprise poétique. Elle s'oublie au profit
d'une mise en mot de la beauté : elle naît
avec la vie du tableau, s'éduque dans les salles
de classe, peut à l'occasion copuler ou mourir de
sa belle mort. Puisque ainsi se dessine pour l'écrivain
la beauté, elle peut à sa guise remplir l'espace
( Cf. "Häuser " ) ou marquer par son silence.
Walser porte jusqu'à ces hauts degrés esthétiques,
et ce jusqu'à plus soif, le calice de la création.
A contempler le beau, devenu son beau, l'écrivain
éprouve un indéniable plaisir, un plaisir
à partir duquel naît une liberté de
plaisir encore plus manifeste. En outre, son plaisir a ceci
de particulier qu'il est désintéressé.(
Cf. aussi Hegel ) Le titre du poème évoque
étrangement un essai du biographe A. Rytz de 1911
intitulé aussi der Berner Maler Albert Anker et qui
donne à Walser une matière brute :
" Eines der Mädchen hatte
sich am Tage vor dem Examen (.), als es unter einer Dornenhecke
Veilchen pflückten, an einem Dorm verletzt, die Verletzung
als unbedeutend nicht beachtet. Infolge dieser Verletzung
entstand jedoch eine Blutvergiftung, welcher das Kind wenige
Tage nach dem Examen erlag. Der Trauer um das herzige Kind
war allgemein, und seine Mitschüler und Mitschülerinnen
waren tief erschüttert. "
S'imprégnant de détails
biographiques les plus significatifs, il réécrit
la vie du peintre. Cette date de 1911 coïncide, un
an après sa mort, à une exposition au musée
des beaux-arts de Bern qui consacre ses différents
travaux. En écrivant sur la peinture, Walser espère
se porter vers une acception nouvelle de plaisir. Sans violence
exagérée, sans marque ostentatoire d'envie,
il prend plaisir de ce don qui ne se repose nullement sur
l'idée d'une quelconque besoin. La philosophie kantienne
peut rendre compte du plaisir ( heureusement jamais inassouvi)
de parler autour d'un tableau. Cette préposition
renseigne dans le poème der berner Maler Albert Anker
sur la centralité du tableau dans le poème,
autour de qui gravitent réflexions ou propos badins.
Le choix de critiquer tel ou tel tableau est à comprendre
comme un plaisir. L'expérience esthétique
correspond à une expérience sensible. Cette
consanguinité ne doit pas faire oublier la permanence
d'une interrogation sur la forme. Existe-t-il des espaces
chez Walser à l'intérieur desquels le peintre
n'a rien décidé de mettre, des espaces vierges
de toute propos ? Les poèmes walsériens se
fondent le plus souvent dans leur propre raisonnement, ils
empruntent leur structures et leur effets combinatoires
qu'à eux seuls de manière à ne pas
se disperser inutilement. Dans une lettre à Philippe
Godet, datée du 17 mai 1899, Anker écrit :"
Der Mensch interessiert sich für den Menschen, dieser
wird stets das wichtigste Modell bleiben (...) Etwas, worauf
ich von Anfang an nach Kräften grosses Gewicht legte
: das Interesse am Psychologischen, möglicher weise
ein überst meiner theologischen Ausbildung Interesse
nichts austrahlt." Walser répond à cet
intérêt humaniste par un intérêt
pour le peintre. La réflexion walsérienne
concède une position centrale au peintre au commencement
et à la fin de qui tout chose se place. Van Gogh,
par exemple, témoigne dans sa vie d'artiste de cette
double justification et théologique qu'il renie au
profit de l'art, et humaniste. Quand bien même, l'écrivain
reprend de semblables thèmes, rien ne permet outre
mesure de voir là une quelconque affinité.
Anker a vécu dans les balbutiements de l'impressionnisme,
tandis que van Gogh cherche désespérément
une nouvelle voie vers le colorisme. La lecture des oeuvres
de Anker se fait au contact de Moritz, Gabriel Gleyre, Arnold
Böcklin, ou Ferdinand Hodler, celles de van Gogh auprès
d'un Gauguin, Matisse, Monet. Leur monde esthétiques
n'ont rien de parallèle. En confrontant Van Gogh,
poème walsérien de 1927, et der berner Maler
Albert Anker, composé en 1910, concrétisant
une vie d'artiste, on peut ne pas être sensible à
la reprise de certains des syntagmes prégnants tels
que " Lebenswerk ", " Stärk ",
ou bien " Schönes." , autour de qui la vie
du poème s'édifie. Walser rend ainsi compte
par un tel procédé d'une possible parenté
esthétique entre les deux peintres, mais ce depuis
son écriture. Celle-ci, parlant de peinture, enfante
des espaces intermédiaires qui peuvent s'éployer
à l'infini par la magie du mot retrouvé.
1.2. Un " regard forçant
le terrible."
1.2.1. Paul Cézanne épié
par l'écrivain.
L'art, nous venons de l'apprécier,
renvoie à l'immédiateté sensible de
la perception, à un monde premier, archaïque
des affects. On ne peut affirmer avec certitude que Walser
n'ait jamais rien lu, jamais rien entendu sur l'art, et
d'expliquer que sa vision esthétique rejoint celle
d'un enfant. Oui, on pourrait, mais cette interrogation
mènerait à une réflexion vide de sens.
Lorsqu'il s'enquiert d'art, l'écrivain s'efforce-t-il
d'être vrai ou bien authentique ? Il participe d'un
élan virginal, lequel est revendiqué avec
véhémence, et que ses poèmes en prose
tardives questionnent à propos. Walser, moins prolixe
que Rilke à parler de l'oeuvre de Paul Cézanne,
témoigne pourtant d'un effort esthétique redoublé
à la fin de sa vie littéraire. Il jette, comme
il l'explique dans Cézannegedanken un " regard
épieur " sur le peintre qu'il ne destitue ni
le promeut." Wollte man so liesse sich ein Mangel an
Köperlichkeit konstatieren ; es handelt sich aber um
eine Umfassung, um ein sich vielleicht langjährig mit
dem Gegendstand Befassthaben." Les natures mortes revivent
sous la plume de Walser qui les touchent, comme Lise Benjamenta,
de sa baguette magique pour les transformer en émotion
pure. Lors des différentes Sécessions berlinoises,
Walser a dû être réceptif à ce
traitement des volumes, à ces tracés chantournés
et à cette restitution pleine et entière de
l'espace sur la toile, telle qu'on l'apprécie par
exemple dans Nature morte aux pommes( 1893.94) ou dans Le
balcon. Peinte autour de 1900, cette aquarelle de Cézanne
renseigne sur son goût prononcé pour l'ornement,
la justesse des lignes et la contenance des espaces colorés.
Le peintre a posé son chevalet à l'intérieur
de son appartement aixois et surprend les couleurs, les
observe en catimini. Un des battants de la fenêtre
est fermé comme pour ne pas effrayer les couleurs
qui s'envoleraient chercher ailleurs un peu de quiétude.
De la rue n'arrivent ni les intempestives clameurs populaires,
ni les pépiements gracieux d'oiseaux, de la rue arrivent
les couleurs. Elles n'auraient manqué d'envahir la
pièce sans la présence d'une pièce
de ferronnerie en signe de balustrade. Cézanne a
effectué tout un travail d'équilibriste pour
rendre l'émotion suscitée par ces rosaces
et ces lumineuses couleurs. Il ne s'est pas abîmé
dans la seule contemplation du feuillage moutonnant à
l'extérieur, ni dans les seules formes gris foncé
qui tourbillonnent sur le balcon. Il aurait pu être
emporté par ce mouvement serpentin, et ainsi influer
sur le spectacle de la rue, mais il a su canaliser son émotion
et disposer le long de ces moulures. Ce balcon est symptomatique
de l'esthétique cézannien : constitué
par une suite régulière de petits cercles,
lesquels sont rehaussés d'une main-courante, il est
comparable à un motif d'enluminure. En dessous de
cet étalage continu, de cette fresque colorée,
les figures paraissent plus fusionnelles, elles prennent
moins garde à l'espace et se le partagent irrégulièrement.
Tel un rinceau, ce balcon témoigne du travail 'archi-textuel'
de Cézanne qui ne semble pas happé par l'éblouissante
couleur méridionale. Et de se reposer de l'ombre
devant ce balcon qui, comparable à une carde, peigne
les couleurs. Vendues pour la plupart par Ambroise Vollard,
on peut supposer que Robert Walser ait vu quelques unes
de ces toiles chez les frères Cassirrer, marchands
d'art et éditeurs, à l'occasion d'une visite
à la galerie d'art à Berlin. Il met à
propos les souvenirs qui lui demeurent d'une oeuvre sans
doute seulement entrevue. Dans Cézannegedanken, Walser
invite le lecteur à une véritable profession
de foi esthétique, dans la mesure où il sait
se régaler, peut-être avec plus de clairvoyance
qu'autrefois, de l'impression se dégageant d'un ou
plusieurs des tableaux du maître français.
Il n'est pas de généralités, de badinages
cyniques et naïfs à la fois qui ne rendent à
ce point grâce de la nature vraie des choses jusqu'à
pénétrer depuis l'extérieur dans l'objet."
Er reiste, kreiste, wieder um die Grenzen der Körper
herum, die er wiedergab, bildend wiederherstellte und sie
nahm, was sie auf das sorgfältigste eingepackt hatte."
Posées par le peintre, les pommes ou les poires ne
tombent jamais de la table sur laquelle la lumière
les glorifie. Et ce dernier, selon Walser, de manger presque
les objets peints, de convier par la couleur à un
banquet esthétique. Dans Chapeau melon et vêtement,
dessin au crayon ( 1884.1887), Cézanne se dépouille
de lui-même au profit d'une émotion esthétique
grandie. Les deux objets, auréolés d'une transcendance
qu 'ils n'ont peut-être pas dans les autres toiles,
se lovent l'un contre l'autre dans un besoin presque affectif.
Le bombé du chapeau contraste avec la mollesse du
vêtement, sa rondeur rigide avec sa fluidité
étirante, envahissante. Jeu de beauté singulière,
le tableau participe d'une mise en confrontation poétique.
Cézanne, comme Walser dans La Promenade où
le chapeau signe la bourgeoisie, pousse l'élégance
jusqu'à la présence d'un petit noeud coquet.
Deux objets insignifiants en eux-mêmes donnent là
une ouvre de qualité, dans la mesure où il
procède d'un commun dépouillement. Par leurs
plissements, leur bord et leur débordement, leur
courbure presque géologique, les natures mortes ressemblent
à cette montagne Sainte-Victoire tant appréciée
par le peintre qui n'accorde son attention qu'à ce
qui est susceptible de l'émouvoir. Peter Utz remarque
que " auch Walser bezieht in seiner Cezannegedanken
die ästhetische Dialektik von Rand und Grenzen in versteckten
Form auf die schweizerische Topographie und ihre ästhetischen
letzlich aber auch politischen Implikation zurück.
An einer Zentralen Stelle übersetzt der Text nämlich
die Poetologie vom Umriss und Inhalt, die er an der Maltechnik
Cézannes entwickelt, unvermittelt in den alpinen
Diskurs." La vision des Alpes apparaît comme
complice de la vision cézannienne de la Sainte-Victoire.
Les contours, et le sommet abrupt s'arrondissent, les élévations
s'effondrent car Walser veut peindre comme Cézanne
et travailler en profondeur pour engager une réflexion
sur la forme. Rilke, à juste titre, déclare
: " le peintre, comme l'artiste en général,
ne devrait pas prendre conscience de ses découvertes.
