Une vie en vingt-cinq mouvements
Vie de poète - ce titre
promet le bilan poétique d'une vie. C'est à
l'âge de 39 ans que Robert Walser semble le tirer,
à Bienne, sa ville natale. C'est là qu'il
est revenu s'établir après ses années
berlinoises, en 1913. Pourtant, le recueil qu'il propose
en mai 1917 aux éditions Huber de Frauenfeld n'a
rien d'une vaste fresque autobiographique : " Je viens
d'agencer solidement et de terminer un nouveau livre : 55
pages manuscrites, 25 proses, dont "Maria". L'ouvrage
s'intitule Poetenleben, et je le considère
comme le meilleur, le plus lumineux, le plus poétique
de tous mes livres jusqu'ici, et si l'on choisit un petit
format, élégant, il comptera environ 200 pages.
Le choix porte exclusivement sur des pièces qui parlent
de poètes dans un style narratif, en sorte que l'ensemble
se lit comme une histoire romantique. J'ai réécrit
toutes ces proses afin de leur donner la forme la plus ferme
en même temps que la langue la plus attrayante possible.
" Plus loin, Walser souligne que ce livre est "
encore plus cohérent " que l'autre recueil de
proses auquel il travaille pratiquement en même temps,
et qui paraîtra plus tard sous le titre de Seeland.
Pourtant, quant à leur longueur, à leur style
et à leur genre, les proses brèves de Poetenleben,
qui toutes avaient connu une première publication
en revue ou dans des journaux, sont bien plus hétérogènes
que les six grandes proses de Seeland. Dès lors,
en quoi consiste l'unité intérieure, la logique
littéraire de Vie de poète ?
Tout d'abord, on est tenté
de l'attribuer seulement à la teneur biographique
de plusieurs pièces qui, à la manière
de souvenirs personnels, se rapprochent de circonstances
de la vie de Walser lui-même. En outre, à l'intérieur
du recueil, l'auteur les ordonne en sorte qu'elles retracent
les principales étapes de sa biographie. Il va même
jusqu'à citer des noms et des lieux : une prose,
par exemple, est consacrée à son premier défenseur,
le journaliste et homme de lettres Josef Victor Widmann,
qui avait publié ses premiers poèmes dans
le Bund. Ou dans " Wurzbourg", il rencontre l'écrivain
Max Dauthendey. Même l'âge, ici, est conforme
à la réalité : Walser avait vingt-trois
ans lorsqu'il fit étape dans cette ville, en route
pour Berlin. De nombreux autres épisodes se fondent
sur des circonstances biographiques, ou les soulignent :
ainsi, Walser choisit un nouveau titre, " La tante
", pour un texte qui nous emmène au village
natal de sa mère, dans l'Emmental, et qui, dans sa
première publication, s'intitulait " Voyage
à pied ". Dans le texte central, " Marie
", on reconnaît la ville de Bienne, où
Walser, revenant de Zurich, s'était réinstallé
en 1905. Sous les traits de M me Bandi, on peut identifier
le portrait de Flora Ackeret, liée de multiples façons
à la famille Walser et chez laquelle le père
de l'écrivain habitera jusqu'à sa mort, en
1914. " Fragment de la vie de Tobold " rappelle
le séjour que fit Walser en tant que domestique au
château de Dambrau, en Silésie, et la représentation
des Contes d'Hoffmann rappelle ses années berlinoises.
Ce spectacle fut en effet l'un des grands succès
du frère de Robert, Karl, qui y triompha comme décorateur
de théâtre. Les succès de Walser lui-même
à Berlin, en tant que jeune talent littéraire
très remarqué, bientôt capable de rivaliser
avec son frère, restent cependant exclus des textes
retenus dans Vie de poète, comme si l'apogée
de ce parcours littéraire devait être occulté
: " Souvenir des Contes d'Hoffmann" sont immédiatement
suivis par " Le nouveau roman", dans lequel un
jeune écrivain est réduit au silence par son
propre succès. De même "Le talent ",
le texte suivant, montre un écrivain en fuite devant
le public. Dans " Madame Wilke ", qui porte le
vrai nom de sa logeuse du Westend de Berlin, Walser retrace
ses dernières années berlinoises comme un
temps d'échec. L'amplitude de cette " vie "
de " poète " décroît : de
" Pièce en chambre " au "poêle
" refroidi, et jusqu'à l'honnête "
bouton" qui apparaît comme l'ultime destinataire
fiable du "discours " de l'auteur. Même
le rêve d'un monde meilleur, tel qu'osent l'exprimer
les deux petites proses enchâssées dans "
L'ouvrier ", est assombri par la guerre - Walser avait
envoyé la version initiale de la première,
sous le titre de "Divaguer ", à la revue
allemande Zeit-Echo lorsque cette dernière,
en 1915, lui avait demandé de se prononcer sur l'expérience
de la guerre. " Hölderlin ", pour finir,
rapproche la faillite d'une existence de poète et
l'apothéose de la créativité artistique
pour composer un extraordinaire portrait du poète,
vibrant dans ses contradictions. Impossible, dans notre
perspective d'aujourd'hui, de ne pas associer la "
folie " d'Hölderlin, sur laquelle le texte se
termine, à une anticipation poétique du destin
de Walser lui-même.
