Dubravko Puek
Les stances des morts - Pierre de lèvres
- Requiem pour Vukovar - Scotopies, Editions Empreintes, 2004
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Dubravko Pusek
dans nos pages consacrées aux auteurs de Suisse
Dubravko
Puek / Les stances des
morts - Pierre de lèvres - Requiem pour Vukovar - Scotopies |
ISBN 2-940133-76-X
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Dubravko Pusek est exilé
dans sa propre langue. Dans son univers, « dire
» et « partir » sont les deux faces
de la même réalité. Dans la notion
de dire, comme dans celle de partir, se retrouvent
toute la finitude de l'existence et la soif d'exister.
Et cette soif qui habite ses vers depuis toujours
a pour objet un ailleurs intact, hors de la géographie
et de l'histoire, un lieu pressenti mais jamais
éprouvé.
Dubravko
Pusek est né en 1956 à Zagreb
où il a passé ses dix premières
années. Il vit aujourd'hui à Lugano.
Poète et traducteur il dirige une maison d'édition
qui publie des auteurs italiens et croates. Le présent
volume cotient quatre recueils de poèmes parus
entre 1986 et 2001.
Christian
Viredaz est né en 1955.Après
des études de lettres à Lausanne, il
se spécialise dans la littérature de
Suisse italienne, dont il a traduit depuis 1983 de
nombreux auteurs. Poète, il a publié
cinq recueils entre 1976 et 1996.
Les
stances des morts - Pierre de lèvres - Requiem
pour Vukovar - Scotopies, Editions Empreintes, 2004
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3
poèmes (Français - Italien) |
Poèmes
Combien de noms, et lesquels
ces os blancs dans le löss...
Tu reposes le crâne, l'atlas
qui attendent d'être libérés,
tu oublies les yeux et la voix,
instrument qui depuis longtemps aspire
à la transfiguration du masque
intemporel dans le jaune...
***
|
Quali nomi, quanti nomi
queste ossa bianche nel löss...
Riponi il cranio, l'atlante
che attendono di essere liberati,
dimentichi gli occhi e la voce,
strumento che da molto brama
la trasfigurazione della maschera
senza tempo nel giallo...
***
|
Un coup de mortier, de
smers
pille ton regard mort,
la réverbération de syllabes inexistantes.
Le silence craque
ses grains, la résonance
de la nuit se décontaminent
dans la perte du reflet.
Il sent ses éléments
dans la balafre qui le complète.
Les marges du corps évanouies depuis longtemps..
***
|
Un colpo d'obice, di smers
preda il suo sguardo morto,
il riverbero delle lettere inesistenti.
Scricchiola il silenzio
si decontaminano i granelli,
la risonanza della notte
nel rispecchiarsi perduto.
Sente i suoi elementi
nello sfregio che lo completa.
I margini del corpo da tempo svaporati...
***
|
Silencieux les champs
où dialoguent les morts.
Qui s'en rappelle les renflements,
les syllabes de réséda, de renoncule,
de moutarde sauvage, de séneçon ?
Leur voix les a trahis
les ondulations sont absentes
au sec ferraillement des chars.
Elles sont où l'or ne revient pas
cendre et tas d'ossements...
|
Silenti i campi
dove dialogano i morti.
Chi ne ricorda le rigonfiature,
le sillabe di resede, di ranuncolo,
di senape selvatica, di senecione?
La voce li ha traditi, non ci sono onde
al secco sferragliare dei carri...
Sono dove l'oro non ritorna
cenere e mucchio d'ossa |
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Extraits
de la préface |
Préface
Dubravko Puek a passé
les dix premières années de sa vie en Croatie,
sa terre natale. La langue dans laquelle il s'exprime poétiquement
est l'italien, celle de son enfance est le croate, ou plutôt
le dialecte de Zagreb, riche en germanismes. La saveur de
cet idiome hérissé de consonnes est néanmoins
restée - comme une nostalgie ou comme une blessure
- dans la langue de sa poésie.
Il convient de réfléchir à la signification
existentielle d'un tel destin : la non-coïncidence
entre la langue maternelle et la langue poétique.
C'est la confrontation de deux nécessités,
parce que la langue de la poésie n'est jamais une
langue " d'élection " : comme la langue
maternelle, il n'est pas donné de la choisir.
Il convient aussi de penser à la signification que
prennent, dans un tel contexte, des mots comme ailleurs,
revenir, partir.
Revenir où ? Partir d'où ?
Dubravko Puek est exilé dans sa propre langue.