Il faut que ses progrès énigmatiques à
lui-même passent sans le détour de la réflexion,
si rapidement dans son travail qu'il soit incapable de les
reconnaître au passage." Réfléchir
à l'art, devenir artiste, puis peut-être critique
d'art, nie toute partialité, infléchit toute
idée de progression. Rilke écrit ces lettres
à sa femme au moment où une exposition est
consacrée en 1907 aux peintres impressionnistes,
et en particulier à Cézanne, et devant laquelle
il lui fait part de ses réflexions naissantes. Occupé
comme Walser par la portée esthétique de ses
ouvres , Rilke prend plaisir à montrer l'homme des
"choses d'art " dans son costume le plus seyant.
Cézanne, selon lui, acquiesce à l'invitation
d'une pomme, accepte, dans un pacte presque faustien, de
plonger son regard " dans le terrible, et ce qui ne
paraît que répugnant, la part d'être,
valable autant qu'aucune autre." Le Cézanne
walsérien , lui, exulte à l'idée de
tout ramener à la forme. Et l'écrivain de
railler cette manière " dass er sein Frau so
ansah als wäre sie eine Frucht auf dem Tischtuch gewesen."
La série de quatre portraits consacrés à
Madame Cézanne constitue comme un témoignage
pictural sur les manières de décliner l'amour.
Les catalogues des différentes expositions, Salons
ou Sécessions n'offrent que peu d'occasions pour
dire avec certitude que Walser ait vu l'un des portraits
de Madame Cézanne. Au contact d'une des nombreuses
reproductions circulant alors en Suisse et en Allemagne
dans des revues telles que Kunst und Künstler, l'écrivain
reconnaît l'extrême patience et le dévouement
presque maternelle de Mme Horthense Cézanne à
l'égard de son mari. Le peintre se recommandant d'un
" nouveau classicisme " à la Poussin accorde,
de proche en proche, à sa pâte un apprêt
qui ne modèle plus unportrait, mais préfère
le moduler.
1.2.2. Walser s'assoit dans le fauteuil
jaune.
Dans Mme Cézanne au fauteuil
jaune ( 1893.1895), cette dernière se tient installée,
le buste rigide, sur une longue chaise de couleur jaune.
Le visage blême, les cheveux lissés, elle porte
une robe rouge carmin qui dévore l'espace du tableau,
une robe aux plis bouffants qui soulignent sa silhouette.
Lourde, pesante même, cette draperie lui ôte
toute mobilité. Autour d'elle, le peintre a pris
le parti d'épurer le décor. On ne distingue
qu'une rose entre ses mains - formel élément
sensuel -, un cadre au-dessus de l'âtre, un tisonnier
et une pièce de passementerie aux motifs floraux.
Le visage de Mme Cézanne résonne des mots
qu'évoquent à son propos Walser : "Sie
war, wie ich mir einrede, ein wahres Gelassenheitswunder."
Sur la toile, elle semble davantage regarder le spectateur
que ce peintre si fantasque. Ses traits, d'un rendu uniforme,
respirent la tranquillité. La mise en place de l'espace
est conditionnée par une frise courant sur le mur
du fond et qui déséquilibre l'ensemble du
tableau par son irrégularité. L'espace cézannien
retrouve, avec cette ligne instable qui se rééquilibre
sous le seul jeu de la composition, une fraîcheur
intellectuelle. Sans le chercher, semble-t-il, Robert Walser
aussi joue de ces déséquilibres. Son écriture
se plisse de plaisir lorsqu'il parle du peintre, lequel
" zauberte Blumen aufs Papier, dass sie mit all ihrem
pflanzichen Schwanken auf demselben zitterten, jubelten,
lächelten." Cette attention particulière,
cette quiétude instable imprègne une aquarelle
de Cézanne, sans doute méconnue de Walser,
inscrite au catalogue de la collection Camando sous le titre
Les Rideaux. On retrouve certes cet élément
décoratif dans Madame Cézanne au fauteuil
jaune, à la différence près qu'ici
les rideaux délimitent un espace de lecture dans
le tableau. On pourrait être tenter de dire qu'ils
ouvrent sur une porte fermée. Deux rideaux, donc,
enserrent un corridor au fond duquel on distingue une porte,
et autour desquels un cordon s'enroule, étrangle.
D'une facture léchée, la toile propose une
invitation à l'exotisme, un voyage au cour de l'émotion
esthétique. Les rideaux représentent comme
un deuxième tableau sur lequel le peintre exerce
à sa guise son imagination. Cézanne froisse
dans la couleur sa toile, il drape son espace d'une limite
de velours qui déconstruit le motif reproduit. Les
pans de drap, tombant droit sur le sol, forment comme une
arcade théâtrale dont le haut du tableau accueillerait
le balcon. En fait, riche de significations, cette aquarelle
brille par sa pertinence structurelle. Le pli le plus étranglé
par le cordon offre plus de linéarité, l'étoffe
s'y divise en bandes égales de couleurs primaires
( rouge, bleu et jaune ) à partir desquelles le peintre
peut donner un rendu intéressant depuis le plus intime,
le plus profond de la toile. Admettant cette hypothèse,
on comprend mieux alors la porte située à
l'arrière-plan par laquelle le non-averti va pénétrer
dans l'espace de lecture et marcher au devant de l'éclatement
des formes et des couleurs figurés sur la passementerie.
Walser d'acquiescer à cette explosion picturale,
à ce " solcher Unausgearbeitetheit willen worin
Lichteffeckte schimmern." Désabusées
par ces voix qui ne les portent plus, les tardifs poèmes
en prose walsériens donnent l'impression de sommeiller,
ou plutôt d'avoir réussi à se rassurer
devant l'ambitieux projet littéraire. Ces poèmes
en prose cherchent désormais, alors que Walser entend
se retirer du monde des hommes, les vibrations de l'âme,
elles captent sur le fil des floraisons de couleurs et de
formes. La structure poétique devient le creuset
d'une réflexion esthétique épurée
de tout maniérisme, de tout effet décoratif.
L'écrivain pose un regard à la fois vrai et
authentique sur le monde des arts tant il l'a investi d'une
puissance émotive redoublée. Peter Handke,
dans sa Leçon de Sainte-Victoire, entend au contact
du massif provençal retrouver l'usage vrai des mots."
Aber mit der Zeit, wurde sein einziges Problem die Verwirklichung
des reinen, schuldlosen irdischen: des Apfels, des Felsens,
eines menschlichen Gesichts. Das wirkliche war dann die
erreichte Form." Le pont enjambant le vallon tel un
garçon aux chaussures magiques, un pin chatouillant
les nuages, une route serpentine et discrète qui
entraîne le regard vers la Sainte victoire, Handke,
comme Walser, comme Cézanne peut-être, comprennent
l'esthétisme comme une mise en forme de la réalité,
comme une " ré-alisation ", une donne nouvelle.
André Malraux, dans Les voix du silence, poursuit
la discussion par ces mots : " l'art naît de
la fascination de l'insaisissable, du refus de copier des
spectacles, de la volonté d'arracher les formes du
monde que l'homme subit pour les faire entrer dans celui
qu'il gouverne...Les grands artistes ne sont pas les transcripteurs
du monde, ils en sont les rivaux."
1.3. L'artiste et la société.
1.3.1. L'écrivain et l'artisan.
Cézanne porte un oui désintéressé
et total à la nature, tandis que Walser, lui, ne
partage pas ce regard forçant le terrible, le répugnant,
le laid à dévoiler leur part d'être.
Ou plutôt, il rehausse l'art à la dimension
de l'homme de manière à circonscrire tous
les acteurs ayant partie liée avec le tableau. L'image
de l'artiste trouve là matière à discussion
d'autant plus aisément que Walser a sa manière
d'appréhension et de compréhension du monde.
Dès l'instant où il joue en " rivalité
" avec le monde, l'artiste doit s'attendre en contrepartie
à batailler serré pour asseoir son propre
statut. Il n'est plus seulement question en ce début
de 20ème siècle d'imiter ou de reproduire
" une seconde nature ", mais de faire acte de
présence, de répondre à ses attentes.
Marie-Louise Aubiberti suggère cette idée
dans Le Vagabond immobile que " sa crainte [ celle
de Walser ] est que l'art, aux mains des artistes, ne tombe
dans l'artifice, que la prétendue culture, érigée
en culte, ne nuise à la spontanéité.
" Pour Robert Walser, l'artiste doit se consacrer sa
vie entière à ces petits plaisirs quotidiens
qu'on malmène et qu'on oublie fréquemment,
et les coucher le plus sensiblement possible sur la page
blanche. Le crayon marque sur la feuille le chemin parcouru
depuis l'exaltation provoquée par la nature jusqu'à
l'explosion verbale qui la protège dans l'écriture.
La main walsérienne, à l'image de celle d'un
chef d'orchestre, guide la symphonie esthétique.
Marie-Louise Audiberti de crier avec raison à la
mort de l'art, dès l'instant où les combattants
s'essoufflent. L'artiste a conscience des charmes de l'artisanat
esthétique, du plaisir singulier qu'il suscite, mais
il entretient une relation conflictuelle avec la société
des hommes. Dans La Promenade, Walser rend perceptible ce
malaise lorsqu'il écrit :
" Une fonderie métallurgique
remplie d'ouvriers cause là sur la gauche du chemin
de la promenade, un vacarme remarquable. A cette occasion,
j'ai sincèrement honte de ne faire que me promener
ainsi pendant que tant d'autres s'éreintent au boulot.
Il faut dire qu'ensuite je boulonne et travaille à
des heures où tous ces vaillants ouvriers ont pour
leur part fini leur journée et se reposent."
A se promener de la sorte, l'écrivain
s'attire l'antipathie des travailleurs qui le voient comme
un " rémouleur de vide ", un fait-néant.
Il se tient fixement à la route, comme guidé
par un fil d'Ariane qu'il ne devrait pas lâcher de
crainte d'être à son tour happer par la société
des hommes. Sur cette sorte de promontoire invisible, sur
lequel il contemple ces travailleurs, il ressent quelque
honte à ne pas remplir ses obligations sociales.
Walser de s'amuser de ces continuels crocs en jambe, de
ces pirouettes de saltimbanque qui décontenancent
et qui agacent à plus d'un titre ceux vers lesquels
ils sont dirigés.
" Au passage, un monteur me
lance:-Te voilà encore à te promener, on dirait,
au beau milieu de la journée de travail. Je le salue
en riant et je conviens avec joie qu'il est dans le vrai."
Le narrateur prend avec bonhomie
et entrain ce lazzi, car ce dernier le relance dans ses
pérégrinations esthétiques. L'art ne
se compromet pas dans ce spectacle de " barbaries enseignardes
et dorées frappant les paysages circonvoisins du
sceau de la cupidité, du lucre et d'un misérable
abrutissement des âmes." Walser comprend l'ouvre
d'art comme le dernier rempart des intellectuels avant qu'ils
ne décident de se frotter au monde. Balancement entre
ce qui lui est proche, quotidien, l'immédiatement
perceptible, et l'histoire perçue dans ce qu'elle
évoque de plus dramatique, cette société
des hommes qui la honnit, le roman der Raüber joue
sans cesse avec l'étonnement de son narrateur qui
se tient assis à la table du monde avec " d'un
côté une histoire de tasse de café,(.),
de l'autre une nouvelle dans le journal qui secoue, qui
fait trembler l'ensemble de la communauté culturelle."
