Ecrire, ne pas écrire : telles
sont les deux activités au coeur de tous les textes
d'Enrique Vila-Matas depuis plus de vingt ans [...]
Les écrivains et leurs textes sont presque toujours
les héros véritables des livres d'Enrique
Vila-Matas. Dans une espèce de post-modernisme humaniste,
avec humour et ironie et non sans émotion, il fait
vivre une seconde vie aux citations en en changeant l'auteur
(Valery Larbaud se retrouve l'auteur d'une phrase de Christophe,
le créateur de la Famille Fenouillard) ou en intervertissant
les écrivains et ce qu'ils ont dit quand il en cite
plusieurs à la fois, comme par exemple, dans Docteur
Pasavento, Samuel Beckett et Peter Handke. Mais l'auteur
au centre de ce dernier livre est Robert Walser, l'écrivain
suisse né en 1878 et mort en 1956 après vingt-sept
ans passés à l'asile, et qui passionne Vila-Matas
depuis Abrégé d'histoire de la littérature
portative. Car l'auteur de l'Institut Benjamenta, «le
prince discret des écrivains qui ont du charme»,
est celui dont la vie et l'oeuvre se rapprochent le
plus des ambitions des personnages de Vila-Matas. «Et
cela faisait déjà des années qu'il
était mon héros moral. J'admirais chez cet
homme l'extrême répugnance qu'éveillait
en lui tout type de pouvoir et son renoncement précoce
à tout espoir de succès, de grandeur. J'admirais
l'étrange décision qu'il avait prise de vouloir
être comme tout un chacun, alors qu'en réalité,
il ne pouvait être comme personne, parce qu'il ne
souhaitait pas être quelqu'un, ce qui, sans aucun
doute, rendait encore plus difficile son désir d'être
comme tout le monde», dit rapidement le narrateur
de Docteur Pasavento.
Mathieu Lindon
9.03.2006
Sur les traces de Robert Walser
L'Espagnol Enrique Vila-Matas cultive l'art de l'éclipse
dans son dernier récit. Une fugue éclatante
d'érudition, de fantaisie.
D'abord connu d'un petit cercle d'aficionados,
Enrique Vila-Matas l'est aujourd'hui par une foule de lecteurs.
Grâce à l'éditeur Christian Bourgois,
les francophones peuvent accéder à l'oeuvre
vertigineuse de cet homme né à Barcelone en
1948. Trois de ses titres viennent d'être (re)publiés
en français. En plus d'un inédit, deux rééditions
paraissent dans la nouvelle collection de poche «Titres»:
Abrégé d'histoire de la littérature
portative et Enfants sans enfants dédié à
Kafka. Lui aussi «fils sans fils», le Barcelonais
a fondé - et l'agrandit de texte en texte - une famille
littéraire en se dédoublant et en prenant
pour héros des écrivains, vivants ou morts,
vrais ou fictifs, masqués ou sans fard.
Comme souvent dans les romans («livres autobiographiques
où tout est inventé») de l'Espagnol,
le narrateur de Docteur Pasavento est un auteur élaborant
une conférence. Une fois encore, Enrique Vila-Matas
réfléchit sur la nécessité de
la littérature et de ses artifices pour supporter
le réel en flirtant avec l'absurde dans ce nouveau
récit inclassable, picaresque, intime, autofictif,
philosophique, éclatant d'intelligence et de fantaisie.
Après Paris ne finit jamais (2004), où le
Barcelonais évoquait sa rencontre avec Marguerite
Duras, la capitale française accueille ici le soi-disant
Docteur Pasavento. Cet homme qui se prend pour un
psychiatre aimerait se retirer du monde, s'évanouir
dans la nature, mais aussi dans la littérature. Il
fugue tout en dissertant sur l'identité et la disparition,
thèmes majeurs chez Vila-Matas, dont la narration
effervescente et en trompe-l'oeil brouille nos repères
spatio-temporels.
La plupart des figures d'écrivains chez Vila-Matas
sont des disparus attirés par la disparition (Kafka,
Salinger, Blanchot, Bove, Michaux, Perec, Sebald...). Parmi
eux, notre compatriote Robert Walser est le «héros
moral» du Docteur Pasavento, qui se rend entre
autres (en pensée ou pour de vrai) à l'asile
d'Herisau, où ce «prince discret des écrivains
qui ont du charme» a fini sa vie. Se demandant en
passant si la Suisse n'est pas «une immense Arcadie
de la maladie», le narrateur laisse son humour, son
imaginaire et son érudition vagabonder en des terres
littéraires où l'on cultive l'art de l'éclipse.
Se perdre de vue pour mieux se retrouver semble le résultat
de ce voyage. N'est-ce pas aussi le but de l'écriture
et de la lecture, qui permettent de changer de peau à
l'envie?
Elisabeth Vust
11.04.2006
[...] nombreuses sont [...] les figures
de la modernité qui ont problématisé
le destin d'une littérature obsédée
par sa possible disparition, glissant vers le "blanc
pur" , l'"innommable" ou le "rien".
Ecrire (sur) le rien, c'est encore écrire bien sûr.
[...] [Vila-Matas] a depuis longtemps intériorisé
l'idée d'un "adieu", ou en tout cas d'un
"après": il sait qu'il y a eu avant lui
Montaigne, Sterne, Hemingway, Melville, Kafka, Robert Walser...
Il le sait tellement qu'il a fait des écrivains les
personnages principaux de ses livres, à mi-chemin
entre romans, récits biographiques et autofictions
facétieuses.
[...]
Docteur Pasavento a pourtant quelque chose d'un peu
différent des précédents livres du
Barcelonais, parce qu'on sent y poidre une tentation sincère
du retrait, et comme un désir de fuite, de refuge
dans la neige - fantasmée - où s'est définitivement
perdu Walser, le jour de Noël 1956. [...]
Bien sûr, ce rêve de disparition n'est pas une
simple lubie. C'est, avec beaucoup d'humour, une manière
d'imaginer une issue possible aux impasses de la modernité
et à cette "crise du sujet" dont la littérature
ne s'est toujours pas guérie... [...]
Pour Vila-Matas, c'est aussi une façon de se retrouver,
car le départ solitaire de son personnage coïncide
avec le retour d'une mémoire comme remise à
neuf, où affleurent pêle-mêle le souvenir
d'un but de Maradona et les enseignes détruites d'une
rue d'autrefois... Voici donc la magie bien vivante de la
littérature [...]: l'intime s'y régénère
quand le "je" s'y perd, pèuisque l'écriture
en fait toujours "un autre".
Fabrice Gabriel
Comme un prélude à
la modernité, et à tout ce qu'elle devait
comporter de tragédie, Franz Kafka formula un jour
ce mystérieux précepte, à l'accent
hégélien : « Il nous incombe encore
de faire le négatif ; le positif nous est déjà
donné. »
[...]
Ainsi le Docteur Pasavento est l'identité
fortuite prise par le narrateur pour mieux disparaître.
[...] De multiples pérégrinations - de Naples
au Canton d'Appenzell - ne feront que rendre ce désir
[de disparaître] plus insaisissable. [...]
Patrick Kéchichian
24.03. 2006
Page créée le: 14.08.06
Dernière mise à jour le: 14.08.06
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