Dans son univers, " dire " et " partir "
sont les deux faces de la même réalité.
Dans la notion de dire, comme dans celle de partir, se retrouvent
toute la finitude de l'existence et la soif d'exister.
Et cette soif qui habite ses vers depuis toujours a pour
objet un ailleurs intact, hors de la géographie et
de l'histoire, un lieu pressenti mais jamais éprouvé,
dans lequel le moi puisse ne pas se sentir déraciné
et assouvir son désir de légèreté
et de pureté.
Pureté est, je crois, un mot-clé pour
comprendre l'univers poétique de Puek. Toute
son uvre, même dans ses aboutissements les plus
récents, peut être lue sous le signe de la
grâce et de la pureté niées. Dans ce
champ sémantique gravitent de nombreuses images de
sa poésie : la " lune candide ", "
l'haleine de lys ", les " célestes azalées
", le " cantabile de la neige ". Et
il ne faut pas s'étonner si, parmi ces signes - qui
sont des signes de l'ailleurs - on trouve aussi la "
poussière de byzance ", la " suie d'orient
" ou la " poudre de lilas ", substances impalpables
liées au souvenir d'une origine perdue :
... Insistante
(inexistante) zagreb. 1
[
]
Et à la fin du parcours, le
topos se révèle tout à fait
inhospitalier :
Oh, tendre, tendre dégoûtation
de boue,
métaphore brûlée au moment de naître,
foudre affolée, toute seule
tu te fais cendre. 2
***
Sur cette cendre naît, en figure
d'antithèse, le chant sec d'une nouvelle phase de
la poésie de Puek. Là où il y
avait des " chairs transparentes ", il y a maintenant
des " corps délaissés et noirs "
; là où l'on respirait un " air plein
de chairs et de lumière " on a maintenant "
un air lourd qui rappelle [...] les disjointures de dieu
", une " ténèbre parfaite "
; où fleurissaient de " célestes azalées
" on trouve " des pétales et des filaments
grèges / avilis de toute l'iconographie délicate
". 3
[
]
D'autant plus splendides et précieuses
étaient les humeurs et les substances verbales jetées
dans la bataille dans Carni trasparenti, d'autant
plus aigu est maintenant le sentiment d'indigence et de
précarité qui saisit la parole elle-même.
C'est le day after de la poésie de Puek,
dans la lumière fuligineuse de laquelle on peine
à entrevoir un horizon qui s'étende au-delà
de la pure et radicale contingence.
L'emblème qui attire à lui tous les autres,
le modèle et la source de toute métaphore
est maintenant le corps, avec ses contusions et ses blessures,
lieu et signe de l'humaine finitude. Nombre d'images sont
tirées de l'univers tactile : " coup de torchon
en profondeur " , " dures blessures non polies
" ; " savoure encore l'effleurement / d'un
projectile " ; " une griffure, une éraflure
" ; " coup de torchon sur le néant
du glas " ; " la rugosité / d'une
rose " ; " ce polissage froid " :
toutes images que l'on peut ramener à l'idée
de frottement 4,
d'excoriation.
Dans l'univers " bloqué " de Pietra
di labbra, le corps représente l'envers de l'esprit
et de la transparence ; le toucher est le sens de la proximité
douloureuse sans résidus, sans renvois. Etymologiquement,
du reste, la contingence a justement affaire avec
le toucher.
[
]
***
Il y a, dans la vie de Dubravko Puek,
un moment où l'expérience de la mort et de
la douleur s'est faite expérience tragique de la
mort et de la douleur de l'autre, le plus idéalement
proche. Un moment où le lieu même qui garde
le rêve de l'origine perdue a connu la déchirure
et la transfiguration de l'histoire. En 1991, l'armée
et les forces paramilitaires yougoslaves attaquent la Croatie
qui s'est déclarée indépendante. La
ville de Vukovar est assiégée et presque entièrement
détruite.
Face aux décombres de la guerre, le mot mort,
le mot pierre, le mot exil, le mot silence
prennent de nouvelles résonances et de nouvelles
significations. La poésie s'ouvre à une dimension
et à un thème nouveaux : la dimension éthique,
le thème du mal.