Courroucé par le clinquant d'une enseigne publicitaire,
le narrateur de La Promenade a cette réaction des
plus animées. Avec cette spontanéité
qui lui prêtait Marie-Louise Audiberti, il invective
celui qui forçant son talent de boulanger a voulu
s'essayer à l'art de la décoration. Walser
ne condamne en aucun point l'art populaire, mais e refuse
à " écrire de manière décorative."
Il manifeste une vive réprobation devant le spectacle
de cet étalage outrancier et malvenu de richesses.
Cette enseigne aux lettres brillantes ne justifient en rien
de la qualité du pain , mais jette un regard autre
sur la vanité de l'homme. L'art selon Walser renseigne
depuis l'ouvre sur le peintre. Contre toute attente, l'écrivain
se propose de ramener le personnage à de plus modestes
ambitions, et de faire presque profession d'évangéliste
esthétique. Dans ce " fait à noter ",
l'écrivain ne condamne pas tant l'exploitation pratique
de l'art que son usage détourné. L'art agite
la rue, se lit devant la devanture d'un chocolatier, ou
au détour d'une façade de maison. Il emplit
la ville à tel point qu'il faille jouer du coude
pour ne pas connaître l'indigestion.
1.3.2. Walser se tord de plaisir.
Cette dynamique souterraine coule
dans les écrits de Walser touchant aux problèmes
de la peinture. Une présence esthétique discrète,
telle que la désire l'écrivain, imprègne
par exemple Ein Bild von Fragonard. Ce poème en prose
s'entoure d'une nébuleuse de doutes et d'interrogations.
Il est possible que Walser ait cité nommément
un ou plusieurs tableaux. Mais alors qu'ailleurs le lecteur
pénétrait à l'intérieur du tableau
par le truchement de l'écriture, ici, le tableau
devient comme l'occasion de pénétrer dans
l'écriture. Chaque mot porte plus loin la signification
première de la phrase walsérienne." Pantöffelchenbild
" évoque Les Hasards heureux de l'escarpolette,
" Türausschnitt " Les Curieuses, . L'écriture
se gonfle de références picturales et de propos
esthétiques qui renseignent sur une époque
révolue. Et l'écrivain de se prendre à
lire Beaumarchais et à partager les élans
romantiques d'une Madame de Warens. Encore une fois, la
critique naît d'un souvenir, d'une jubilation qui
non contente de se fixer dans le présent de l'écriture
la repousse dans un passé presque édénique.
La société des hommes, au regard des différents
écrits sur Fragonard, se perd dans les circonvolutions
du langage. Le plaisir des mots participe d'une sorte de
phorie par laquelle l'écrivain s'empêche un
instant de tomber, et d'envisager des prolongements au tableau.
C'est ainsi qu'il compose ein Bild von Fragonard ou der
Kuss par négation. Cela renseigne sur sa façon
de procéder : il destitue la toile de ses caractères
d'apparat, de ce qui a contribué à la rendre
aimable et ainsi il n'hérite pas d'un trop lourd
poids sémantique. Il gratte, pour ainsi dire, le
vernis de la critique, et il se décharge en même
temps de toute intervention ostentatoire. "In der Kuss,
remarque Ulf Bleckmann, verflicht Walser drei inhaltiche
Stränge : im ersten grenzten das Rokoko Fragonards
und des von diesem gemalten " Pagen ", vor der
Moderne, in der er sein Prosastück schreibt, ab ; auf
diese Weise definiert er das Rokoko ex negativo als ein
Zeitalter ohne Eisenbahnen und Flugmaschinen." L'écrivain,
ainsi, efface la présence de la peinture pour mieux
la restituer dans son mouvement esthétique ou son
époque. Fragonard aime peindre ces chairs qui retranscrivent
le corps dans une sorte de dynamique de conquête.
Dans Le Verrou, par exemple, le regard se complaît
dans une scène d'amour qui lui est offerte avec innocence.
Fragonard pousse loin le plaisir de l'inversion, de la redistribution
de sens entre le spectateur et le modèle. A partir
de ces " drei inhaltiche Stränge " prêtée
par Ulf Bleckmann. On reconnaît un Robert Walser postulant
à une meilleure formulation du drapé, du froissé,
dans lequel la lumière pourra s'incarner avec plus
d'aisance. Au 18ème siècle, le peintre enfonce
les portes fermées, les couloirs sombres et les ruelles
désertes pour aller au cour de la réalité,
vers ce qu'elle dégage de plus esthétique.
Chardin , par exemple, s'attendrit, dans Le Bénédicité,
devant la figure angélique d'une fillette au moment
de ses louanges au seigneur. Fragonard se porte volontiers
au pied de cette société des plaisirs et des
voluptés. Tout comme l'écrivain , le peintre
laisse à l'autre l'occasion de " chanter son
bonheur." Walser, parlant du Baiser à la dérobée
dudit Fragonard, présente avec connivence l'idéologie
ayant imprégné le " siècle des
Lumières." Et de goûter par l'écriture
aux plaisirs mondains de la sociabilité, au bon usage
de la conversation, à l'art sensible du patos. L'écriture
walsérienne écoute le langage secret de cette
société, qui se fait nostalgique au moment
où elle chante le passé. Comme recréant
dans son poème en prose l'atmosphère feutrée
d'un salon sous la Monarchie française, l'écrivain
participe à rebours de la représentation sociale.
Dans le baiser qu'il tente de restituer de manière
scripturale, coexistent tous ses éléments
fantasmagoriques. Il se plaît, comme à son
habitude, d'épiloguer autour de cet acte charnel,
à embrasser du regard le pourquoi d'un tel effleurement.
"...wünschte sie dass er
sie küsse, und so bot ihm die Dame eines Tages, ich
weiss nicht, um wieviel Uhr ; was ja auch gar keine Rolle
spielt, ihr Gesicht, rund um sich blickend, ob niemand sie
sähe, zur zärtlichen Berührung dar."
Walser vieillit les personnages de
Fragonard, mais garde la saveurparticulière de cet
échange de baiser. Une jeune demoiselle, dont une
"rougeur aimable dont l'innocence, la jeunesse, la
santé, la modestie et la pudeur coloraient "
ses joues, enlace son amant et se perd dans ses cheveux.
Lui aime à respirer le parfum de ses fraîches
années et ferme les yeux de plaisir. Le peintre,
par là, invite à un éveil de la volupté,
à une délicatesse des gestes, qui est rendue
peut-être par les lignes ondoyantes du bras féminin
se lovant derrière la nuque. Moment en suspension
: le tableau figure un acte où " keine Rolle
spielt ", où la fougueuse innocence de l'étreinte
se garde des recommandations d'une société.
Et Fragonard sûrement d'apprécier son tableau
ovale comme étant une pupille se plissant sous l'éclatante
manifestation de bonheur. Le moment du baiser appartient
à ces deux enfants, pour qui la société
ne représente plus rien. Devant ce spectacle esthétique,
le peintre a été sensible à cet délicat
effleurement, à cet éveil de la sensibilité.
L'image de l'artiste, selon Walser s'en retrouve modifiée.
Après s'être promené au cour de toute
une agitation (théâtre), le couple s'essaie,
profitant d'un instant de quiétude, à ce "
zärtliche Berührung.", " .zu glauben,
man könne angesichts der Natur irgend etwas empfinden,
Landschaften usw. vermöchten einen Riez für das
Herz zu haben, machten er einem Küchenmädchen
son intensiv, ich meine, so aufrichtig, wie er imstande
war, den Hof, was der wie von Rosen Umhauchten spass machte,
da sie ihn für gebildet hielt, weil sie ihn in einem
Buche lesend angetroffen hatte, das ihr ein weltliches zu
sein schein."
La rencontre ne répond en
rien aux conventions puisque la femme tient dans le souffle
d'une phrase couchée sur le papier. Le modèle,
selon le mot de Walser, ne naît pas du contact avec
la réalité, mais d'avec la perception seconde
de cette réalité. Par une pléthore
de virgules, héritage du " style coupé
de Beaumarchais ", l'écrivain rend perceptible
son trouble devant cette " apparition " qui n'est
rien d'autre que le moment de la création. Un frisson
de plaisir parcourt ici l'écriture walsérienne,
jusqu'à l'étendre sur un lit de roses. L'écrivain
oublie les règles sociales pour s'amener la sympathie
du peintre et du spectateur. De connivence avec eux, il
joue beau rôle, et semble se disculper de ses actes
quelques chevaleresques en prêtant à d'autres
( ici le jeune homme du Baiser à la dérobée
qui doit ne se vêtir que d'un costume virginal ) ses
intentions. A la lumière de ce poème en prose,
on appréhende la difficulté extrême
à comprendre et la société et l'artiste
walsérien. Sans cesse mouvante, la frontière
entre les deux se fonde sur la perception de la réalité
dans l'histoire des Arts. Au moment où il prend la
plume, l'écrivain choisit de parler bien plus que
d'un tableau. Il mène le débat de manière
à renseigner sur la société, ses us
et coutumes,." Die Strassen kannten noch keine Laternen
oder nur spärliche " écrit Robert Walser,
et de poursuivre : " Wenn es nachtete, blieben soundso
lang die Städte schwarz, dass die Menschen als Unbekannte
umhergingen..." L'obscurantisme du siècle passé
trouve dans cette phrase matière à contestation.
Ce n'est pas tant la société politique que
condamne Walser, mais plutôt une société
des mots . Il inaugure là un style pointant du doigt,
encore timidement peut-être, les erreurs pesantes
d'antan. Et de condamner à la guillotine tout tableau
qui ne corresponde pas à son idée de la peinture.
La plume du critique s'avère cependant des plus clémente,
prête à servir plutôt qu'à châtier.
Un peintre, néanmoins, s'est attiré les foudres
de Robert Walser. Il s'agit du " cas Moreau."
" Ich denke, ich schüttle
diesen Moreau, diesen unehelichen Adelssprössling,
mit ein paar saftigen Worten ungebührlich oder gebührend
ab. Längst belästigt er mich schon. Behelligt
er mich? Ist das wahr? Wo sah ich ihn? Im Film. Also ein
Held, der bloss noch so eine Art Dasein fristet. Eigentümlich,
dass mir dieser Moreau, der mit also bereits lästig
zu werden begonnenen hat, einen Anblick und Genuss der Bahnhofstrasse
in Zürich vermittelt."
Son ouvre déchaîne le ressentiment de Walser
par delà toute attente. Les textes walsériens,
la plupart publiés dans la revue des frères
Cassirrer ou dans le " Neue Zürcher Zeitung "
fortifiaient l'opinion des lecteurs sur un peintre ou un
tableau. On devine toute l'attention que devait leur accorder
l'écrivain afin que les expériences esthétiques
soient reconduites. Cet article sur Moreau diffère
des habituelles publications, en ce sens qu'il n'a été
que récemment sorti de l'ombre grâce au minutieux
travail de Messieurs Echte et Morlang. Le peintre français
est violemment pris à parti par l'écrivain
qui affiche son ambition dès les premières
phrases et ce par exemple en le dépréciant
le plus effrontément possible. On peut s'interroger:
cette critique a-t-elle été refusée
par quelque revue en raison de son contenu frisant l'impertinence
ou bien Walser a-t-il voulu goûter seul au plaisir
de vilipender le peintre ? Jamais l'écrivain ne montre
autant de disposition à la méchanceté
que dans ce poème en prose. Ses propos rompent avec
l'idée d'un quelconque choix esthétique comme
si tout ceci n'était qu'un exercice de style.
2.1. Walser ou le regard de Janus.
2.1.1. La pauvreté selon Cézanne.
Walser puise dans la société
les matériaux propices à l'élaboration
de son propre espace poétique, mais ce, de manière
particulière. Le peintre s'enhardit, sous sa plume,
jusqu'à la " bestialité " de la
couleur afin de crucifier par le symbole la réalité.
