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Lukas Bärfuss
Les hommes morts. Traduit par Bruno Bayen. Mercure de France, 2006. (Bibliothèque étrangère)
Les Névroses sexuelles de nos parents, Traduit par Bruno Bayen, L’Amour en quatre tableaux, Traduit par Sandrine Fabbri, L'Arche Editeur, 2006, 192 p.

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Retrouvez également Lukas Bärfuss dans nos pages consacrées aux auteurs de Suisse.

  Lukas Bärfuss / Les hommes morts - Les Névroses sexuelles de nos parents

 

ISBN 2715225881

Dans les souches calcinées je perçus le bruit du fleuve, le grondement sauvage de l'eau qui franchit la cataracte et fouille, tourne, roule, pour déterrer tous les monstres de l'enfer. Un déchaînement sublime ! Puissant, impitoyable ! Rien n'en réchapperait vivant ! David aussi perçut le déchaînement. S'il se sentait aussi vivant que moi ? Je n'en sais rien. Je sais seulement qu'il s'arrêta, se retourna. Que je l'approuvai d'un signe de tête. Il n'était plus qu'à la distance d'un jet de pierre, et bientôt plus qu'à celle d'un crachat, et finalement à la distance d'un bras, et quand nous atteignîmes la cluse, j'avais rejoint David.
Qu'arrive-t-il à David au bord du torrent bouillonnant ? Comment la course en montagne va-t-elle se terminer ? C'est de façon hypnotique qu'on lit ce roman où les épisodes s'enchaînent selon une chronologie stricte et un plan inéluctable. Où le narrateur semble traverser la vie comme absent au monde. Lukas Bârfuss pose aussi un regard aigu sur les paysages, sur les expériences sensorielles et entre en communion avec une nature silencieuse, dans la tradition du romantisme allemand.

Né en Suisse allemande en 1971, Lukas Bärfuss est dramaturge. Les hommes morts est son premier roman.

Les hommes morts. Traduit de l'allemand par Bruno Bayen. Mercure de France, 2006.



Le théâtre de Lukas Bärfuss aborde des problèmes de société. Mais sa particularité est qu’il se refuse à apporter des solutions : Bärfuss pointe des thèmes délicats (ici la sexualité des personnes handicapées, la fidélité conjugale) sans jamais juger ses personnages, donnant simplement à voir leurs contradictions et leurs questionnements.
Paradoxalement, les Névroses sexuelles de nos parents sont révélées par la liberté sexuelle de leurs enfants : lorsque Dora, une jeune fille depuis toujours abrutie par les médicaments destinés à dissimuler sa « fêlure aux étages supérieurs », cesse son traitement, elle exerce cette liberté retrouvée avec une naïveté et un appétit que son entourage – parents, psychiatre, patron – ne parvient pas, malgré ses principes affichés d’ouverture et de tolérance, à accepter.
L’Amour en quatre tableaux met en scène quatre personnages, soit deux couples et un adultère. Matière à « drame bourgeois » dont les événements s’accélèrent par la mise en œuvre d’une logique froidement mathématique.
L’auteur surprend par l’habile équilibre qu’il parvient à créer entre la gravité du sujet et l’humour des situations. Pour Bärfuss, le rire est un outil : « Une chose dont on ne peut pas rire, c’est une chose qu’on n’a pas bien étudiée. » Un style concis et irrésistible, des scènes cocasses – voilà les instruments grâce auxquels la fable, pourtant douloureuse, imprègne le lecteur.

ISBN 2-85181-616-0


Les Névroses sexuelles de nos parents - Traduit de l’allemand par Bruno Bayen / L’Amour en quatre tableaux - Traduit de l’allemand par Sandrine Fabbri, L'Arche Editeur, 2006, 192 p.

 

  Articles d'Elisabeth Vust


Lukas Bärfuss. Les hommes morts.

