Une fenêtre dans la tour
d'ivoire
Certains choix naissent de résolutions
aventureuses qui s'appuient sur une évaluation très
optimiste de nos capacités: il y a presque dix ans,
au cours des premières vacances succédant
aux examens de maturité, je pris la décision
de me consacrer à la littérature; c'est-à-dire
de m'employer de manière exclusive à l'écriture
des livres que je m'étais empêché d'écrire
jusque-là, à la lecture de ceux qui, par leur
exemple, me seraient profitables, enfin à la mise
en pratique d'un art de vivre qui rendrait un tel programme
réalisable. Je pris bien garde de ne confier mon
projet à personne et m'inscrivis à l'université,
sans enthousiasme ni intention de m'y appliquer beaucoup,
dans le seul but de faire fructifier le regain de confiance
qu'après une méchante adolescence les examens
réussis avaient suscité dans ma famille. Opéré
à un moment où rien ne semble irrévocable,
le choix de la littérature se maintiendrait envers
et contre tout (il se maintient encore, tissé d'inévitables
compromis); ne faisant suite à aucune brusque révélation,
mais étant la conséquence naturelle du chemin
que j'avais parcouru depuis l'enfance.
Ce parcours hésitant, peut-être importe-t-il
d'en évoquer les principales stations avant de poursuivre.
J'ai eu la chance de grandir dans
un appartement que les livres submergeaient, et où
chaque table, chaque canapé, tandis que les bibliothèques
croulaient comme un mille-feuille compressé sous
la fourchette d'un gourmand, - où chaque meuble de
quelque importance ne manquait pas d'en avoir une pile le
recouvrant. Au fil du temps, je conçus une espèce
de fascination à l'égard de ce qui se confondait
pour moi avec les autres meubles de la maison, mais dont
je ne parvenais point à saisir la fonction exacte;
toutefois, plutôt que de m'acharner à comprendre
ce que l'âge me dérobait (j'avais huit ou neuf
ans), je me mis à écrire moi-même, à
remplir des cahiers que je rangeais à peine terminés
dans ces grandes bibliothèques! Un mouvement spontané
me fit donc écrire avant de lire. Quand je lus enfin,
c'était plus par curiosité qu'autre chose.
Il n'est pas indifférent de noter que l'école
ne jouait aucun rôle dans le développement
de ma passion; en revanche, elle joua un rôle déterminant
dans les distances que je pris avec celle-ci durant toute
l'adolescence, à savoir les années de collège:
la lecture et l'écriture, deux gestes maintenant
indissociables pour moi, je les ressentais dans le cadre
scolaire comme une charge, une corvée lourde, voire
humiliante; la confusion qui était faite entre la
littérature et son histoire finissait par décourager
et ne pouvait que donner aux élèves la désagréable
impression d'être d'emblée exclus des livres
qu'ils étudiaient - quant aux prétendus contemporains,
ils avaient plus l'air morts que vifs! Cette bouillie indigeste
me rebutant, je demandai aussitôt l'asile à
une forme d'art plus accueillante, la musique rock.
Il y a une quinzaine d'années, cette musique constituait
un monde à part, structuré par un système
de valeurs autonome, ses légendes et idoles célébrées,
et présentant différents degrés d'orthodoxie.
Le phénomène avait déjà commencé
à mordre la poussière dans les grandes métropoles,
mais dans une petite ville comme Genève il tenait
encore. J'adhérai à ce mouvement avec enthousiasme,
montant un groupe et apprenant à écrire des
chansons. Dévorant la presse spécialisée,
aussi, et c'est là que je veux en venir: parce qu'entre
deux articles consacrés aux Stooges ou à Television,
il était parfois question d'écrivains que
cet univers avait inspirés ou qui avaient écrit
à son sujet. C'est ainsi que je pris connaissance
du travail de Michel Bulteau, Matthieu Messagier ou Marc
Cholodenko. Il n'en fallait pas plus, au moment où
le monde parallèle du rock s'effondrait comme un
château de cartes après trente ans d'immortalité,
pour que je revienne rapidement à la littérature.
M'apercevoir qu'il existait une autre figure de l'écrivain,
plus proche de moi et avec laquelle je partageais des sources
communes, un autre modèle que celui qui enfant m'avait
fasciné avant que le collège ne m'en éloigne,
fut un événement décisif. Alors, je
pus relire les classiques avec un ¦il nouveau, attentif
à chaque mot comme à une matière toujours
en mouvement, - une pâte chauffée jusqu'à
l'incandescence, fuyante et souple, irrespectueuse des règles
qu'on s'obstine à lui inventer! Ce long fleuve à
l'eau régénératrice, je compris qu'il
pouvait couler en moi comme en n'importe qui, à condition
de m'y engager absolument et sans retour.
En août 1993, je résolus
de commencer un roman que je voulais avoir fini pour l'automne.
Il me semblait qu'en travaillant huit heures par jour, comme
un employé de bureau, l'affaire serait dans le sac;
l'occasion ne m'avait pas encore été donnée
d'apprendre qu'en la matière, le travail apparent
(je veux dire celui qui produit un résultat apparent)
se trouve nécessairement précédé
et ralenti par un travail d'introspection beaucoup moins
prévisible. Toujours est-il que j'écrivis
ce roman en quelques mois, accoudé sur la table d'un
café de Plainpalais, et qu'outre le mépris,
sinon la haine, du mastroquet fâché que la
meilleure table de son établissement fût constamment
bloquée par le consommateur d'un seul express (néanmoins,
l'on finit par se résigner à ma présence
avec fatalisme), cette première expérience
d'écriture intensive ne me valut guère qu'une
injonction troublante, reçue d'un prestigieux écrivain
français à la porte de qui j'avais frappé:
«Ne_montrez_plus_jamais_cela_à_personne!»