Le paysage s'avère alors être peigné,
épuré, appauvri par la critique walsérienne.
Antonin Artaud dans Le Suicidé de la société
ressent à l'égard de van Gogh cette même
impression. Il écrit: " cardé par le
clou de van Gogh, les paysages montrent leur chair hostile,
la hargne de leur replis éventrés, que l'on
ne sait jamais quelle force étrange est, d'autre
part, en train de métamorphoser." Van Gogh et
Walser: une relation qui a fait noircir beaucoup de papier.
Nous tenterons de comprendre de quelle façon Walser
peut se réclamer de Vincent, et ce par l'emploi peut-être
" janusien " de la pauvreté.
Dans Lettres sur Cézanne,
Rainer Maria Rilke confronte le travail de Cézanne
avec celui de van Gogh, et remarque l'extrême pauvreté
avec laquelle tous deux couchent leur couleur. Ce motif
de la pauvreté court dans les nombreuses lettres
adressées par Rilke à sa femme Clara au cours
de l'exposition du Salon d'Automne de 1907. Mais il convient
de s'entendre sur ce terme choisi afin de ne rien perdre
en saveur lorsqu'on l'associera à Robert Walser.
Pour ce faire, une étude comparée entre deux
des toiles de Cézanne et de Van Gogh se prête
à un semblable recoupement. Il s'agit de La Berceuse
( Mme Augustine Roulin en fait), et Madame Cézanne
à la jupe rayée (Rilke sous le titre La femme
au fauteuil rouge semble analyser cette toile.) Dans ces
deux compositions, séparées l'une de l'autre
par une dizaine d'années, le traitement chromatique
diffère en dépit d'une volonté commune
d'asseoir la scène dans une intimité rassurante.
Cézanne compose depuis le fauteuil sur lequel est
assise sa femme un ensemble scénique cohérent
mais monotone : la haute plinthe derrière le fauteuil
couleur carmin, les motifs étoilés bleus sur
le mur, la longe robe stricte d'Horthense, ... Van Gogh,
pour sa part, n'accorde pas la même attention à
son fauteuil rouge bruni. En premier lieu, son regard s'attarde
sur la jupe verte de Madame Roulin et sur le tapis qui donne
l'impression désagréable d'épancher
son sang. Au mur, des floralies et des bourgeons grandissent
l'espace du tableau, et l'investissent de connotations printanières.
Le regard quiet, voire absent de la Roulin est contrebalancé
par ces formes tourbillonnantes qui, derrière son
dos, sur le mur du fond, lui font presque un pied de nez.
Cézanne et van Gogh réfléchissent différemment
à la pauvreté, l'un par le biais des couleurs,
l'autre par la mise en place d'un système détachant
de plus en plus le sujet peint des contingences du réel.
Madame Roulin, assise sur une rustique chaise de bois, à
l'instar de Madame Cézanne confortablement lovée
dans un fauteuil moelleux, a évolué dans l'imagination
du peintre au cours de son séjour en Pays de Caux.
Cette poitrine qui se dressait fièrement dans les
premières esquisses charnelles, tellement Vincent
aurait voulu s'y blottir, est là ramassée
dans un gilet noir. Le peintre sans doute de vouloir réprimer
de tels sentiments dégradants, de les appauvrir dans
la couleur afin de rendre à sa peinture toute sa
puissance , toute sa vigueur suggestive. La sensualité
parcourt, quant à elle, le portrait de Mme Cézanne
de façon austère, presque fugace. Sa robe
tombe en plis droits sur le sol, le noud enserrant son chandail
évite au regard de s'aventurer sur le décolleté.
Sa chevelure, comme celle de la Roulin aussi, ne dégage
aucun parfum d'érotisme. Dans La Berceuse ( 1888
) et Madame Cézanne à la jupe rayée
( 1877), la pauvreté picturale tient au fait que
le superflu n'a pas de prise. Peut-être en chair,
Madame Roulin s'appuie sur une misérable chaise,
peut-être fluette, Madame Cézanne paraît
tragiquement seule. Les deux femmes ont fasciné et
les peintres et Walser , car elles crient leur ressemblance.
Croisant leur mains sur leur ventre, elles réconcilient
dans ce geste simple leur destin commun. Elle s'absorbent
dans leur travail de modèle, s'épuisant à
paraître belle et triste à la fois. Respirant
le pathétisme, ce geste les entraîne à
l'intérieur d'un cercle, cercle qui, pour le tableau
La Berceuse, qu'un bout de corde comme le prémisse
au gibet vient ternir." Et de ces choses, il fait ses
'saints' écrit Rilke, il les force à être
belles, à signifier l'univers, tout le bonheur et
toute la magnificence du monde et il se sait s'il a obtenu
qu'elles le fassent pour lui."
2.1.2. Une couleur pauvre.
Dans son poème van Gogh, Robert
Walser entend répondre à un besoin pratique:
renseigner sur la signification et l'emploi qu'il fait de
la couleur. Bien avant d'apprécier son désir
de couleur, il est important de se recommander du peintre
hollandais. Les possibles corrélations entre l'écrivain
suisse et le peintre ont souvent été construites
sur le modèle d'un repérages biographiques
et thématiques qui n'éclairent ni ne légitiment
en rien une consanguinité picturale. Dans son article,
Karl und Robert Walsers frühe Interesse an der Kunst
von van Gogh, Andréas Meier écrit : "
Obwolh in anderer Technik ausgeführt nähert sich
der Strichduktus von Karl Walser Radierungen der Zeichengestik
van Goghs, dessen Faszination auf den jüngeren Illustrator
in einigen der Arbeiten unschwer auszumalen ist aus dem
Wechsel von Stricht und Runkmanier und der ähnlichen
Landschaftsperspective mit des hochliegenden Horizontalinie."
Robert Walser n'assiste pas en Décembre 1901 à
la Sécession de Berlin présentant l'ouvre
de van Gogh , dans la mesure où il ne vit pas encore
dans la Capitale qu'il découvre un an plus tard.
Karl Walser, l'aîné de Robert et peintre de
métier, fréquentant déjà les
cercles berlinois, goûte le premier aux charmes de
son travail. Il dévore la récente traduction
de la correspondance de van Gogh avec son frère qu'il
a, sur demande de Cassirer, illustré de deux "
Federzeichnungen " ou dessin à la plume. Robert,
à travers son frère, se frotte lorsqu'il met
pied en terre allemande à cette ouvre picturale qui
inspire les jeunes artistes, mais qui déroute aussi
les classes bourgeoises par son anti-conformisme. L'idée
d'une peinture à la forme poétique de Robert
entre en concurrence avec la peinture plus réaliste
de son frère. Mais c'est lui qui l'introduit auprès
des Cassirrer que de tels apanages ne pouvaient donc pas
laisser indifférents - ces marchands d'art particuliers
semblable en France à Alexandre Vollard, et qui se
targuaient d'être toujours aux avant-postes del'art
moderne. Des organes de diffusion, tels que la revue Kunst
und Künstler, et par l'intermédiaire desquels
la voix de Robert Walser aurait pu se faire entendre, pouvait
contribuer à habituer le public allemand, réticent
à toute agression esthétique, aux toiles de
Vincent van Gogh. En 1912, une autre Sécession se
déroula à Berlin , au cours de laquelle Robert
tombât en pâmoisons devant les souffrances de
l'Arlésienne. La critique, et en particulier par
la voix de Julius Meier-Graefe, encensa les toiles du martyr
français, à propos de qui il déclara
: " van Goghs Stils ist der Notbehelf des Isolierten
und steht auf dürftigeren Konventionen." Dès
1898, Meier-Graefe avait pris fait et cause pour les orientations
nouvelles du néo-impressionnisme, le décrivant
comme la recherche esthétique la plus contemporaine.
Ayant suivi sa scolarité à Berlin, il s'installe
à Paris en 1900 où il témoigne un intérêt
certain pour l'impressionnisme et les mouvements avant-gardistes.
Il écrit deux essais, comme Walser, sur celui "
qui cherchait Dieu " en 1907 puis en 1924. Van Gogh
parle le langage des pauvres, de ceux qui n'ont jusque là
jamais trouvé une oreille attentive à leur
détresse. Andréas Meier, dans cet article,
tente d'élucider la question originelle. Robert Walser
n'a-t-il écrit son poème van Gogh en 1912
que sur invite des Cassirer ou bien la toile l'a t-il autrement
bouleversé ? Si l'on constate que l'écrivain
a retravaillé, après ce choc esthétique,
à une deuxième version poétique, cela
semble légitimer l'hypothèse d'un émoi
presque existentiel. Sans aucune contrainte, Walser porte
de nouveau sur le métier son poème sur Madame
Ginoux, alléguant son étonnement toujours
renouvelé lorsqu'il pense à cette " mater
dolorosa." Des choses lui auraient jadis échappées
pour qu'il désire les coucher différemment
sur le papier. Et Meier de commenter ainsi sa décision
: " eigene Gleichgültigkeit und Unverständnis
vorspielend lenkt Walser den Leser erneut auf die Begegnung
von Maler und Modell als Grundimpuls dieses Bildes und weist
auf seine Schlichtheit und Grösse hin die ' ohne viel
Absicht ' entstanden sei." La femme d'Arles, répondant
certes au canon esthétique des Cassirrer, subjugue
aussi Walser au point qu'il se porte en défenseur
de sa cause. Il se met au service, par l'écriture,
de la figure de cette " mère douleur."
L'écrivain absout ses péchés devant
le spectacle de cette femme dont la beauté simple
amène à l'émotion et à l'épanouissement
poétiques. Le livre, devant elle, engage depuis le
tableau de van Gogh, à une retranscription que ne
manque pas d'entendre Walser.
Der arme Mann
Es mir nun mal nicht antun kann.
Vor seiner gröblichen Palette
Zerstreut in mir sich jede nette
Aussicht ins Leben. Ach, wie kalt
hat er sein Lebenswerk gemalt !
Er malte, scheint mir, nur zu richtig.
will jemand sich ein wenig wichtig
vorkommen in der Ausstellung,
so wird ihm bang vor solchen Pinsels Schwung.
Schrecklich, wie diese Aecker, Felder, Bäume
einem des Nachts wie klob'ge Traüme
den Schlummer auseinanderreissen.
Hochachtung immerhin vor heissen
Kunstanstrengungen, beispielweise
vor einem Bild worin im Irr'nhauskreise
Wahnsinnige zu sehen sind
Den Sonnenbrand, Luft, Erde, Wind
gab er ohn'Zweifel prächtig wieder.
Doch senkt man bald die Augenlider
vor so selbstquälerischer Stärke
in doch nur halbbefriedigendem Werke.
Zu grausen fängt's ein'an,
wenn Kunst nichts Schön'res kann,
als rücksichtslos ihr Müssen, Sollen, Wollen
vor schau'nden Seelen aufzurollen.
Wunsch, wenn ein Bild ich seh',
liebkost zu werden wie von einer güt'gen Fee,
geh, geh, adee !
A lire ces impressions esthétiques,
on découvre de nombreuses toiles du peintre, plus
particulièrement l'Arlésienne, Le Semeur au
coucher de soleil ( nov. 1888 ), ou encore La nuit étoilée.
On a de suite en mémoire l'hôpital d'Arles
lorsqu'on lit les vers walsériens : " vor einem
Bild worin im Irr'nhauskreise / Wahnsinnige zu sehen sind."
