retour à la rubrique
retour page d'accueil


Jean Starobinski
Action et Réaction, vie et aventure d'un couple, Le Seuil.

Version imprimable

Retrouvez également Jean Starobinski dans nos pages consacrées aux auteurs de Suisse.

  Jean Starobinski / Action et Réaction, vie et aventure d'un couple
 

ISBN 2.02.021795.3

Pourquoi, dans la vie quotidienne, affirme-t-on qu'une situation intolérable appelle une réaction ? Comment les biologistes en sont-ils venus à penser les rapports du vivant et du milieu en termes d'interaction ? Pour quelle raison la psychiatrie a-t-elle adopté, il y a un siècle, la catégorie des affections réactionnelles ? Pourquoi le concept d'abréaction fut-il inventé puis abandonné par la première psychanalyse ? Que veut-on faire entendre, quand on déclare qu'une politique est réactionnaire ? Dire que le totalitarisme nazi fut une réaction au totalitarisme communiste, n'est-ce pas l'excuser ? Le mot " réaction " et ses dérivés offrent leurs services pour l'explication causale comme pour la compréhension par sympathie. Ils nous viennent à l'esprit quand nous cherchons des réponses à nos problèmes. Or ces mots, précisément, ne font-ils pas problèmes ?.

C'est l'occasion, pour Jean Starobinski, d'examiner les filières intellectuelles à travers lesquelles le mot " réaction " et ses dérivés nous sont parvenus. Ce livre remonte au rôle que leur attribua la scolastique, mais aboutit aux interrogations qui entourent aujourd'hui la notion de progrès, sans laquelle la réaction politique ne peut être pensée.


Il convoque aussi bien les philosophes (Aristote, Leibniz, Kant, Nietzsche, Jaspers), que les savants (Newton, Bichat, Claude Bernard, Bernheim, Freud) et les écrivains (Diderot, Benjamin Constant, Balzac, Poe, Valéry). L’ouvrage est une traversée originale de la culture occidentale : il éclaire successivement les fondements de la science et la protestation des poètes, parcourant ainsi les chemins qui conduisent à nos perplexités présentes.

Imprimé en France 10.99, 160FF

 

  Article de John E. Jackson / Le Temps

LIVRES

Histoire des idées - Le critique consacre une étude admirable à l'histoire de deux termes et aux métamorphoses de leur sens, du champ de la physique à celui de la chimie, de la médecine ou de la politique.

Jean Starobinski
Action / réaction: un couple de mots prolifiques

L’une des raisons qui font de Jean Starobinski un homme si universellement admiré est le sens avec lequel il sait déterminer la distance nécessaire par rapport à son objet. Qu'il choisisse une approche stylistique ou historienne, rhétorique ou sociologique, psychologique ou thématique, linguistique ou phénoménologique, toujours le critique genevois sait élire la "bonne" distance, celle qui lui permet à la fois d'être dans l'intimité de ce dont il parle et de garder le recul nécessaire pour mettre cette intimité en perspective. Cela, nous le savions depuis longtemps. Ce que l'on mesurait peut-être moins, c'est à quel point cette aptitude proprement littéraire qui fait de cet homme le primus inter pares des études de lettres, allait de pair avec une conscience et un savoir scientifiques qui en sont comme la doublure. Action et réaction, l'ouvrage que Starobinski fait paraître ces jours-ci, permet au contraire à cette doublure de prendre pour une fois le devant de la scène: c'est le scientifique en lui qui s'est fait ici historien.

Sous-titrée "Vie et aventure d'un couple" - comme pour illustrer la remarque du Louis Lambert de Balzac: "Quel beau livre ne composerait-on pas en racontant la vie et les aventures d'un mot?" -, cette étude est consacrée à l'histoire du couple formé par deux termes dont l'intérêt tient à la fois dans les métamorphoses de leur sens et dans leur capacité à être employés de manière figurée. L'histoire d'un mot se révèle donc ici l'histoire d'une notion scientifique, de son champ d'application ainsi que des transferts sémantiques qu'elle subit au cours des siècles, lesquels ne se comprennent qu'à partir de l'évolution des sciences. En simplifiant, on peut dire que le couple "action et réaction" est d'abord une notion qui appartient à la physique, et qui trouve sa définition dans la loi de Newton prouvant l'égalité des forces entre une action et la réaction qu'elle provoque. Mais cette découverte, qui ancre le couple dans le domaine scientifique, entre d'emblée en concurrence avec les acceptions plus anciennes de ce qu'on désigne ainsi et qui, chez Aristote par exemple était plutôt exprimé à travers le couple action/passion.

