In breve in italiano - Kurz und deutsch
Depuis une quinzaine d'années, Pascale Kramer interroge les limites de la compassion, questionne la résistance de l'individu aux rapports humains cruels, au drame, à l'absence, à la perte d'un enfant ( Manu , Les vivants ), d'un être cher ( Onze ans plus tard ). Elle se place dans cette déchirure où vivent – vont devoir vivre – ses héros à l'instar de d'Adrien dans Retour d'Uruguay (2003), qui sentait pour la première fois monter en lui « un élan mauvais » et découvrait la dépendance à autrui.
Jusqu'à L'Adieu au nord (2005), la romancière observait le malheur s'emparer de la vie d'enfants ou de jeunes adultes, et s'intéressait à des gens simples. Changement de milieu avec Fracas (2007), situé autour d'une villa californienne huppée. Là aussi cependant, une menace alourdissait l'atmosphère familiale, symbolisée par un rocher presque irréel, en équilibre instable au-dessus de la propriété. Dans ce récit se passant sur une journée, Pascale Kramer déployait tout son art de laisser venir le trouble intérieur sur la page. Elle sait si bien capter les reflets de l'âme sur les visages et les gestes, montrer les sentiments agir sur le corps et dire le climat émotionnel à travers des détails : « Valérie vida son verre d'eau dans l'évier et posa ses deux mains très écartées et à plat sur le plan de travail pour remettre son cœur d'aplomb. »
L'envers de la fable
C'est également dans un milieu aisé et aux Etats-Unis, où elle passe quelques mois par année, que la Suissesse d'origine (installée à Paris) a placé L'implacable brutalité du réveil. Le roman chronique la lutte sourde et laminante de cette jeune femme « contre la certitude qu'Una n'aurait jamais dû naître ».
Alissa a été une enfant gâtée, puis une étudiante enviée de former le couple le plus sexy du campus avec Richard. Malgré ces apparences favorables, elle est comme tous les autres héros kramériens : elle est démunie. Elle est victime d'un ouragan intérieur, d'autant plus ravageur qu'il ne se voit (presque) pas de l'extérieur. Elle passe du statut de fille choyée, sujette à des accès d'« orgueil impitoyable », à celui de mère qui se sent persécutée par la présence de son nourrisson. Avec elle, on se dit que les liens créés dans l'inconscient le sont aussi dans l'inconscience. Elle se retrouve comme malgré elle unie à vie à son enfant : vertige du toujours. « Elle avait mal à crier de se savoir absolument incapable d'assumer la responsabilité de cette vie dépendante d'elle face aux déceptions qui commençaient ». Une chape d'angoisse la recouvre, et cela rend héroïques les gestes les plus simples de la vie : « D'en être capable malgré tout, malgré elle, la laissait épuisée ». Le quotidien se poursuit, comme à son insu.
Même dans un climat d'effroi, l'attachement fait ses racines : "l'amour poignant qui se répandait dans ses veines comme du sirop quand elle parvenait à ne pas penser à sa solitude face aux silences des siestes, à l'avidité éprouvante des cris, à l'éternité qui s'annonçait sans autre choix possible".
Les paysages extérieurs et intérieurs parlent les uns des autres, dialoguent : « le buste penché dans l'ombre des feuillages qui amortissaient le bruit du trafic, elle paraissait s'ébrouer peu à peu de la colère des reproches ». Les images sont d'une grande puissance évocatrice chez Pascale Kramer, particulièrement attentive au monde sensible. Elle souligne le haut-le-cœur existentiel d'Alissa en la rendant vulnérable aux odeurs et sujette aux écoeurements.
Au demeurant, pas besoin de tuer pour créer un suspense. Depuis Retour d'Uruguay, la mort ne surgit plus, mais on la craint jusqu'à la fin, tant Pascale Kramer nage en eaux troubles, au milieu de nos instincts destructeurs. Et si cette reine du thriller intime ne teinte pas ses propos de manichéisme ou de moralisme, les protagonistes n'en sortent pas indemnes, et cela peut-être d'autant plus étant donné leur nationalité américaine et le contexte politique. Car le réveil n'est pas difficile uniquement pour l'héroïne. La fin du rêve est brutal aussi pour Jim et sa femme, qui a quitté un beau soldat, et le retrouve estropié à son retour d'Irak.
Evolution stylistique et réception médiatique
Bien que l'auteure continue ici à creuser le sillon du désarroi, elle le fait de manière sensiblement différente, entre autres en recourant plus massivement aux dialogues, aux adverbes et adjectifs d'intensité, et en prêtant plus de pensées et intentions à ses personnages. Ainsi, l'écriture perd un peu de son caractère magnifiquement déconfortant, de sa force suggestive : elle devient plus directement dramatique et accessible. Est-ce pour cela que ce récit a valu à son auteur davantage de presse et d'apparitions médiatiques que précédemment ? La question importe, mais il est de toute façon réjouissant qu'une auteure d'un tel intérêt agrandisse son lectorat.
Il faut néanmoins reconnaître que si Pascale Kramer a une grande finesse d'observation et d'intuition, elle a parfois une certaine naïveté psychologique face à son héroïne qui perçoit le caractère définitif de la maternité, et les sentiments contradictoires qui l'accompagnent. Et, en voulant expliquer, elle réduit notre champ d'imagination.
Ce bémol posé, il reste tout le talent de la romancière à faire ressentir à quel point le combat contre le sentiment d'impuissance, de perdition relève du corps à corps physique. Elle rend palpable cette violence qui habite chacun de nous, et dont prend conscience Alissa découvrant l'envers du happy end « ils se marièrent et eurent beaucoup d'enfant ».
"Il n'y a plus de retour en arrière possible désormais". Pascale Kramer ne croit pas (plus) aux fables.
Elisabeth Vust
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