Ce tableau a été peint en avril 1889 au cours
du séjour de Vincent à l'hospice Saint Paul
de Mausolé, après sa première crise
de folie provoquée par une divergence d'opinion "
d'une électricité excessive " avec son
ami Gauguin, " l'ancien banquier ". Installé
volontairement quelques mois dans ce " Irrenhaus "
de Saint-Remy, à la demande de son frère,
le peintre dispose d'un atelier de peinture et d'une chambre
ouvrant l'un sur le jardin, l'autre sur le massif des Alpilles.
Sa production se vivifie au contact de ce monde étrange
et lumineux, attisé par un vent qui fouette autant
son chevalet qu'il ne balaie sa couleur sur la toile. L'hôpital
d'Arles, que Walser reprend sous la forme d'un détail
biographique, fait écho à un épisode
douloureux qui pourtant n'atténue en rien sa frénésie
artistique. Dans cette toile-prison, le regard en premier
lieu se perd sur une pièce fuyant jusqu'à
ce christ crucifié sur le mur du fond en signe d'ultime
salut. Une lointaine porte de couleur bleu, sans doute celle
du directeur de l'établissement, ferme un au-delà
prophétique. De part et d'autres des lignes fuyantes,
van Gogh a placé des espaces circonscrits figurant
les chambres, séparées les unes des autres
par des tentures vertes. Car aucune fenêtre ne s'ouvre
sur l'extérieur, la lumière semble naître
de ces tentures pauvres. Au second plan, deux sours font
don de leur personne à des malades alités
pour qui nul déplacement semble possible. En fait,
van Gogh travaille son tableau en sorte que le regard puisse
remonter depuis le christ sur la croix jusqu'à l'imposant
et chaleureux poêle autour de qui sont regroupés,
perdu dans leur solitude, cinq pensionnaires. L'hospice
respire le silence des murs froids et se renferme dans son
malaise. Les cris d'agonie et de détresse ne font
de plus en plus sourds devant ce poêle presque envahissant
qui occupe toute la scène et constitue un obstacle
au regard. Le coudoiement d'un tuyau marron, seul, montant
sous les combles, offre un échappatoire pour le peintre
qui le lit comme une guérison à l'Ennui, et
une fantaisie de son imagination. Walser a vite compris
l'ambition esthétique de van Gogh lorsqu'il écrit
le vers débutant par " schrecklich, wie diese
Äcker. " puisqu'il se souvient des pages du peintre
à son frère relatant ses réflexion
sur Les ténèbres." Le ciel est bleu vert,
l'eau est bleu de roi, les terrains sont mauves. La ville
est bleue et violette (.) Sur le champ bleu vert du ciel,
la grande Ourse a un scintillement vert et rose, dont la
pâleur discrète contraste avec l'or brutal
du gaz." La nuit pour van Gogh se mire de couleurs,
de ce chatoiement qui remplit la blancheur du tableau. La
réalité de s'inverser du fait de cette impulsion
, de cet afflux : le ciel devient sous sa plume un champ
dans lequel la grande Ourse, déjà presque
un personnage, laisse derrière elle une traînée
d'étoiles. Le peintre hollandais apprécie
de rendre par cour ces paysages nocturnes qui ne sont bercés
que de la seule lumière des cieux, mais il excelle
aussi dans l'art de ces scènes nocturnes où
les murs ruissellent d'une sorte de réverbération
urbaine. Dans Terrasse du café le soir ( sept. 1888
) par exemple, van Gogh a posé son chevalet devant
cet univers des plaisirs de la nuit dans lequel la détresse
vient se soûler. Un réverbère allonge
son bras jusqu'au dessus de la tête des buveurs de
telle façon à ce qu'il puisse lui-même
les éclairer. Mais le jaune se montre trop criard,
voire ostentatoire. Le pavé subit l'emprise de jaune
dénaturé, alors que dans le ciel d'un bleu
profond poudroient des étoiles scintillantes. Le
poème walsérien entend lui aussi rendre lisible
l'univers pauvre de van Gogh. Selon lui, le peintre n'est
riche que des trois couleurs primaires. Loin de se renfrogner
et de crier au coup du sort, il se met en tâche de
mélanger, atténuer, corriger, expérimenter
comme un véritable alchimiste la noblesse de ces
matériaux. Walser utilise le poème pour se
hausser vers le " Grand ouvre ". Der arme Mann
: cette vérité ne lui suffisant pas, l'écrivain
se décide à la grossir, à l'enjoliver
de façon à ce qu'elle supporte la totalité
du poème. Ce champ sémantique de la pauvreté
n'est que partiellement reconduit autour de substantifs
tels que " craintes ", " effroi " ou
bien peut-être " épars " alors qu'on
lit au choix de nombreux syntagmes dynamisant le texte.
Dans une lettre à son éditeur Otto Pick, Walser
insiste sur le plaisir qu'il a eu de découvrir van
Gogh :" (.) wie z. B diesen erschreckenden Zauberer
van Gogh, über ich den ich ein Gedicht schrieb, worin
ich die abstossende und zugleich imponierende, die prachtvolle
und zugleich schmerzliche Art des Mannes zu charakterisieren
versuchte." Il compare aussi Rembrandt au " magicien
des magiciens " dans sa correspondance comme si un
parfum magique s'exhalait depuis le pays des tulipes dans
leur tableaux. L'écrivain retranscrit le plus fidèlement
cette magie dans son poème, et ce lorsqu'il parle
de " selbstquälerischer Stärke ", c'est-à-dire
de la puissance créatrice à la fois tourmentée
et tourmentante. Walser de décrire l'angoissante
agitation du peintre comme une discordance entre un vouloir
et un pouvoir de l'art. Il suggère l'idée
que l'artiste se voit souvent contraint de ne rendre qu'une
partie des pensées qui sont les siennes, sous peine
de dénaturer un ensemble instable. Ce fini esthétique
est rendu par Walser dans l'utilisation de ces trois verbes
modalisant sa réflexion. Le tableau de van Gogh le
freine dans son intention d'aller au-devant de la réalité,
mais elle le freine de la manière la plus positive
possible quand on voit avec quel entrain il s'acharne à
la maculer de couleurs." Während der Grossteil
der Literaten die Armut als eine Plage auffaasst, die ihn
in gallige Empörung treibt und soziale Stirnrunzeln
über sein Gesicht legt, hat sie Robert Walser von Jugend
auf als das Naturgemässe empfunden " écrit
l'ami Carl Seeling. Et de poursuivre : " Für ihn
bietet das Leben in der Höhe, das Heraufkommen aus
dem Dunkeln mehr Sensationen als alle Wanderungen auf dem
Grat des Glück." Walser a une attitude double
devant le tableau de Van Gogh. Tourmenté par cette
fascination effrayante, et estimant cette pleine beauté,
l'écrivain refreine dans l'espace poétique
son angoisse. Une perception nouvelle de cet effrayant sous-tend
la création du peintre. Le " noir excrémentiel
" de son dernier tableau, Les Corbeaux, n'est effrayant
qu'au contact de la vie de l'artiste, se défendant
de toute légitimité sorti de son contexte
créatif.
2.1.3. L'artiste-combattant.
A une irrégularité
près qui fait sens, l'ensemble fonctionne comme un
diptyque où les vers se répondent les uns
aux autres. Les trois derniers vers forment un tout indivis
de part des jeux d'allitérations, et la juxtaposition
presque coercitive de la terce. Les quatre syllabes de "
der arme Mann " résonne ainsi dans la clôture
" geh, geh, adee ! " comme pour rétablir
la mesure interne du poème. L'écrivain a privilégié
les substantifs omniprésents au détriment
de trop rares verbes qui alors font foi. ( " malen
", " sehen ", " seken ", ou encore
" aufrollen " qui appartiennent au champ sémantique
du peintre.) Cette pléthore de substantifs s'organise
autour de rythmes tertiaires, voire quaternaires (Cf. "Äcker,
Felder, Baüme / Sonnenbrand.) au sein desquels s'installe
une musique des éléments. Prairies, champs,
et arbres ne sont plus des concepts, mais ils découpent
dans le poème le contour d'un décor signifiant
: ces pâturages, dans le coucher du soleil, sont balayés
par le vent qui agite aussi la cime des arbres. Une lumière
nocturne caresse ce monde imaginaire. Ecrivant cette symphonie
pastorale, Walser a semblé oublier l'eau afin qu'elle
n'assoiffe pas sa palette chromatique. Van Gogh sûrement
laisse sa toile séchée au vent pour pouvoir
l'envoyer roulée à son frère. Le pinceau
du peintre hollandais se trempe rarement dans l'eau pour
diluer sa couleur. A l'instar de Cézanne, il s'est
peu essayé à l'aquarelle. Dans sa correspondance
avec Théo, il avoue sa méconnaissance de cette
technique de la fluidité, malgré les injonctions
répétées de Mauve lorsque celui-ci
lui rendait visite à La Haye. Walser se souvient
de cet aveu et pousse le plaisir des mots jusqu'à
ne pas l'évoquer. Préférant s'abreuver
à la source d'un " coucher de soleil ",
l'écrivain gagne sur le jour dans un moment d'écriture
liminaire où la lumière devient ténèbres.
Un autre rythme ternaire court dans ce poème, il
s'agit de l'ensemble prégnant composé par
les trois verbes modaux " müssen ", "
sollen " et " wollen." Ceux-ci témoigne
du caractère inopérant de sa démarche
esthétique qui bien qu'inspirée par une louable
intention est subordonnée à une hégémonie
du mot. Ces trois verbes substantivés apparaissent
comme trois rocs inébranlables, trois jalons du langage
par lesquels il faut inévitablement passer pour poursuivre
notre lecture." Robert Walsers Gedicht ' van Gogh'
erweist sich, mit jeder Zeile mehr, als eine Meditation
über die Masse der Richtigkeit, über das Gewebe
von Rücksicht und Richtigkeit." Et d'ajouter plus
loin dans l'article : " das Gedicht soll das Entsetzen,
soll die Zerstörung im 'zu-Richtigen' abwenden : Gedicht,
Dichten als apotropäische Gebärde." Une analyse
complète montrerait ce réemprunt du vocabulaire
pictural au profit d'une critique d'art. L'artiste aux dires
de Walser apparaît sous le costume du combattant,
mais il acquiert la dimension d'un combattant terreux dans
l'univers poétique. Il possède la terre et
au même titre s'enivre de couleurs. Vincent fait état
dans les lettres adressées à son frère
de son ressentiment à l'égard des peintres
qui ne " mettent pas leur peau" dans leur travail.
Il préfère ne pas accorder de crédit
à ces " peinturlureurs " de second ordre
qui font commerce des hommes plutôt de que d'être
désobligeant. De la même façon, Robert
Walser ne fait aucunement allusion au fait que van Gogh
s'inspirât beaucoup de la production de ses pairs.
Il s'en explique longuement avec son frère comme
d'un besoin presque existentiel de se rassurer dans son
art. Millet, Daumier, Delacroix ( trois peintres sur qui
Walser s'est entretenu ) se sont vu littéralement
revisités par le pinceau de van Gogh qui ainsi affirmait
une filiation prégnante avec leur ouvres. Content
de délayer sa palette comme eut pu le faire un Millet
quarante ans avant lui, le peintre apprend ainsi la peinture
depuis sa source la plus sûre. Il n'apprécie
que trop mal ces maîtres, et van Rappart en fera partie,
qui cherchent à lui dicter leur conception de l'art.
Copier Les Planteurs de pommes de terre, Nuit étoilée
ou encore Le Semeur revient à traduire sous une forme
nouvelle le tableau du " père Millet."