La rentrée universitaire avait eu lieu en octobre;
il arrivait que j'assiste à un cours de temps à
autre, lorsque je traînais dans le quartier; les vacances
de Noël approchaient. J'avais suivi le conseil du grand
écrivain, d'abord à contrecoeur, puis pleinement
conscient de ce qu'il signifiait. La faiblesse de mon livre,
si elle avait bien d'autres causes, en avait une qui les
résumait toutes: l'affectation. Chaque phrase portait
un masque que la suivante rejetait! Il était capital
que je rentre en moi-même et que j'écrive ce
qui en valait la peine, ce dont je pouvais me porter garant
par mon expérience personnelle. La découverte
récente d'auteurs comme Cingria ou Crisinel, des
rencontres régulières avec Georges Haldas,
avaient eu sur moi un effet comparable à la découverte
d'une littérature liée au monde du rock; à
l'exemple de celui dans le temps, le rapprochement dans
l'espace me stimulait. J'ouvris les yeux sur la ville et
la région où je vivais, et commençai
à leur accorder une certaine valeur, à défaut
d'une affection réelle. Suivant mon nouveau principe:
témoigner de ce qui m'était proche, je me
mis à écrire, peu après Noël,
un texte bref à propos de l'adolescence dont je sortais
à peine. Le travail se fit presque malgré
moi: je transcrivais simplement, le plus fidèlement
possible, les images qui se présentaient; quand j'avais
projeté d'inscrire mon récit dans un cadre
familier, je ne soupçonnais pas que ce cadre comporterait
plusieurs dimensions, pour chaque souvenir plusieurs couches,
comme autant d'échelons dans la réalité
vécue que le fait de m'installer derrière
une table et de noircir un cahier rendrait perceptibles;
le récit initial s'était transformé
en roman miniature.
Mille garçons fut achevé en une vingtaine
de jours. L'université, même pratiquée
avec la plus grande désinvolture, en fut la première
victime, c'est-à-dire que je cessai d'y aller pour
de bon. Un mince filet de voix résonnait dans ma
tête:
- me soufflait-on dans un murmure complaisant.
Porté par une confiance nouvelle, j'eus la fantaisie
de croire que les livres se succéderaient les uns
aux autres sans interruption, et m'attelai aussitôt
à un roman plus ambitieux. La voix sourde que j'avais
entendue m'accompagnait en permanence et prenait de l'ampleur,
se rapprochant toujours plus (mais se rapprochant de quoi,
je n'ai jamais pu le déterminer!); autour de moi
elle construisait un mur infranchissable. Brusquement, je
me sentis piégé. J'avais rompu avec toute
forme de lien social, sans me douter de la conséquence
inévitable d'un tel comportement, et qu'au bout du
compte ce ne serait point la solitude tant recherchée
pour le travail, mais l'isolement dans sa variante la plus
austère, celle qui vous dessèche et tue le
sentiment. Tandis que je m'étais introduit raisonnablement
dans une maison à l'aspect inoffensif, à présent
je trébuchais dans un temple-labyrinthe dont je ne
trouvais pas la sortie! J'étais effrayé, comme
tous les fantômes qui y erraient, par ces portes donnant
sur un mur ou s'ouvrant dans le vide. C'est ainsi, de même
que le plaignant consulte un avocat, que je fus amené
à prendre contact avec un éditeur.
Je n'avais pas renoncé au
livre qui portait la responsabilité de ma faillite:
sitôt terminé, je le rangeai dans un tiroir
et ne m'en souciai plus. Du tiroir d'à côté
je sortis le manuscrit de Mille garçons, que je courus
photocopier dans la papeterie la plus proche. À un
seul exemplaire et en vue de l'apporter moi-même au
bureau des éditions Metropolis, établies à
Genève; j'avais remarqué qu'elles publiaient
des textes courts pas forcément soumis aux impératifs
de genre.
Suivant les indications données par un chauffeur
de bus passablement engourdi, pour qui la rue Pedro-Meylan
(c'est l'adresse que j'avais notée) était
située près de l'aéroport, je marchai
une demi-heure sans résultat aux environs de l'autoroute
de contournement, avant qu'un gendarme suspicieux n'eût
la gentillesse de m'informer que la rue en question se trouvait
dans le quartier de la gare. Mais là, s'il était
certes plus commode de se promener, elle n'en demeurait
pas moins invisible! Je consultai enfin un plan de la ville
dans un kiosque à journaux, et m'aperçus que
la rue Pedro-Meylan se nichait autour du musée d'histoire
naturelle. La nuit tombait lorsque j'appuyai sur la sonnette
(nous étions en automne); si l'on ne m'ouvrait plus,
je devrais revenir le lendemain: cette perspective, mêlée
à l'impression désagréable d'avoir
perdu un après-midi, me fit enrager; et c'est les
traits déformés par la colère, transpirant
comme une bête, que j'entendis la clef tourner dans
la serrure et que je fis connaissance avec Michèle
Stroun. Elle m'expliqua poliment que j'avais confondu les
numéros, je n'avais pas sonné au bureau des
éditions qu'elle dirigeait, mais à son domicile
- tous deux situés dans la même rue.
Je laissai mon manuscrit et pris congé, honteux.
Pourtant, après que j'eus retrouvé le frais
de la nuit maintenant bien installée, je sentis que
cette porte ouverte dans des circonstances aussi peu favorables
venait de percer une fenêtre dans ma tour d'ivoire.
Raphaël Kalmy
Janvier 2003
Page créée le: 30.04.03
Dernière mise à jour le 30.04.03
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