Cependant, avec cette évocation
d'un poète au destin tragique, Walser n'a pas dit
le dernier mot de Vie de poète, et encore
moins de sa propre existence. Il place à la fin du
recueil le texte éponyme " Vie de poète
", dont une première version avait paru en 1916
dans la revue Die weissen Blätter. Ce texte
se lit tout d'abord comme un résumé de tout
le volume, ou comme une ouverture a posteriori, dans laquelle
tous les thèmes apparaissent une dernière
fois. Mais dans la suite dont elles sont l'aboutissement,
ces pages marquent une rupture : elles situent le poète
dont elles esquissent la vie à une distance énorme,
surprenante, que Walser accroît encore au moment où
il retravaille cette prose pour le recueil. L'objet de ses
investigations semble échapper sans cesse à
la voix narrative, qui adopte presque le ton de l'enquête
policière. Dans les méandres des formulations
alambiquées que le texte déroule, ni le "
poète " ni sa " vie " ne se laissent
saisir. Mais " la vie ", leitmotiv de tout le
volume et d'une époque qui voue précisément
un véritable culte à la vie, continue à
pulser dans ce texte jusqu'à la phrase : " En
sorte qu'il se laissait vivre ". Avant le dernier paragraphe,
le texte semble ainsi tirer un bilan résigné,
en même temps qu'il varie la phrase de " Vie
estivale " : " Ainsi me laissais-je vivre ".
Formule qui, sans aucun doute, reprend la dernière
phrase de Lenz de Georg Büchner: " Ainsi se laissa-t-il
vivre ". La première version de " Vie
de poète " citait d'ailleurs littéralement
la phrase finale de cette nouvelle inspirée par le
destin d'un poète du Sturm und Drang, écrite
en 1835 et redécouverte à l'époque
de Walser, qui en était un grand admirateur. Mais
ce n'est pas, comme chez Büchner, sur le retour résigné
d'un poète éteint à une normalité
vide, que se termine "Vie de poète ".
Walser continue d'écrire au-delà de cette
conclusion d'emprunt, il entame un nouveau paragraphe, une
pirouette syntaxique immensément longue dans le contexte
de ce recueil, où se perd la trace du poète
représenté. Or c'est précisément
ainsi qu'il peut rester vivant, s'évadant par ses
propres forces de la tentative de l'enfermer une fois pour
toutes à l'intérieur de la solide reliure
d'un livre.
Cette fin ouverte est emblématique
de l'ouverture de tout le livre. S'il peut être compris
comme une " autofiction " de Walser, c'est bien
par cette ouverture tous azimuts, en tant que mobile constitué
d'éléments multiples qui s'équilibrent
et se donnent mutuellement des impulsions. Dans leur autonomie
même, ces vingt-cinq proses, comme autant de mouvements
musicaux, retracent des vies possibles de poètes
- le titre allemand, Poetenleben, ne précise
pas s'il faut comprendre le mot " vie " au pluriel
ou au singulier. Le " je " qui prend la parole
dans ces textes est lui aussi multiple, à la façon
particulière dont il se présente dans "
Le presbytère" : " Mon nom est tel et tel
et je suis ci et ça. " Et dès la première
page, les figures du " je " arborent des costumes
toujours différents - un leitmotiv de l'art de la
métamorphose de Walser. Il n'est pas rare que ces
vêtements soient " minces" et " légers
" malgré la rudesse de la saison, et qu'ils
ne conviennent pas à ce que la société
attend de leur porteur. Le poète Dauthendey, bien
établi déjà, constate : " Vous
ressemblez à un habitant de contrées qui n'existent
que dans votre tête, alors que vous devriez avoir
l'air, ce serait recommandable, d'un simple pécheur
parmi les hommes, ou d'un contemporain parmi ses contemporains.