A l'ombre des Grands maîtres de la peinture, van Gogh
peut se permettre de telles débordements de couleurs.
Remplissant l'espace laissé béant, le peintre
s'autorise des virtuosités qu'il n'aurait pu supporter
étant le spectateur premier de la réalité.
Toujours avec modestie, sans arrière-pensée,
van Gogh tente de s'approprier le tableau qu'il copie et
du même coup la réalité qu'il représente.
Chaque nouvelle décision le grandit, l'enrichit puisqu'il
se passionne pour le travail d'autrui." Ce n'est pas
précisément un manque d'inspiration qui le
pousse à copier, plaide en sa faveur le critique
d'art Meier-Graefe, car lorsqu'on aime la nature on trouve
assez de motifs dans une fleur, une chaise rustique, une
rue pavée. C'est plutôt le contraire qui le
tourmente, la nécessité de se défendre
contre l'inspiration, contre une surabondance de matières
inflammables." Puisqu'il fonctionne par niveau de progression,
il peint jusqu'à satisfaction des séries d'un
même paysage, d'un même sujet. Dévorant
les toiles des Anciens, le peintre hollandais expérimente
ce qu'il ne maîtrise pas totalement. Il s'essaie pourtant
peu au fusain de peur de se décevoir. Mais la patience
aidant, il parvient à épointer son pinceau,
à éclabousser sa toile de couleurs. De grands
espaces le cloisonnent parfois, des difficultés qu'il
pense insurmontables le rebutent : " c'est un grand
problème : moutonner ; des groupes de figures qui,
quoique formant un tout, viennent regarder de la tête
ou des épaules l'un au-dessus de l'autre. "
Vincent analyse avec circonspection ses erreurs, ses progrès,
ses projets. C'est pour cette unique raison qu'il tarde
à s'attaquer à la figure qui l'emporterait
dans un flot impétueux de difficultés.
2.2. Une volonté de possession.
2.2.1. Van Gogh ou l'épuisement
de la couleur.
Vincent a accepté de vivre
dans le dénuement le plus terrible pour pouvoir mener
à bien sa mission de peintre. L'antipathie manifeste
des arlésiens ne fait que renforcer sa conviction
bien que son art ne restitue en bonheur jamais totalement
l'abnégation qu'il demande. Cette idée est
présente chez van Gogh lorsqu'il dit travailler non
pas jusqu'aux limites de sa forces, mais jusqu'à
l'épuisement de ses tubes de couleurs. Sa démarche
esthétique est assujettie à des conditions
matérielles." Le jour viendra cependant, ne
cesse-t-il de répéter, où l'on verra
que cela vaut plus que le prix de la couleur et de ma vie
en somme très maigre, que nous y mettons." Cette
cruelle pensée témoigne de l'acharnement avec
lequel van Gogh se disputait l'art." A propos de 'couleurs
pauvres', se croit-il en droit de dire, il ne faut pas,
à mon sens, considérer les couleurs d'un tableau
en elles-mêmes ; une 'couleur pauvre' peut très
bien exprimer le vert très tendre et frais d'une
prairie (.) quand par exemple, elle est soutenue par un
brun-rouge, un bleu sombre ou un vert-olive. " Pour
Robert Walser, lorsqu'il ne parle pas autour de la peinture,
l'herbe est toujours verte, le ciel bleu, la neige blanche.
De cette stéréotypie chromatique naît
une sorte de monotonie de lecture. Dans son roman Le Commis,
il associe la beauté idéale à la couleur
en s'écriant : " .comme cela pouvait vous donner
du bonheur. On voyait partout surtout trois couleurs : un
blanc, un bleu et un or." Comme la "note de haut
jaune " pour van Gogh, le bleu semble dans l'écriture
walsérienne imprégner, voire absorber les
contours. Il n'y aurait de contraste qu'au " sens musical."
Et l'écrivain d'agencer en fait sa propre palette
et de faire lui-même le " mélange des
couleurs " : " le blanc troublait un peu le bleu,
écrit-il dans Les Enfants Tanner, l'affinait, le
rendait plus désirable." Walser associe la couleur
à un désir et tend à rapprocher l'acte
esthétique d'un émoi. Le pinceau rend compte
de cette frénésie du geste artistique.
" Un peintre est un homme qui
tient un pinceau à la main. Au bout du pinceau il
y a de la couleur. La couleur a été choisi
au goût du peintre. La main lui sert à conduire
le pinceau adroitement en suivant les ordres de l'oil qui
voit et qui sent. Il dessine et peint tout à la fois
avec son pinceau. Les poils d'un pinceau sont d'ordinaire
merveilleusement affilés et fins, mais plus affilée
et plus fine encore est l'attention avec laquelle les sens,
tous les sens, appliqués, tendus, collaborent."
Robert Walser avoue perdre contenance
devant le travail à la brosse de certaines des toiles
de van Gogh, qui selon lui destitue la perception sensible
de la couleur au profit d'une interprétation mouvementée
de la réalité. Il parle " de passion
qui l'emporte quand il tient son pinceau qui est alors comme
le battant d'une cloche fait de mille couleurs, comme s'il
s'applique à faire qu'un trait soit encore plus ce
trait-là, une couleur, cette couleur-là, cet
accent-là, ce désir-là. " dans
Les Enfants Tanner. Cette " négligence "
interprétée par Walser se ressent par exemple
dans Deux peupliers sur la colline.( 1889) Deux peupliers
se dressent comme deux colonnes de porphyre dans un décor
provençal. Leur couleurs jaune-rouge brûlent
le ciel, et donnent l'impression de lécher la maison,
l'encerclant, la protégeant. D'un tracé vigoureux,
voire nerveux, le peintre a brossé le cheminement
de lignes ondoyantes comme si les peupliers ployaient sous
la force du vent. Leur courbure suivrait presque le mouvement
dicté par le mistral. Comme deux pieux enfoncés
dans la colline, les arbres semblent canaliser la force
perceptible de ce ciel tourmenté, et la retourner
dans le sol. A cet endroit, la surface de la toile montre
plus de fluidité, de tranquillité : la couleur
reposée peut depuis ce coude de rocaille s'étirer
à loisir. Mais à l'inverse, toujours possible,
on peut comprendre ce tableau comme une symphonie d'éléments
qui s'agitent jusqu'à la tête des peupliers
et qui viendraient se perdre dans l'agitation de ces tâches
de bleu marin et de jaune. Le ciel, interprété
comme une perle de pluie, éteindrait ces deux flammèches
végétales, de telle façon à
ce qu'elles figurent un élan ignifugé de la
création. Van Gogh acquiesce, et ce Walser l'a parfaitement
compris, à l'idée d'un art épuré
de toute appartenance à une quelconque école,
dépossédé de ce qui aurait pu l'enfermer
dans le cercle claquemuré des compromissions. Le
peintre n'entend pas remplir d'un vert émeraude les
contours d'un cyprès, si lui le voit davantage céruléen.
Son appréciation est déterminante dans les
contrastes ou les complémentarités tonales.
La couleur impressionniste l'a quelque peu perturbé
lorsqu'il arrive de son Brabant natal dans la mesure où
elle décide de la retranscription de l'émotion
esthétique." Le sentiment positif de l'art,
écrit-il à van Rappart, est une chose qui,
bien qu'elle soit faite par des mains d'hommes, n'est pas
un produit de ces seules mains, qu'elle jaillit d'une source
plus profonde de notre âme, et que je découvre
dans l'habileté et le savoir technique, par rapport
à l'art, un trait qui me rappelle ce qu'on qualifierait
d' 'indisciple' dans la religion." L'art s'aventure
dans des sphères jusque là inexplorées
où le peintre prend le costume du pionnier. La critique
de seulement le confronter ou non dans l'idée d'être
sur le bon chemin. N'écoutant que les soubresauts
de son âme, le peintre a eu cure de ces gens négligeant
son ouvre ou qui comme Toulouse-Lautrec à l'occasion
des " XX " à Bruxelles organisés
par l'amateur Octave Maus en 1889 le provoque en duel. Ce
duel tourne court et van Gogh vend une de ses toiles à
une amateur belge. Il sait que la critique le grandit au
lieu de l'asseoir, elle ne le terrasse pas, bien au contraire,
elle le porte encore plus en avant dans la solitude de la
création. Le peintre a estimé peut-être,
pensant aux conseils de van Rappart que " celui qui
se met sur mon chemin s'empêche lui-même s'avancer."
2.2.2. Une réécriture du
poème.
Ecrit six ans plus tard, le poème
en prose Zu der Arlésienne von van Gogh, donne une
autre tonalité. L'écrivain s'abîme dans
une rêverie sur la beauté, avant que de nous
suggérer, bien modestement il est vrai, une présence
féminine. Ce corps pauvrement décrit ne dégage
aucune sensualité, bien que sur invite de l'écrivain
" man möchte die mageren Wangen dieser Dulderin
streicheln" à moins que ce ne soit la surface
âpre du tableau. Walser est pénétré
par des impressions qui lui viendraient de l'intérieur
et ne donne que peu d'occasions au peintre de briller. Mme
Ginoux, ou un autre modèle, interchangeable et unique
à la fois, porte sur son visage le lourd fardeau
de l'humanité. Van Gogh a joué de son vieillissement
physique et moral comme d'une palette colorée sur
laquelle à loisir il peut en atténuer, dessécher
les contours. Au plus, il attribue au peintre les mérites
d'un " maître du christianisme primitif ",
d'un " peintre-martyr." Sans être présomptueux,
l'adjectif " primitif " rend témoignage
de l'intérêt croissant pour les formes d'art
archaïques de l'U-kiyo-e, d'arts océaniens ou
africains." Dans la formation de cet impulsif autodidacte,
écrit Meier-Graefe à propos de van Gogh, il
y a une économie de moyens que seule la discipline,
des époques primitives a connue." En se jouant
des repères temporels, empruntant ses coloris aux
grands noms de la peinture, Walser de proche en proche creuse
un important fossé entre Mme Ginoux, la cafetière,
la réminiscence d'une tête d'acteur à
la Sharaku peut-être, et le peintre de manière
à la figurer dans le présent de l'écriture,
et à la positionner de façon synchronique
à un moment précis de son évolution
esthétique. Il prend conscience de la difficulté
extrême à rendre compte de la beauté
de cette femme dans la mesure où " c'est certainement
le peintre qui doit aimer la nature avec le plus de force
et le plus de souffrances." Parce que le peintre est
assujetti à la souffrance, en proie à l'incompréhension
des arlésiens, il peut dans la couleur peindre cette
mater dolorosa. Cette complicité dans la souffrance
émeut Walser qui trouve un ravissement certain à
écrire pleurer la femme. Il prend soin d'opposer
deux registres sémantiques : le champ lexical de
l'énigmatique (" déroutant ", "
secrète ", " perd ".) avec celui du
compréhensible, du moins du formulable.( " penser
", "question", "signification ",
" réponses ", " interrogations profondes
" ) Mais ce jeu de questions sonne faux, l'écrivain
laisse ouverte la porte à toutes les significations."
Darf ich hoffen ? " rendant un écho kantien
se donne à la lumière d'un exemple qui aurait
pu paraître ornemental, mais qui réinscrit
encore plus profondément la digression dans la description
du tableau. Walser n'accorde aucune réponse à
ce" hast du viel gelitten ? " , si ce n'est dans
l'écriture elle-même. Cette interrogation aux
sonorités bibliques nourrit dans le texte walsérien
des idées associées à la pauvreté.