Traduit de l'allemand par Bruno Bayen. Mercure de France, 2006. (Bibliothèque étrangère)

"On ne peut pas voir le cœur d'un homme"

Le narrateur possède la plus grande librairie du pays, il a tout pour être heureux, et pendant des années il l'a été. Puis, ce qui compose ce bonheur - famille parfaite, employée dévouée, chien fidèle - devient un poids pour lui.
Fuyant cette vie "idéale", il est pris dans la roue d'un destin qui hésite à faire de lui un assassin. Ainsi, lorsqu'il part en randonnée avec David, le petit ami de sa fille, ce dernier meurt dans des circonstances peu claires. Personne ne cherche ou ne tient à accuser le narrateur, qui retourne à sa vie d'avant, le corps plein de mensonges formant comme une cuirasse autour de son âme.
"Je quittai la librairie plus tôt que d'habitude". Cet incipit lance la narration, lui imprime sa vitesse (fuite), son mouvement (déviation). L'univers irréprochable, sans défaut dans lequel vit le narrateur lui donne la nausée. Symbole ou symptôme de ce rejet, il pense que la nourriture va le salir, l'affaiblir. Ce qui l'a nourri jusque-là lui semble dangereux, tel l'amour de son épouse Danielle. Les qualités qui lui rendaient cette femme désirable lui répugnent maintenant. Il ne voit plus qu'une "pose facile" dans le "grand amour" qu'elle a pour lui. Mais qui joue dans cette histoire ?
Ce monsieur est pris en étau entre les morts (les hommes) et les vivants (les femmes). Son père repose au cimetière, son (seul?) ami va être enterré et l'amoureux de sa fille également. Les hommes disparaissent et les femmes prennent racine autour de lui: elles sont admirables, inquiétantes, voraces, à l'instar de sa mère, dame de fer à l'appétit et à la froideur inhumains. Le fils marche-t-il sur les traces maternelles en se montrant si imperméable au malheur ? A l'enterrement de David, on frémit en lisant: "ce jeune homme doit avoir été quelque chose d'important pour eux, s'ils se mettent dans tous ces frais". Le narrateur n'a pas pété les plombs, il a plutôt débranché la prise des émotions.
Il ne veut plus être en relation, ni avec l'extérieur ni avec son monde intérieur, comme si chaque lien était un barreau de cette prison dorée dont il tente de s'évader. Et paradoxalement, il espère gagner sa liberté en étant accusé du meurtre de David. En vain. Il ne sera pas condamné et continuera à osciller entre indifférence et dégoût, stupeur. En somme, dans sa dérive, il a (seulement) perdu l'amour, ce qui ne devrait pas l'affoler puisqu'il pense que "l'amour ne joue aucun rôle".
"On ne peut pas voir le cœur d'un homme". Lukas Bärfuss ne juge ni n'excuse, et donne une dimension tragique à son héros velléitaire. Ce roman a une sobriété électrisante, une force singulière. Sans psychologie, mais plein d'acuité, il peut être rapproché de L'étranger de Camus. Lors de la parution allemande en 2002, Beat Mazenauer nuançait ce rapprochement (cf. Livre du mois Die Toten Männer) en soulignant que le narrateur de Bärfuss n'est pas - à l'instar de Meursault - fondamentalement étranger au monde : il est un bourgeois dont l'indifférence procède du mimétisme littéraire. Et son dégoût serait un masque qui cache tout au plus de l'intransigeance.
En somme, cet homme n'a pour frère ni Meursault ni Roquentin, cet autre héros existentialiste célèbre de La Nausée de Sartre. Il est dans l'air du temps, pas très engagé ni très présent.

Elisabeth Vust

Lukas Bärfuss. Les névroses sexuelles de nos parents. L'amour en quatre tableaux.
Traduit de l'allemand par Bruno Bayen. L'Arche, 2006.

Dans Les névroses sexuelles de nos parents, lorsque Dora, jeune fille depuis toujours abrutie par les médicaments, cesse son traitement, elle exerce cette liberté retrouvée avec une naïveté et un appétit que son entourage - parents, psychiatres, patron - ne parvient pas, malgré ses principes affichés d'ouverture et de tolérance, à accepter.
La pièce Les névroses sexuelles de nos parents a été créée en janvier 2005 au Théâtre de Vidy-Lausanne dans une mise en scène de Bruno Bayen, le traducteur.
L'amour en quatre tableaux met en scène quatre personnages, soit deux couples et un adultère. Matière à "drame bourgeois" dont les événements s'accélèrent par la mise en œuvre d'une logique froidement mathématique. Ce texte sera porté à la scène en septembre 2006 au Poche Genève, Théâtre en Vieille-Ville, dans une mise en scène de Gérard Desarthe.
Né en 1971 à Thun, Lukas Bärfuss est un des auteurs les plus joués dans les pays germanophones. Lors des "Journées théâtrales de Mühlheim", il a été nommé "auteur dramatique de l'année 2005".