Dans les vers de la suite Vlkov Valk (Requiem pour Vukovar),
reprise dans le recueil Effetto Raman, de 2001, nous
retrouvons les pierres avec leur valeur symbolique et métaphysique
:
Protégée par la chaleur
d'un projectile,
la parole exsangue s'ouvre
à la pierre épineuse. 5
L'écriture conserve le degré
élevé d'allusivité et de densité
métaphorique du livre précédent, mais
le paysage a changé : nous voyons des champs dévastés
et des ruines, et à côté de la "
pierre épineuse " nous devinons la présence
de pierres réelles, ébréchées
par les coups de morter. Il s'ouvre par moments des échapées
descriptives crues et réalistes : " Remonté
à la surface le corps perdu / un humérus,
un péroné / un tarse, un métatarse
".
Ces territoires sont étrangers à la juridiction
de l'ange. L'urgence poétique n'est plus celle de
déchiffrer les vides laissés par son abandon
: il s'agit maintenant de creuser pour donner un sens à
la nuit, un nom à l'horreur. Même le "
silence " relève moins maintenant de la sphère
de l'indicible métaphysique que de la sphère
éthique de l'absence de voix, du mutisme des corps
" renversés dans le terreau ".
" Le silence au-delà du mur... // ignoble en
tant qu'il refuse / obstinément de dire... "
: voilà ce que nous pouvions lire dans Pietra
di labbra. C'était le silence métaphysique
de l'ange qui se retire, la limite d'indicibilité
vers laquelle tend et à laquelle se confronte la
parole poétique. Maintenant le silence est différent,
c'est le mutisme humain des corps tués, " équivalent
à une question " qui ne peut être traduite
en mots : " dans la parole / le silence est une question
perdue ". C'est peut-être pour cela que la parole
est " exsangue " et " aveugle ".
Le mutisme de ceux qui sont tombés se prolonge dans
le silence qui reste :
Personne ne se souvient, personne
n'oublie.
[...]
Etres à la bouche close,
garantie de transmission... 6
C'est précisément ici
que réside la mesure tragique de ce que l'événement
a d'insoutenable : celui qui survit à l'horreur ne
peut se souvenir, et en même temps il ne peut oublier.
Le silence de ces bouches closes est le néant
de la parole. Non son présupposé, non
son achèvement, ni même sa négation
: sa sourde impossibilité. Ce silence, dur comme
la pierre, est ce qui est transmis. Et il sera mortel
tant qu'il ne sera pas possible de recommencer à
se souvenir.
[
]
Maurizio Chiaruttini
1. Dubravko Puek, Pietra di labbra,
Bergame, Lubrina, 1983, p. 43 (ici p. ..).
2. Ibid., p. 51.
3. Dubravko Puek, Pietra di labbra, op.cit.
4. L'expression " coup de torchon " traduit ici
le substantif strofinata, dérivé du verbe
strofinare, frotter. (NdT)
5. Dubravko Puek, Effetto Raman, op. cit, .p. 38 (ici
p. ..).
6. Ibid., p. 40 (ici p. ..).
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Interview
de Dubravko Puek / Feuxcroisés |
"Nous ne pouvons ni
être ni devenir
ce que nous ne sommes pas"
Dans
sa 5ème livraison, notre revue Feuxcroisés
consacrait un dossier à Dubravko Pusek, comprenant
notamment une interview conduite par Daniel Maggetti. Nous
vous en offrons ici un extrait.
- Dans ces conditions particulières,
celles de l'expatrié, y a-t-il eu des éléments
déterminants qui vous ont poussé à
écrire?
- Comme il arrive souvent, une de
mes premières lectures, peut-être même
la première à avoir vraiment été
importante pour moi, a été déterminante
pour tout le travail d'écriture que j'ai développé
par la suite: il s'agit du Pèlerinage de Childe
Harold de Byron. Je me souviens encore du choc produit
en moi par la découverte de ces vers du Chant III:
"Depuis les jours passionnés - heureux ou tristes
- de ma jeunesse / Il y a peut-être une corde en moins
à mon cur, à ma lyre, / Et il se peut
qu'ils soient désaccordés [
]."
Peu de temps après cette lecture, j'ai commencé
à écrire mes premiers poèmes. J'avais
seize ou dix-sept ans, et déjà j'aimais, comme
je continue de l'aimer aujourd'hui encore, ce qui était
physiquement éloigné de moi, mais que je sentais
spirituellement proche.
- A la source de l'écriture, donc, une ?gure romantique,
voire même l'incarnation symbolique de la Poésie
et de l'exil du poète sur terre. Quels autres modèles
ou compagnonnages littéraires vous ont marqué?