" C'est pourquoi il offre au poète vagabond
un nouveau costume, socialement correct, pour son voyage
à Berlin.
Ainsi le vêtement devient-il
un uniforme, le simple marqueur d'une fonction sociale.
On affuble " Tobold", par exemple, d'un vieux
frac de laquais dont les boutons portent les armes comtales.
Mais c'est précisément dans cette extériorité
que les vêtements manifestent leur vérité
intérieure, ainsi que le déclare le narrateur
de " La tante ": "Comme je suis à
l'image de mon aspect extérieur, mon habit ne ment
pas, au moins, et qui se dit en me voyant que je dois être
un drôle de type pourrait avoir raison. " Le
texte " Vie de poète " résume:
" Pour ce qui est des vêtements, il portait presque
toujours des costumes qui lui avaient été
offerts. " Walser lui-même, dans ces habits d'emprunt,
doit être compris tout au plus comme une " chose
extérieure ", quelqu'un qui se revêt lui-même
du pronom "je ". Le chapeau est à la tête
ce que le pronom est à la personne. Dans les textes,
les chapeaux changent en même temps que les vêtements,
rendant leur porteur à la fois identifiable et méconnaissable.
Walser pousse ce leitmotiv primesautier jusqu'à une
image poignante, au moment où il ne reste plus, posés
sur son lit, que la robe et le chapeau de la défunte
Madame Wilke. Il y a cependant un personnage qui ne porte
pas de chapeau, explicitement, laissant de la sorte une
liberté " merveilleusement, fantastiquement
sauvage " à sa chevelure ; c'est la mystérieuse
Marie, l'héroïne que Walser place au centre
du recueil. Au contraire de Mme Bandi, nous ne connaissons
pas d'équivalent direct à ce personnage féminin
dans la biographie de Walser ; bien plutôt, Walser
dessine ici une figure issue " d'un âge d'or
enfui depuis longtemps ", qui peut briller encore une
fois dans la lumière rasante du crépuscule
de cette prose, la plus longue du recueil. Grâce à
Marie, Vie de poète peut bel et bien se lire
comme une "histoire romantique", ainsi que Walser
l'écrit à son éditeur, et l'on peut
voir en elle l'incarnation de tout l'imaginaire du désir
qui relie Walser au romantisme littéraire. Ainsi,
Marie incarne ce décalage temporel que Walser vise
arbitrairement et consciemment, lorsqu'il propose à
l'éditeur de choisir pour ce livre une ancienne écriture
gothique, afin de lui donner l'air " d'avoir été
imprimé en 1850 ". Et quant à la police
de caractères, il ne désire " rien d'anguleux,
rien de dur, mais quelque chose de gentil et de doux "
; cela doit être " chaud et surtout : rond".
Il aimerait donc un texte à l'apparence délibérément
démodée, ainsi qu'il le formule pour l'éditeur
sous forme négative : " de la non-modernité
! " Malgré tout, Vie de poète
n'est pas une littérature d'évasion néo-romantique,
par laquelle Walser pourrait s'esquiver de sa propre vie
et le lecteur échapper aux crises des temps modernes.
De façon beaucoup trop marquée, il donne à
cette Marie, qui disparaît du texte comme " une
note de rossignol ", le caractère d'un "souvenir
de papillon ", aussi idéalement beau que merveilleusement
volatile. C'est ainsi qu'elle peut, tout comme l'écriture
arrondie que Walser désire pour son texte, s'opposer
à l'âpreté du présent. La prose
intitulée " Widmann", au début du
recueil, le dit sans ambiguïté : " Le monde
avait l'air sombre, hostile et dur. " Car le monde
réel de Walser est en pleine guerre, et l'"
ouvrier " qui rêve d'un monde meilleur finira
par s'y engager, et par y périr pour la patrie, peut-être.
Walser lui-même corrige les épreuves du livre
en été 1917 pendant une période de
service militaire. Lorsque Vie de poète paraît,
en automne 1917, il se trouve, au programme des éditions
Huber, à côté de titres comme L'Homme
fort : une histoire d'officier suisse de Paul Ilg, ou
du roman à succès de Robert Faesi, Le Fusilier
Wipf : une histoire de service militaire aux frontières.