Il est souvent réducteur de faire ainsi parler un
mot épars, mais l'attention portée aux "
joues maigres " de Mme Ginoux renforce notre sentiment
premier. L'écrivain demande, toujours négligemment,
à ce qu'on se prosterne devant le tableau de van
Gogh, qui devient presque une image liturgique. Et Walser
les mains jointes s'agenouille avec respect devant ce qu'elle
représente. Mme Ginoux ne représente pas seulement
une femme d'Arles avec son lot de souffrances et de pleurs,
elle vit sous le regard du peintre vu par l'écrivain
comme une " sainte martyre." Et l'écrivain
peut-être de se remémorer les paroles du peintre
lorsqu'il écrivait : " Soit dans la figure,
soit dans le paysage, je voudrais exprimer .une profonde
douleur. Somme toute, je veux arriver au point qu'on dise
de mon ouvre : cet homme sent profondément et cet
homme sent délicatement." Walser a réussi
ce que van Gogh n'avait qu'ébauché : louer
la " beauté intérieure d'une femme sans
beauté." Puisque peut-être l'arlésienne
se sent alors moins sale d'avoir rendue sa souffrance à
l'humanité, elle ( ou le peintre ?) se délivre
sur la toile d'une " magnifique coulée de rouge."
Car l'homme pieux qu'est van Gogh signifie sa condition
d'artiste dans le dénuement le plus complet, il reste
un mystère à lui-même : difficile en
effet que de célébrer un culte de la bassesse,
de la vilenie." Quand nous voyons l'image d'un abandon
indicible et indescriptible - de la solitude, de la pauvreté
et de la misère, la fin des choses ou leur extrémité
- c'est alors que dans notre esprit surgit l'idée
de Dieu." A la tonalité religieuse, Walser a
choisi le décor d'un conte de fée. Cette intention
s'inscrit dans la tradition walsérienne du conte
de fée. Lise Benjamenta par exemple agite sa baguette
à la manière d'une ravissante fée.
Dans Ein Maler, l'écrivain reprend ce thème
lorsqu'il dit à propos de la comtesse que les tableaux
sont " ses miracles, ses contes et même ses histoires
même s'ils ne racontent rien."
2.3. Une possible médiation
?
2.3.1. La fierté du peintre.
Dans Marcher à l'écriture,
Paul Nizon dit s'être inspiré conjointement
de Walser et de van Gogh pour l'écriture de son roman,
Stolz." Tous deux m'ont vite permis de me représenter
l'outillage artistique, et par voie de conséquence,
d'avoir une idée concrète du métier."
Et d'ajouter : " Les premières choses qui ont
fait impression sur moi sont la figure de l'écrivain
et la profession du poète." Cette distinction
imprègne l'ouvre des deux artistes, Nizon parlant
réfutant à propos du peintre le terme de métier,
et déclarant en guise de rachat : " Pour ce
qui est du métier : Vincent ne peut inventer , comment
le pourrait-il ? Il a peu de talent, il a de la passion."
Cette souffrance le porte à regarder une pipe sur
une chaise et à percevoir passionnellement la réalité.
Nizon dans son Stolz met en scène un étudiant
qui travaille sur un essai sur van Gogh. Yvan offre des
similitudes avec les personnages walsériens puisque
le narrateur le brosse de la sorte : " il était
jeune, n'avait ni partis pris, ni projets, n'éprouvait
que cette dilatation en lui, c'était quelque chose
de physique, comme une déchirure de tous les membres.
" Walser dit souvent ressentir cet écartèlement,
cette béance de l'univers qui l'entraîne au
pied de lui-même. Sans cesse, Yvan Stolz affirme son
besoin de s'échapper, de fuir sa gueule, de disparaître
aux yeux de sa propre personne. En dépit de ses continuels
renoncements, il cherche quand même à lutter
: il retourne à la faculté, ce temple du savoir,
prend l'initiative de rédiger un article sur le peintre.
Mais il prend peur à l'idée de " mettre
sa peau ", de se considérer en tant qu'individu
pensant. Comme le poète Sébastien dans Les
Enfants Tanner, comme Walser le jour de Noël, Stolz
connaît les plaisirs de l'effacement dans la neige.
A cette ressemblance près, Yvan n'a guère
la fibre poétique, van Gogh le hante jusqu'à
conduire ses pas à la ferme de la Verrerie pour trouver
quiétude et inspiration, mais il ne peut longtemps
regarder face à face avec les murs de cette retraite
de cristal qui éclate sous les coups de pinceau invisibles
de van Gogh. Le peintre de le troubler outre mesure :
" Il y avait là un pouvoir
d'empathie qui frisait la folie, une incroyable capacité
d'attention à toute chose, y compris les plus insignifiantes
- l'herbe, les branches de l'arbre, une chaise, une chaussure,
un fiacre. Les êtres humains : paysannes aux champs,
tisserands à leur métier, joueurs de billard
dans un café ; facteurs, gardiens de l'asile d'aliénés,
pute. C'était un besoin de possession, une force
ravageuse, mais aussi vivifiante. Elle pénétrait
jusqu'à l'intérieur des chairs et des nerfs
et faisait que les choses se mettaient soudain à
bouger, à s'étirer et à se dilater,
à palpiter, à chatoyer et à clamer."
Ce besoin minimaliste, ce désir
affirmé d'animer la chair flasque d'un Trabuc est
exploité par Nizon jusque dans le rythme de la phrase.
De l' inertie naît la vie, la couleur et enfin la
Parole poétique. Cette gradation définit aussi
l'esthétique de Walser chez qui le moindre détail
fait foi par delà toute attente. Peut-on parler d'appauvrissement
? Non, plutôt de légèreté passionnelle,
évanescence de l'être, voire présence
suggestive qui à peine énoncée s'évanouit
dans la couleur d'une autre présence suggérée.
Van Gogh sonne comme un prétexte afin de se meurtrir,
de se désespérer de sa condition d'homme libre.
Stolz aussi de jouer de sa vie réglée comme
d'une fainéantise improductive. Nizon le prévient
: " Il lui fallait apprendre à voir, songeait-il
confusément, et soudain il se sentit submergé
d'une immense nostalgie de contemplation tranquille, peu
importe l'objet de méditation, de compréhension."
En dépit des multiples injonctions qui lui crie de
regarder, il se détourne de la vision que possède
le garde forestier. Il essaie de résilier le contrat
qui le lie à la réalité. Cette nouvelle
fuite en avant, cette incartade, ce pied de nez à
la société se fait crescendo. ( travail, famille,
savoir.) Rendant visite à sa femme et à son
fils, il a encore dans la bouche le goût aigre de
l'échec, puisqu'il va jusqu'à refuser ses
responsabilités paternelles. Dans le discours de
son beau-père, pasteur, on entend celui qu'aurait
pu tenir le père de van Gogh à son départ
de Nuemen : " Tu te sens appelé. Savoir qu'on
est appelé est un sentiment très doux, un
bonheur que très peu connaissent. (.) Se savoir appelé
est la seule chose qui rende la vie digne d'être vécue.
" Le pasteur n'appelle à la théologie.
Sous la plume de Nizon, et de Walser dans son poème,
l'appel se dévore tout entier dans la contemplation
de la nature. Ainsi, l'artiste vit dans l'attente d'une
transcendance qu'il sait impossible, mais qui lui donne
l'élan métaphysique nécessaire pour
faire de lui non un homme du bas, mais un homme d'en haut.
Appelé par l'art, l'homme résiste à
l'angoisse du quotidien, et s'allège du poids des
contingences. Stolz crie son besoin à la fin du roman
d'approcher les tableaux originaux sans parvenir à
se réconcilier avec la nature. Participation illusoire
et quête de papier, son entreprise convoite d'autres
plaisirs que la seule peinture qui n'est en vérité
qu'une transposition de la réalité. Dans Marcher
à l'écriture, Paul Nizon ne compare pas Robert
Walser à son personnage de papier." Walser nourrit
et réchauffe en lui un rêve de beauté
et de liberté. Il n'est pas capable de s'écarter
de ce rêve (.) Mais crédible, ce rêve
ne peut l'être que dans la phrase de celui qui, pur
encore, aspire à vivre, c'est pour cela que Walser
doit toujours revenir en arrière et se transformer
en cette figure première de sa vie." Devant
la vie, l'écrivain ne peut pas vivre. Il se contente
d'être la vie. Pour se plonger dans la vie, seule
l'écriture de la vie brise les charmes puisque marchant
dans la vie par l'écriture, il infléchit sa
volonté à une prise en compte de cette distance
corruptrice et aliénante. Egoïste car ne pouvant
être plus, l'écrivain crie sans cesse son intention
de retourner au berceau de l'humanité, dans cette
" paupière qui se ferme " pour Walser.
Stolz n'a pas choisi inopinément le travail de Van
Gogh, mais il a commis l'erreur de ne vouloir approcher
delui que sa correspondance et ses toiles." Je ne suis
jamais entré dans la forêt, je me suis toujours
contenté de rester à l'orée."
Le narrateur se sait dépourvu de quelque chose, mais
il ne s'interroge pas suffisamment pour délier cet
imbroglio. Il maudit la vie tout en maugréant contre
ceux qui cherchent à la rendre vivable. Comme dépossédé
de ses propres initiatives, il joue de ces ambivalences.
Bien lui importe de comprendre, à l'instar de Walser,
pourquoi le peintre avait trouvé refuge en pays arlésien,
mais il manque pourtant de s'identifier avec lui."
Vincent, lui, n'avait rien d'un paysan, mais grâce
à son métier il possédait l' instrument
qui lui permettait cette forme de participation. Il mangeait
dans la main de ces paysans et ceux-ci n' y comprenait goutte
tandis que lui, par sa peinture et son dessin, avait trouvé
le contact." Cet état de fait est particulièrement
sensible dans Les mangeurs de pomme de terre peint à
Nuemen en 1885. L'étude de van Gogh accuse une trop
grande émotivité pour n'être qu'esthétique.
D'une facture encore cavalière, la toile consent
à une profondeur lumineuse qui met en relief son
caractère quotidien. Harassés de fatigue,
une famille de paysans se retrouvent en silence autour d'un
plat de féculents. Dans sa correspondance, van Gogh
dit avoir particulièrement apprécié
que ces mains terreuses " qu'ils mettent dans le plat,
ont aussi labouré la terre." Et de poursuivre
: " mon tableau exalte donc le travail manuel et la
nourriture qu'ils ont eux-mêmes si honnêtement
gagnée." Le peintre ne dérange pas l'intimité
du tableau, mais il s'attable en pensée auprès
de ces petites gens. Il aurait été impoli
de seulement les regarder manger, c'est pourquoi son chevalet
posé, il disparaît derrière ses tubes
de couleurs qui lui font comme un écran. De cet humus
nourricier, de ce noir effrayant produit par la réalité,
il tire la force de poursuivre sa destinée.
2.3.2. Le culte des petites choses.
Dans son poème van Gogh, Robert
Walser rend compte d'un élément fondamental
dans la compréhension de l'ouvre du peintre : la
mise en écriture d'un mythe du quotidien. Sur invite
du peintre hollandais, Gauguin séjourne en Octobre.Décembre
1888 à Arles chez le jeune Vincent. Il gère
au plus strict leur budget et le plie à l'ordre.