Theâtre du questionnement

Sur ses photos d'auteur, Lukas Bärfuss a l'ironie au coin des lèvres: il esquisse un petit sourire, discret, incrédule, moqueur. Omniprésente dans ses écrits, l'ironie n'amène pas pour autant le dramaturge à prendre position. "Au théâtre, dit-il, on n'a pas le temps de dire de grandes choses et de faire des discours politiques. Les gens ne s'intéressent pas à ça. lls sont assis et plutôt mal assis et il faut les captiver tout de suite, dans le moment présent. Ce n'est pas comme la lecture où l'on peut reposer le livre et le reprendre une heure plus tard. Je les capte avec des personnages qui les touchent, auxquels ils peuvent s'identifier. Et une fois que j'ai leur attention, je peux alors dire ce que je veux faire passer. Mais je ne tente pas de les piéger en imposant mon point de vue dans leur cerveau car ne je n'ai pas de réponse, je n'ai que des questions et j'aimerais que les gens se posent aussi ces questions et y cherchent des réponses. En fait, je suis plutôt un séducteur."
Il séduit certes, mais provoque grincements et malaise, s'attaquant à des situations difficiles, délicates. Avec un regard cruel parce que lucide, il mène ses héros vers le point de rupture, sans condamner ni la lâcheté des hommes ni celle de la société. ll observe, décrit; et c'est très efficace. "Je ne sais pas pourquoi Dora fait tout ça, pourquoi elle aime être battue, pourquoi elle tombe amoureuse de ce type et pourquoi sa mère se comporte ainsi".
En Suisse, la stérilisation forcée de personnes jugées inaptes a perduré jusque dans les années septante. S'intéressant à l'histoire de la psychiatrie et à l'œuvre d'Auguste Forel, Lukas Bärfuss s'est demandé si cette pratique existait encore. Ainsi naquit Les névroses sexuelles de nos parents, avec Dora, qui découvre son appétit sexuel en sortant de la couverture chimique sous laquelle elle a dormi pendant des années. Mais sa libido n'est pas la seule à avoir été en veilleuse. "Je peux lire. Mais je ne peux pas retenir". Sa mémoire ne contient presque rien. Dora est libre de jouir sans entraves. Et contrairement aux parents (qui doivent être des exemples pour leurs enfants mais ont aussi leurs petits secrets inavouables), elle le fait sans hypocrisie. Du coup, elle dérange infiniment son entourage.

L'innocence a deux faces, l'amour aussi

"Evidemment tout le monde est innocent", écrit Bruno Bayen, le traducteur et metteur en scène, "seulement l'innocence a deux faces". Les parents de Dora veulent son bien. lls désirent qu'elle cesse de prendre ses médicaments afin de voir "comment son être intérieur a changé". "Bienvenue au monde" ! C'est également au nom de cette bienveillance, qu'ils la feront stériliser...
"Y a pas de mal à ça", répète d'une voix blanche Dora. Cette antienne revient dans L'amour en quatre tableaux, où, comme dans Les névroses sexuelles de nos parents, Lukas Bärfuss ne plombe pas le drame, ne crie pas au scandale. ll tend un miroir à la société, à ceux qui font des petits arrangements avec la morale, à nous. Tout s'achète, se brade - même la bonne conscience - à notre époque qui "hait tout ce qui n'est pas éphémère". Valeurs sûres, passez votre chemin ! L'important, entend-on dans L'amour en quatre tableaux, est de ne pas "se laisser étouffer dans ce corset bourgeois", quitte à blesser l'un, renier l'autre et se trahir soi-même. Le dramaturge donne la parole à ses héros et les regarde se prendre les pieds dans le tapis de leurs propres contradictions. Ici, l'amour va faire des ravages en quatre temps, avec quatre personnages formant trois couples (deux officiels et un adultère). A l'instar de l'innocence, l'amour a deux faces, et c'est celle de la mort que nous tend cette pièce, où la femme trompée se venge dans le sang. "C'est insensé".

Elisabeth Vust


Page créée le: 12.05.06
Dernière mise à jour le: 12.05.06

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