- J'ai commencé à
lire au cours de ma jeunesse des auteurs que je continue
de lire: Rilke, Trakl, Heym, Celan. Mais surtout Rilke et
Hoffmannstahl, en qui j'ai aperçu une ?gure de poète
et d'intellectuel exemplaire. Poète, qui plus est,
issu d'un monde qui était aussi un peu le mien, un
monde dont le souvenir s'était peut-être un
peu assoupi, chez moi, mais qui n'avait pas été
oublié, parce qu'il s'agissait bien, au fond, du
monde de mes ancêtres. Moi qui étais apatride,
j'ai été (tout naturellement, ai-je envie
de dire) irrésistiblement attiré non pas par
le contexte où je vivais, mais par cet autre univers
qui ne m'appartenait plus directement, et dont je n'avais
plus aucune perception au quotidien. Cet appel de l'ailleurs,
cette manière de l'investir, c'est peut-être
la compensation, ou l'avantage abstrait, que trouve celui
qui ne jouit pas d'avantages concrets dans l'immédiat:
privilège et malédiction à la fois,
chevillés à celui qui naît sur la frontière,
à celui qui doit se confronter à de nombreuses
paternités, à trop de paternités. Sur
ce terrain-là, j'ai rencontré des auteurs
qui m'ont tenu compagnie, qui ont été pour
moi des guides, soit directement parce que je les ai connus,
soit parce que j'ai fréquenté avec assiduité
leur uvre: les Croates Krleza, Sop et Quien, les Tchèques
Halas et Holan, le Polonais Herbert, les Russes Mandelstam
et Brodsky, les Italiens Betocchi et Caproni.
- La guerre et, plus largement,
l'Histoire: on sent fortement leur impact dans votre uvre.
Pourquoi?
- Je crois en effet que l'Histoire
a toujours été une sorte de moteur dans ma
démarche poétique. Mais elle n'a jamais été
un but déclaré: plutôt un objectif qu'on
peut deviner entre les lignes. Si elle a eu une place d'exception,
c'est plutôt en tant que moment "éthique".
Puis il y a eu la guerre dans les Balkans, qui m'a évidemment
touché de près - et c'est pendant cette guerre
que sont nés les vers de Vlkov Valk et de
Scotopie. Une vingtaine de textes qui ont été
écrits pendant un laps de temps très long;
il fallait veiller à éliminer tout danger
de dérapage ou de facilité rhétorique,
et donc les laisser décanter. Le premier ensemble
tourne autour de la destruction de la ville de Vukovar;
le deuxième, ainsi que le titre le dit de manière
explicite, se veut une tentative de voir dans le noir -
dans le noir d'une guerre, justement. C'est un recueil qui
se clôt sur une note amère, et qui veut rappeler
que, malheureusement, le temps des assassins se perpétue
sans cesse
Mais, comme je l'ai écrit ailleurs,
on reste dans une situation ambiguë, celle dans laquelle
"personne ne se souvient, personne n'oublie".
- Votre uvre poétique
constitue le pan essentiel de votre travail littéraire,
mais vous êtes aussi traducteur
- Je traduis depuis de nombreuses
années. A la ?n des années 1970, j'ai commencé
à traduire Nikola Sop, ce que je continue de faire.
A la même époque, je me suis intéressé
à plusieurs autres poètes croates, comme Krleza,
Quien, Marovic. Ensuite, j'ai traduit l'expressionniste
allemand Ernst Stadler, l'Ukrainien Igor Kalynets, le Tchèque
Macha. Actuellement, je suis entrain d'achever la traduction
d'un choix de textes du poète jurassien Francis Giauque.
- Une grande variété
de langues, de tonalités, d'univers: vous semblez,
en traduisant, vouloir surtout donner accès à
des altérités, et non pas vous préoccuper
de trouver la parfaite adéquation entre les textes
et les langues. Je me trompe?
- Vous ne vous trompez pas.
En effet, je n'ai jamais été obsédé
par l'opinion courue selon laquelle traduire équivaut
à trahir. L'opération de traduction présente
de tels écueils et soulève des questions si
lourdes qu'il y aurait de quoi se décourager: la
?délité à l'expression originale, l'osmose
des cultures entre elles, et tant d'autres problèmes
impossibles à trancher
A mes yeux, le fait
que quelqu'un passe une partie de sa vie à lire et
à écrire en une autre langue les vers d'un
autre poète est en soi un témoignage de proximité,
d'affection, de ?délité. Ce sont là
des gages dans la construction d'une relation basée
sur l'estime, l'échange et le respect: des valeurs
auxquelles j'adhère, et qui débordent largement
la sphère de la seule littérature.
Page créée le: 08.10.04
Dernière mise à jour le 11.10.04
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