Dans ce contexte, on peut bien prendre le livre de Walser
pour du simple romantisme. À l'instar de Hermann
Hesse qui, dans la Neue Zürcher Zeitung, le
place avec admiration à côté de La
Vie d'un propre à rien d'Eichendorff, et se lance
dans une envolée devenue célèbre :
" Si les poètes comme Walser comptaient parmi
les esprits dominants, il n'y aurait pas de guerre. S'il
avait cent mille lecteurs, le monde serait meilleur. Celui-ci,
quel qu'il soit, est justifié par le fait qu'il y
a des gens comme Walser et de jolies petites choses comme
sa Vie de poète. " Hesse stylise Walser,
qui pouvait compter à l'époque plutôt
sur mille lecteurs que sur cent mille, en poète pour
la paix, mais par là même, il ramène
son oeuvre à " une jolie petite chose "
ingénue, aux couleurs romantiques un peu fanées.
Walser le lui fait comprendre avec subtilité dans
sa lettre de remerciements : d'une part, il s'y déclare
lui-même grand amateur de La Vie d'un propre à
rien. D'autre part, il y évoque en termes désinvoltes
" mon quartier général ou diplomatique,
c'est-à-dire ma chambre des députés
", désignant ainsi la mansarde de l'Hôtel
de la Croix bleue, à Bienne, dans laquelle il a écrit
Vie de poète - et qui de toute évidence
n'était pas une enclave neutre dans le vacarme de
la guerre européenne. Certes, Vie de poète
cherche un terrain pacifié, sans pour autant se trouver
épargné par la " dureté "
des temps, et sans s'y dérober. Tout le romantisme
de la nature auquel Walser fait appel est dressé
contre cette dureté. Une phrase ajoutée dans
la nouvelle version de " Madame Wilke " fait prodiguer
aux arbres des encouragements à l'adresse du désespéré
: " Des voix indescriptiblement engageantes m'exhortaient
du haut des arbres : "Non, tu n'as pas le droit de
tomber dans la triste idée que tout est dur, faux
et méchant ici-bas. Viens nous voir plus souvent
; la forêt te veut du bien". "
Ces "voix engageantes ",
on les entend presque à chaque page de Vie de
poète. Mais sur le grand arc biographique que
trace le livre en pointillé, elles se perdent peu
à peu. On l'observe à l'exemple de la couleur
verte. C'est la couleur de la forêt, de la vie, de
l'espérance et de la créativité. En
outre, on y perçoit l'écho littéraire
du roman de Gottfried Keller, Henri le Vert, que Walser
admira toute sa vie. Dans presque chaque texte de la première
partie de Vie de poète, Walser introduit une
touche de vert - sauf dans la " Petite mésaventure
sur la route " qui décrit la rencontre désagréable
avec un gendarme. C'est dans " Marie " que cette
couleur forestière atteint sa profondeur la plus
grande. Comme pour démontrer à son frère
le peintre que l'écrivain dispose également
d'une chatoyante palette de couleurs personnelles, Walser,
ici, pousse son art synesthésique de la description
de la nature à son point culminant. Ensuite, avec
les rudes expériences de la détresse de l'écrivain,
le vert disparaît presque entièrement des textes.
Chez " Madame Wilke ", il ne reste que l'espoir
de voir reverdir en été le maigre bouleau,
à la fenêtre. Car dans la capitale, c'est l'hiver
: " Dehors, un vent glacé de décembre
balayait les rues de la capitale. " L'été
verdoyant avec exubérance qui domine la première
moitié du texte est relayé par le gris dur
de l'hiver, adouci une seule fois par les flocons de neige.
Mais dans le texte final, qui résume tout le recueil,
Walser rappelle le vert : " Pour certains, ces cabinets
de lecture sont même disposés dans la verdure,
en sorte que le lecteur assidu, s'il s'assied devant la
fenêtre ouverte, s'en met en plus, ce dont il loue
Dieu, plein les yeux et les oreilles. " Le vert est
un plaisir de lecture qui suppose des fenêtres aussi
ouvertes que le sont les yeux et les oreilles. Et au "strict
accomplissement du devoir ", Walser oppose " d'agréables
flâneries, promenades et vagabondages rouges, bleu
ou verts " - il ajoute ces adjectifs dans la nouvelle
version du texte. Certes, le pouvoir de devenir peintre
est ici implicitement dénié au poète.
Mais le plaisir de lire que la Vie de poète
déploie sous nos yeux n'en est que plus multicolore,
dans la bigarrure des textes.