Très vite, cette discipline presque monacale complaît
van Gogh, dans le travail duquel on ressent déjà
les fruits de la collaboration. Exalté par cette
amitié, qu'il recherche depuis Paris, il peint toile
sur toile. Puisant dans les propres ouvres de Gauguin l'inspiration
nécessaire, le peintre s'enfièvre de plus
en plus à l'idée que le quotidien puisse ainsi
être aussi stimulant. Dans les bagages de son ami,
il découvre plusieurs toiles, dont Les Femmes Bretonnes,
de Bernard peintes à l'occasion de son précédent
séjour en Bretagne. Van Gogh pendant ces deux mois
d'intense activité apprend à dompter l'impétuosité
de son pinceau, et à soumettre ses flots de couleurs
à la forme. Coloriste avant tout, van Gogh s'intéresse
à une approche nouvelle de l'art au contact d'un
Gauguintransformé. Ce dernier utilisera les décors
arlésiens avec la plus grande fébrilité,
se sachant enfin capable de renouer avec une réalité
mythique. Gauguin apparaît durant cette courte période
comme un frère pictural. Les rares portraits que
composent celui-ci de Vincent sont imprégnés
de tragique puisque le modèle se voit " devenant
fou." En juin 1888, van Gogh depuis peu Arles avait
peint une étude des Barques aux Saintes-Maries dans
laquelle on distingue une embarcation baptisé "
Amitié." Dans son bleu primaire, elle tend droitement
vers le large un mât secourable. Echouée sur
un monticule sablonneux, elle semble regretter de voir ses
compagnons d'infortune vogué sur les flots, tandis
qu'elle attend qu'une lame venue de l'océan ne vienne
la sortir de son engourdissement. Ce tableau sonne comme
une prémonition quand on sait à quels déchirements
la vie destine van Gogh. Car, les espoirs entretenus au
cours de ces deux mois tournent court un soir de Décembre
où Gauguin décide de quitter ce théâtre
d'absurdités qui en convient plus à ses aspirations.
Désespéré par une telle fuite, van
Gogh se coupe l'oreille et la remet en cadeau à une
prostituée. Antonin Artaud dans le Suicidé
de la société s'accorde à cette idée
lorsqu'il commente la dispute d'une "électricité
excessive " qui brouilla van Gogh et Gauguin."
.Gauguin pensait que l'artiste doit rechercher le symbole,
le mythe, agrandir les choses de la vie jusqu'au mythe "
écrit-il avant d'ajouter : " alors que van Gogh
pensait qu'il faut savoir déduire le mythe des choses
les plus terre-à-terre de la vie." Artaud campe
la raison de leur discorde dans l'appréhension conflictuelle
de leur art comme si une même réalité
projetait autant de tableaux qu'il n'existe de regard pour
la contempler. L'allée des Alyscamps est par exemple
croquée conjointement par les deux peintres qui signent
pourtant là leur profonde différence."
Il est faux que l'art moderne soit des 'objets vus à
travers un tempérament', car il est faux qu'il soit
une façon de voir, écrit André Malraux
dans Les Voix du silence. Gauguin ne voyait pas en fresques,
ni Cézanne en volumes, ni van Gogh en fer forgé.
Il est l'annexion des formes par un schème intérieur
qui prend ou non forme de figures ou d'objets, mais dont
figures et objets ne sont que l'expression. La volonté
initiale de l'artiste moderne c'est de tout soumettre à
son style, et d'abord l'objet le plus brut, le plus nu.
Son symbole, c'est la chaise de van Gogh." Et le critique
de poursuivre : " Non pas la chaise d'une nature morte
hollandaise devenue grâce à ce qui l'entoure
et à la lumière (.), la chaise isolée
( avec à peine une suggestion de misérable
repos ) comme un idéogramme du nom même de
van Gogh. Le conflit latent qu'oppose depuis si longtemps
le peintre aux objets éclate enfin." Cette mise
à nu devant l'objet pour Malraux, devant la couleur
pour Walser a été analysée par Irma
Kellenberger dans les premiers poèmes de l'écrivain.
Sans y répondre assez clairement, elle démontre
néanmoins en quoi certains de ces écrits s'inspirent
de " l'art 1900 ". Elle reprend par exemple à
son compte le poème-promenade " und ging "
( et s'en alla) en mettant en lumière ce "Schwinden
und Verschwinden ", et " das Negieren von Identität."
Ce thème de la pauvreté corrobore selon elle
l'idée d'une filiation entre l'écrivain et
le Jugendstil." In der Typologie Walsers ist der arme
Mann immer ein weinender und leidender. Er vermeint zu wissen,
dass ihm die sanfte Gebärde des reichen Mannes, der
aus dem Schwinden und Verschwinden einen lustvollen Augenblick
zu machen vermag, von Anfang an versagt ist und für
immer versagt bliebt." Walser, selon Kellenberger,
regarde sa condition d'homme pauvre avec une désespérante
lucidité. Dans l'Institut Benjamenta, le jeune Klaus
apprécie que la serveuse le croit riche, il s'amuse
un temps de cette situation de quiproquos, avant que de
sortir de la taverne encore plus pauvre qu'il ne le paraissait
en entrant, défait par la douleur que vient de lui
causer une telle " digression sociale." "
Der arme Mann sehnt sich nach Angst und Schmerz. Er sucht
leidend und im " Erschauern " vor dem Unerklärlichen
sich selbst zu erfahren." L'ouverture du poème
de Walser sur van Gogh trouve dans ces remarques un axe
nouveau de compréhension, bien qu'on ne puisse apparenter
le peintre au mouvement " art 1900." Robert se
suicide lorsqu'il entre volontairement en repos à
l'institut de Waldau en 1929, tout comme Vincent tente,
en retournant une arme contre lui, de taire le bruit qui
s'agite trop douloureusement dans sa tête. Ce dernier,
en particulier, souffre que son frère s'épuise
à le tenir en vie en suppléant à ses
besoins les plus immédiats. Cette relation fratricide
les unira jusque dans la mort puisque Théo attente
à sa vie quelques mois après Vincent. A la
naissance du fils de son frère, Vincent ne peut se
résoudre à survivre grâce aux bons soins
prodigués par celui-ci. Le frère de Robert,
pour sa part, quitte la vie de mort naturelle en 1943. Ces
deux suicides, l'un plus littéraire que l'autre,
renseignent sur un état d'esprit dépressif
bien sûr, mais aussi sur la possible dénégation
d'un réel qui ne semble plus capable d'être
transposé. Van Gogh se donne, comme Robert, à
ce frère plus averti des choses de la vie comme si
cette consanguinité esthétique devait irrémédiablement
conduire au suicide de l'une des deux parties. La peinture
meurt en accouchant d'un enfant, le propre fils de Théo,
tandis que l'écriture se couche et s'endort dans
la virginité de la neige. Ultime ironie, Walser pose
la plume pour mourir, mais n'a engendré toute sa
vie qu'une immense étendue de blanc, de silence.
L'écrivain ressent ce besoin frénétique
de noircir les pages de ses cahiers d'écolier comme
une manière de ne pas céder aux charmes de
la mort. Il pose enfin sa plume pour se reposer et se love
au cour d'une nature virginale, originelle qui accueille
reconnaissante sa disparition. Walser a entretenu depuis
toujours ce culte des petites choses, des instants précieux
pendant lesquels le regard se perd dans la contemplation
d'un papillon batifolant dans les hautes herbes ou d'un
chien heureux au pelage tanné par le soleil. Ce caractère
s'attendrissant pour le quotidien est particulièrement
sensible dans La Promenade, qui sous couvert de raconter
une journée de flânerie entraîne le narrateur
au plus près de ses semblables. Le regard un brin
inquisiteur, l'oil minimaliste du peintre sûrement,
il mène ses impressions le long des rues de la ville
jusqu 'au bord d'une paisible rivière où il
a cette révélation capitale : " Ainsi,
nécessairement, la vie si riche, toute les belles
couleurs claires, la joie de vivre et tout ce qui a une
importance humaine, (.) disparaîtront un jour et mourront."
Car l'existence humaine est soumise à ce temps que
Walser refuse dans Zu der Arlesienne von van Gogh, et car
elle brille de mille charmes, l'artiste ne peut en aucun
cas ne la " posséder qu'à moitié."
La couleur et les formes donnent un rendu autrement plus
intéressant si elles se savent mortelles. Puisque
Vincent ne passe de vernis sur ses toiles que pour que ce
qu'il voit puisse vivre à côté de lui,
il n'est à chercher dans son art aucune immortalité,
aucune promesse de salut. Son désir esthétique
se compare presque à un bouturage tant il travaille
à le continuellement placer dans un verre d'eau.
Un rameau -détail inconsidéré - se
gorge d'une sorte de bénédiction et donne
des fleurs. Cet élan créateur a été
peint par van Gogh dans Rameau fleuri d'amandier dans un
verre. ( Arles, mars 1888) Le peintre aime dessiner la nature
dans ses plus infimes plissements, l'enserrer dans ses mains
jusqu'à en ressentir sa chaude respiration. Les arbres
dans son bestiaire sont fréquemment utilisés
( cyprès, peupliers, .) peut-être parce qu'ils
lui survivront. Il trouve dans ces formes végétales
comme des amis à qui conter ses aventures esthétiques.
Dans cette "nature-vivante ", on sent l'influence
du japonisme naissant en Europe à cette époque,
mais la filiation nous éloignerait de notre propos.
Sur les bords de Seine, les bouquinistes jettent au visage
du peintre des crépons japonais qui l'émeuvent
au plus haut point. Plongé dans cette eau verdâtre,
le rameau se souvient encore de la branche sur laquelle
Vincent l'a sans doute détaché. Il donne l'impression
inquiétante de se saigner à l'intérieur
de ce verre transparent tant le peintre a brossé
les différentes couleurs. Le jaunissant de la toile
cirée se reflète ainsi au-dedans du réceptacle
en dégradés verts et jaunes. Le peintre n'a
pas peint un rameau d'olivier, mais il peut tout de même
être considéré comme l'élu à
qui la vision de la renaissance est accordée. Van
Gogh découvre depuis un mois qu'il séjourne
en plaine de Craux l'éclosion d'un printemps fleuri
et embaumant. Dans la fragile renaissance du printemps,
et dans sa sécurisante assise, l'arbre excite l'imagination
créatrice de Vincent qui se complaît de plus
en plus dans le traitement presque pointilliste de ce décor
végétal. La lumière traverse ses compositions
depuis le plus loin du tableau, depuis un arrière-fond
qui illumine toute la scène comme si de l'arbre ou
du bourgeon émanait un riche rayonnement seul capable
de percer la beauté du paysage. Robert Walser construit
ses descriptions autour d'un semblable procédé
en tentant de rétablir une relation entre le silence
et la beauté." Comme ces fleurs sont silencieuses
et belles, écrit-il dans Les Enfants Tanner. On dirait
qu'elles ont des yeux et j'ai l'impression qu'elles sourient."
Walser n'a pas l'outrecuidance de se voir l'heureux propriétaire
d'une fleur, d'un arpent de jardin ou d'une once d'audace.
Il n'a pas non plus la hardiesse nécessaire pour
crier à qui veut l'entendre qu'il respire la richesse.
L'écrivain se contente de savourer l'enivrante impression
de pénétrer dans la réalité,
comme Vincent le fit en peignant ses tournesols. Meier-Graefe
voit même en van Gogh une filiation avec Dostoïevski
, à la différence près que le peintre
arrive seulement après mille tâtonnements et
vicissitudes à l'art, qui représente dans
son esprit le divin placé en tout homme. En janvier
1889, son cour lui dicte ses mots : " tu sais que Jeannin
a la pivoine, que Quost a la rose trémière,
mais moi j'ai un peu le tournesol." En citant ces "
petits maîtres de la peinture " , le peintre
se fait modestement l'écho d'une tradition esthétique,
littéraire et intellectuelle.
Page créée le 09.10.01
Dernière mise à jour le 09.10.01
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