Bédouins au Palace
A ma soeur Sihem
C'est ce que disait Ebbay Ithmène,
sans trêve et à toute haleine; ils sont les
coqs et nous sommes leurs poules, mon fils, des poules en
foules qui finissent mahboules; mes frères,
regardez-vous, regardez-moi! E je parle des meilleurs des
gouvernants, et va!
Son oeil ne vise ni à voir,
encore moins à prévoir, comme son rang l'y
oblige pourtant, mes frères et mes enfants, et je
parle du Haut-Gouvernant, Allah le dénantisse et
de grogne le nourrisse, l'écartèle et le martèle...
Allah le treuille et Rabbi l'endeuille...
L'on riait alors à toute gorge
autour d'Ebbay Ithmène, autant pour couvrir ses paroles
incendiaires, que pour prévenir une éventuelle
accusation de complicité diffamatoire.
Mais tout cela, c'était à
l'époque où Ebbay Ithmène était
dans l'indigence profonde et même, la pauvreté
toute ronde, et qu'il pestait du lever au coucher et au-delà,
contre le Haut-Gouvernant. Epoque injustement révolue,
parce qu'on avait encore besoin de grands clabaudoirs
et de fins flagornoirs, de hauts prononçoirs
et de cinglants dictoirs et même, de brûlants
abouloirs, par tous les chiens et tous les loirs!
Mais les bouche maljactantes s'étaient
hélas tues depuis l'année du Sorgho, et la
parole pensante est restée suspendue, celle d'Ebbay
Ithmène aussi qui avait mal tourné, suri.
D'homme pauvre et bien-pensant, il était soudainement
devenu riche et malodorant!
Voici dans quelle sinistres circonstances.
Avant la survenue de l'événement
qui allait l'avarier, Ithmène était un homme
effervescent d'éloquence, toujours survolté
et la parole haut levée, dressée et épineuse,
sans complaisance pour les détenteurs exclusifs du
verbe et du sou. L'on recherchait alors à tout prix
sa compagnie, en dépit des risques qu'elle comportait,
et les hommes se l'arrachaient d'une terrasse à l'autre,
faisant fuir les bourgeois à chéchia haut-de-forme,
par Rabbi !
Et l'on était heureux d'occuper
les places abandonnées par les culs gras, selon l'expression
de Bey Ithmène, qui était sec et haut bistré
comme de la caroube.
Et alors s'élevait la voix
de l'homme Ithmène, un Bédouin empaysé
à présent, mais propriétaire terrien
tout de même, disait-il, de la lise exclusivement
où ne pousse que le chardon, impropre à nourrir
les ânes; du sable comme propriété,
laissé par ses ancêtres, tous disparus dans
la mouvance du manque, par Allah!
S'élevait donc la voix d'Ithmène,
haute et claire et soudain grave; voici, mes frères,
un incendie s'est déclaré en mon coeur, et
le chemin a quitté mon pas, laissez-moi déblatérer,
et empêchez-moi de débraiser !
Une parole de lave, d'abord en bouquets
ardents et colorés, et puis cela jaillissait sur
les hautes cimes où sont postés ceux qui ont
confisqué, tout ensemble, le verbe et le sou, enfin
la voix d'Ithmène retombait sur le bas de la pyramide,
un peu moins dévastatrice, ayant refroidi dans sa
chute. Le peuple aussi en prenait sa claque, et parfois,
l'on applaudissait, en présence des chéchias
haut-de-forme.
Cependant, à l'écouter,
l'âme du fils d'Adam partait en heureuse villégiature,
et les scories du coeur, le vent les emportait, donnant
congé et sursis au malheur; allez, Ebbay Ithmène,
et que dis-tu de tel gouvernant ou de tel magistrat, par
Allah ?
Et il y avait toujours à dire
et à redire, mais surtout à médire
et à coup férir, de la seule langue, hélas!
Il restait toutefois quantités
d'amertumes au fond des rires, et tant d'infortunes en point
de mire, que les éclats de rire se fracassaient trop
souvent en tessons de voix. Et Ithmène promettait
de mortelles vengeances et des attentats, et il n'y avait
qu'à attendre le passage de l'un de ces messieurs
en Marsadès noir marmite, déguisé en
sombre ministre!
Certains convives, pourtant joyeux
et affectueux, se levaient alors, appelés soudain
par des urgences oubliées, parce qu'alors, mon Dieu,
où allait-on, que deviendrait-on? Ils regardaient
tout alentour, et se levaient en riant, secouaient longuement
leurs pantalons à queue ronde de mouton, enfilaient
leurs socques et partaient à reculons, parce que,
le dos tourné, mon Dieu, mon Dieu, que ne dirait-on
et que n'inventerait-on ?
Le cercle d'Ithmène se rétrécissait
donc puis s'amenuisait, enfin disparaissait tout à
fait, et la voix de l'homme continuait à proférer
les pires imprécations, et à annoncer les
plus violentes agrégations!
Ces éclats répétés
et publiés finirent par isoler l'orateur Ithmène,
qui vit bien dans quelle solitude il se retrouvait, mais
la révolte en lui avait élu domicile et cabinet,
comment donc s'en débarrasser?