Ceux-ci semblent s'enchaîner
dans " un pêle-mêle extrêmement poétique
et pittoresque ", comme ce qu'entrevoit le narrateur
en passant devant une ferme. Cependant, ils obéissent
à une logique extérieure et intérieure
qui ne se limite pas à l'extinction progressive des
couleurs et à leur ressurgissement poétique
dans le texte final. De façon bien plus fondamentale,
tous les textes ont en commun une dynamique lancée
dès le premier texte en tant que " Voyage ",
et selon laquelle tout finit par se déplacer avec
le marcheur : " prés, champs, forêts,
labours, montagnes, et jusqu'à la route elle-même.
" De même que le marcheur met la route en mouvement,
ainsi le premier texte du recueil avance-t-il, au fur et
à mesure qu'il se raconte. Le jeune homme de lettres
doit tout d'abord se " mettre en route ", au sens
strict. Bientôt, il trouvera sa propre direction,
pourra prouver son obstination. Cette notion, Eigensinn
en allemand, surgit sous des formes variées tout
au long du recueil, jusqu'au texte final, " Vie
de poète ", qui en fait le bilan : "
C'est tout de même une chose acquise que ce poète
aimait à n'en faire absolument qu'à sa tête.
Pour quelle raison ? Hum!"
Cependant, les divers poètes
qui apparaissent dans les textes ne suivent pas tous la
même voie. Fréquemment, ils prennent la route
à la fin d'un texte pour surgir dans le suivant d'une
toute autre direction et en un tout autre lieu. Seul compte
le " mouvement ", qui devient lui-même l'un
des leitmotive du recueil. Lui seul peut leur assurer vitalité
et créativité. " Les artistes ",
dans le récit du même nom, cherchent la liberté,
les vastes horizons, et du mouvement " intensif ".
De la sorte, ils peuvent également mettre le monde
en branle. C'est pourquoi, même le conte de "
La Belle au bois dormant", que Walser a repris à
plusieurs reprises sous des formes poétiques variées,
trouve sa place dans ce recueil, bien qu'il ne soit censé
traiter " que de poètes ". Car le prince
qui parvient à réveiller le monde à
force de baisers à la Belle endormie, à l'arracher
à son sommeil de mort et à lui rendre vie
et mouvement, est la projection du poète selon Walser.
Vie de poète, ici, veut également dire
: une " vie " due au seul " poète
".
Qui dit mouvement dit liberté.
" Un monde était délivré ! "
triomphe le texte de " La Belle au bois dormant",
quand le pays " reprit vie " et que les arbres
" verdirent et fleurirent ". Déjà
le texte d'ouverture l'annonçait : " Je me sentis
alors l'esprit divinement libre". Dans " Marie",
dont les pas sont musique et les mouvements mélodies,
ce dynamisme rythmé prend une dimension esthétique.
Elle incarne ce que Walser résume ici dans une notion
centrale de tout le recueil, voire même de toute son
oeuvre: la " liberté de mouvements". Elle
inclut la liberté de surgir et de disparaître
dans l'ouvert, comme le personnage de Marie. Le texte final,
" Vie de poète ", est tout aussi
explicite à ce propos: une " âme jeune"
qui se sent appelée à écrire nécessite
" liberté " et " mobilité ".
Car le mouvement est l'un et l'autre: condition préalable
et figuration d'une liberté vécue. Dans la
seconde moitié du recueil, cette liberté de
mouvements se restreint au fur et à mesure que se
restreint l'espace encore ouvert pour les personnages. Ainsi,
le narrateur, dans " Madame Wilke ", reste-t-il
des jours entiers au lit, déprimé, jusqu'à
ce qu'il se remette enfin en route, secoué encore
une fois par la " vie " personnifiée. La
" Pièce en chambre " montre l'écrivain
enfermé entre le lit, le mur et la table, et la seule
chose qui puisse encore bouger, ici, est sa plume rapide.
La tragédie d'" Hölderlin ", enfin,
se ramène à sa nostalgie passionnée
de la liberté qu'il perd entre " les parois
étroites, mesquines, joliment tapissées "
d'un " salon bourgeois ", où il languit
comme " un lion asservi et enchaîné ".
Mais c'est également Hölderlin qui montre comment
danser dans les liens, comment l'art prend son essor, tel
" un danseur richement paré ", au-delà
du désespoir. Cependant, la poésie n'est pas
un moyen de s'évader du salon bourgeois, ce n'est
pas un ballon captif rose au-dessus d'une prison. C'est
précisément là tout l'art d'Hölderlin
: l'art de chanter la destruction et l'anéantissement
de sa vie sur " l'instrument de la langue ", dans
de " merveilleuses mélodies dorées ".
De la perte de la " vie " naît la "
poésie ", mais au prix de la folie.
Walser, en revanche, aimerait les
garder l'une et l'autre, la poésie et la vie, pour
les réunir en " Vie de poète ".
Du moins devraient-elles se cramponner l'une à l'autre,
comme le clou et le parapluie que l'écrivain sans
succès de " Pièce en chambre ",
en quête d'un sujet, finit par découvrir :
quelque chose de "las de vivre " est accroché
à quelque chose de " rassasié de jours
", jusqu'à ce que sous les yeux de l'écrivain,
un nouveau texte naisse de cette figure doublement négative.
De même, le " talent " transforme le désespoir
de voir tarir sa créativité en nouvelle créativité.
Et dans " Le nouveau roman", la demande paralysante
d'une oeuvre " puissante ", " de gros calibre
", " considérable " et " à
succès " ne donne pas de nouveau roman, mais
au moins une petite prose qui décline ironiquement
tous les adjectifs tonitruants du succès littéraire
que l'on a coutume d'attribuer à un roman. Certainement,
c'est aussi l'expérience amère que fait Walser
lui-même, car après ses rapides succès
berlinois, qui lui avaient permis la publication de trois
romans, il lui faudra se replier sur son " commerce
de petites proses " destinées à des journaux
et à des revues. Mais tout en retravaillant à
neuf chaque texte en particulier, afin de lui donner, ainsi
qu'il l'écrit à l'éditeur, " la
forme la plus ferme en même temps que la langue la
plus attrayante possible ", et tout en composant avec
soin son recueil, il crée à sa façon
un roman véritablement " nouveau", singulier,
capable de tenir la route comme une oeuvre de plein droit.
À partir de cette entité
singulière qu'est devenue Vie de poète,
Walser peut à présent porter un regard ironique
sur sa vraie vie d'écrivain fournisseur de journaux.
Dans la première version de " Madame Wilke ",
publiée en juillet 1915 dans la Neue Zürcher
Zeitung, le narrateur visite une nouvelle chambre dans l'intention
de la louer. Il fait alors notamment l'éloge de la
" vieille table noble, venue de temps anciens, subtils
", et il fait part de ses intentions : " J'écrirai
ici des essais, des esquisses, des études, de petites
histoires ou même des nouvelles, pour les envoyer
à des journaux et revues. " Dans la nouvelle
version, qui ne paraît pas dans un journal, mais dans
le recueil, cette intention n'est plus qu'une supposition,
redoublée avec auto-ironie : " Je présume
que je vais m'y installer pour écrire des compositions,
des esquisses, des études, de petites histoires ou
même des nouvelles, afin de les envoyer, munies de
la prière instante de bien vouloir les publier rapidement,
à toutes sortes de rédactions de journaux
et de revues exigeantes et vénérables, par
exemple les Dernières Nouvelles de Pékin
ou Le Mercure de France, où le succès,
à coup sûr, me sourira. " Sur le ton revendicateur
du feuilletonniste, Walser ajoute ici une pirouette de plus,
et avec l'espoir de succès auprès des Dernières
Nouvelles de Pékin ou du Mercure de France,
il retourne ironiquement le fait qu'avec la guerre, la résonance
qu'il peut espérer pour Vie de poète,
en 1917, a encore diminué. Plus loin, dans le même
texte, il est catégorique : " Les gens qui n'ont
pas de succès parmi les gens n'ont rien à
faire parmi les gens. "
Aujourd'hui, cependant, cinquante
ans après la mort solitaire de Walser dans la neige,
cette page s'est tournée. Le succès est venu,
bien au-delà de la Suisse. Les premières traductions
de Walser en chinois ont paru, et les Dernières Nouvelles
de Pékin, si elles existent, pourraient en rendre
compte. En France, où il est désormais accessible
grâce à de nombreuses traductions, Walser pourrait
également aspirer à une place de choix au
panthéon des écrivains. Vie de poète,
dont voici la première traduction intégrale
en français, le qualifie tout particulièrement
pour cela. Car les grands morts de la littérature
européenne, figés dans l'histoire littéraire,
y attendent que Walser les rejoigne pour leur insuffler,
avec ce livre, sa " liberté de mouvements "
et sa vitalité poétique.
Peter Utz
Page créée le: 13.08.06
Dernière mise à jour le: 13.08.06
|