Cet isolement finit par instiller
en lui l'urgence du temps, passant sans repasser, et il
éprouva que ses désirs d'homme remontaient
à la surface de sa conscience; un brin de puissance,
par Allah et un fétu d'aisance, les mériterait-il
une fois, avant que ne s'éteigne sa voix?
Les rares compagnons qui lui tenaient
encore un peu le crachoir disaient; vends ta lise, Ithmène,
vends donc ton sable, il paraît que le Roumi, n'aime
rien autant que le sable chaud, par Rabbi!
Et c'était une cruelle plaisanterie,
aux commencements de cette affaire. Mais au commencements
seulement, l'on verra pourquoi.
Et c'est au cours de l'une de ces
nuits où le sommeil donne à retordre que l'homme
Ithmène eut soudain la nostalgie de son enfance,
à l'époque où le père annonçait
sans prévenir; demain nous irons à la mer,
femme, on nous prête la monture.
[...]
Extrait
de : Récits de Tunisie, Editions L'Age d'Homme, 2004
L'Epouseur
A ma soeur Sihem
Tout est dans la manière,
ôte de toi les sophistications, frère, et écoute-moi.
Si tu entres chez quelqu'un pour lui dérober ses
valeurs, allumes-tu la lumière, ou bien? Dis, allumeras-tu?
C'étaient les propos de Beznès
Musical.
De même qu'il ne convient pas
d'épouser une maîtresse, on ne se remarie point
avec une femme dont on a divorcé! Ni même avec
une qu'on a pilée!
Et puis Beznès se remettait
à conter ses raids et ses razzias, ses conquêtes
de haut paria! Cela finissait tout de même dans son
stidio de Lafayète, dont personne n'avait
l'adresse précise et que nul n'avait jamais réussi
à localiser, en dépit des nombreuses filatures
engagées dans le dos du conteur, des nuits durant.
Parce que Beznès s'apercevait
toujours qu'on le suivait, et alors, il poussait la porte
d'un cabaret. Comme il était célibataire,
et que sa famille vivait au village, personne n'avait sa
disponibilité pour rivaliser d'errance.
Le lendemain, il contait sa soirée
au cabaret.
Le plus étrange est que Musical
tenait toujours sur pied le lendemain, les traits intacts,
le teint sans tache. A la fin de son service au bureau,
il se rendait au Cappuccino, sans jamais déroger.
Suivaient alors les parties de cartes à jouer dont
s'extrayaient avec peine, deux heures plus tard, les joueurs
mariés, laissant toute la place à Misicoul
et à quelques acolytes en désir de rêver.
C'est alors seulement que le fonctionnaire
Beznès apportait la provende à saliver.
Mais toujours, il commençait
par tonitruer et clamer deux mêmes sentences et qui
étaient; voici frères auditeurs, avant que
de narrer, il convient d'admettre que l'écriture
est la langue de la main, que les paroles consignées
sont supérieures à celles qui ne le sont pas;
admettons et poursuivons. Mais puisque l'écrit n'est
pas venu à nous, nous n'irons pas jusqu'à
lui, non!
Pourquoi ?
Eh bien, parce que la langue vive
tient sa vivacité du poulain, sa fierté, du
cheval rétif, frères, qui a l'orgueil du roi
et la brillance de l'éclair. Mais un jour, mes frères,
nous accéderons à la noblesse de l'écrit,
c'est promis, si Rabbi nous laisse vie, âmine!
Puis Beznès baissait soudain
la voix, et prenait un air complice et entendu, appelant
à lui ses compagnons; voici, frères au risque
de vous décevoir, rien de changé! Cela marche,
et de mieux en mieux.
D'où je viens, mes frères
vous ne saurez rien, mais voici les faits.
J'arrive au cabaret, et les rideaux
rouges en soie carmin s'ouvrent par un tournemain invisible,
puis un bruit sec écarte les battants d'une porte
en verre rempli d'étoiles filantes, en paillettes
d'argent. Les malfrats et les ganaches balafrées
me font des courbettes, et une vestiaireuse en courte
soie prend mon imper, mes gants et mon écharpe, et
me gratifie d'un baiser en levant une jambe nue et un pied
de grue, nom d'une berlue que j'ai frôlée mais
que je n'ai plus!
Après la vestiaireuse presque
nue, c'est le patron qui s'avance avec une coupe de son
cru; il me prend par le bras, et me conduit à une
table de choix, limière tamisy personnalisy!
Après cet accueil, ton souci
principal est de ne pas vexer ces dames. Elles avancent
les unes après les autres, et c'est elles qui offrent
le champagne. Mais elles n'offrent pas que le champagne,
mes frères, vous m'avez compris; hier soir, j'ai
réussi à n'en prendre que trois, trois autres
voulant bien attendre leur tour devant esstidiou,
mais vous me connaissez, frères, je n'aime pas choquer
les voisins, surtout qu'elles poussent des cris orgastiques,
disait le Roumi; il y aussi des vieux qui sortent à
cinq heures pour aller à la mosquée, alors,
non, non, je respecte!
[...]
Extrait
de : Récits de Tunisie, Editions L'Age d'Homme, 2004
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