Au XVIIle siècle, Diderot infléchira le couple en l'attachant à la matière sensible et en l'appliquant au domaine de la chimie "J'arrête mes yeux sur l'amas général des corps: je vois tout en action et réaction; tout se réduisant sous une forme et se recomposant sous une autre ; des sublimations, des dissolutions, des combinaisons de toutes les espèces." La voie est tracée, on le voit, pour que la notion soit reprise en charge par la biologie et par la médecine, ce qui sera le cas de Glisson à Claude Bernard, et jusqu'à ce que soit mise en évidence l'existence de ce qu'on nommera l'action réflexe. A son tour, cette mise en évidence servira de base à une nouvelle compréhension, non plus seulement des phénomènes somatiques, mais des phénomènes psychiques, non sans toutefois qu'un tel transfert ne s'accompagne d'une réduction des pouvoirs attribués antérieurement à la possession de soi: "L'action et la réaction deviennent le matériau fondamental de l'individu, dont chaque instant d' existence intègre une somme variable de processus élémentaires aussi bien sensoriels que moteurs" . Ces processus se déroulent "en troisième personne" et cette troisième personne en vient à supplanter le "je" de la première personne. Le concept de réaction aura été l'opérateur actif de cette destitution."

"Action et réaction"
est d'abord une notion qui appartient à la physique
et qui trouve sa définition dans la loi de Newton

Annexé à la médecine, le couple peut être revendiqué par la psychiatrie. De Cabanis à Bernheim, de Breuer à Freud, de Jung à Jaspers, le lecteur se voit conduire par la main ferme d'un critique qui, il s'en souvient à ce moment-là, est aussi un médecin. Starobinski ne serait toutefois pas Starobinski si, à ce panorama déjà si vaste d'un concept largement philosophique et scientifique, il n'avait ajouté une attention extrêmement détaillée à l'histoire que le mot de "réaction" a parcourue dans le domaine de la vie sociale depuis le XVIIIe siècle. Ici, le couple est moins action/réaction que réaction/progrès. "Réaction" n'a pas d'emblée le sens que nous lui donnons aujourd'hui: l'opposé de la "révolution", c'est d'abord la "contre-révolution" . Ce n'est que peu à peu, grâce notamment à Benjamin Constant, que le mot se colore et engendre l'adjectif "réactionnaire" modelé sur "révolutionnaire". Là encore, de Mirabeau à Nietzsche, en passant par Kant, d'Holbach, Rousseau, Condorcet, Constant, Mme de Staël, Proudhon ou Marx, la "vie et les aventures" du terme est ressaisie dans une ampleur de vue qui donne la mesure de la profondeur de la réflexion de l'auteur.

Jean Starobinski est à l'âge des synthèses. A la place de celle-ci, c'est à une sorte de roman intellectuel qu'il a consacré ce livre. Ce roman, il a mis des années à l'écrire, non parce qu'il aurait manqué de matière. Au contraire: on discerne d'ailleurs encore ici et là comme des repentirs, des pistes indiquées, puis abandonnées et néanmoins marquées par souci de ne rien oublier. Le savoir de cet homme est d'une ampleur sans pareille, son intelligence est sans défaut. Il ne reste pour lui répondre que l'admiration.

John E. Jackson

JEAN STAROBINSKI, Action et réaction, Vie et aventures d'un couple, Seuil, 438 p.

Signalons la réédition augmentée chez Gallimard, dans la collection de poche Tel, de "L’Oeil vivant" (1961) qui réunit des études sur Corneille, Racine, La Bruyère, Rousseau et Stendhal.

 

  Article de Patrick Kéchichian / Le Monde

Variétés de la mélancolie

Lisant Rousseau et Montaigne, ou étudiant aujourd'hui la notion de réaction, Jean Starobinski construit des rencontres qui ne sont pas de hasard.
Portrait du critique en montreur de masques. Avec la mélancolie comme horizon
.

Genève est à la fois un carrefour et un retrait. Lorsqu'on y séjourne depuis longtemps, et même lorsqu'on y est né, comme Jean Starobinski (en novembre 1920), on a toute chance d'avoir croisé, aux abords du lac ou de l'université, les meilleurs esprits de la culture européenne, notamment lors des soubresauts de l'Histoire. En même temps, on travaille là à son propre rythme, à l'écart des modes urgentes et des débats trop publics - que l'on peut néanmoins observer d'assez près. Durant ses années de formation, qui correspondaient à celles de la guerre, Starobinski rencontra donc, parmi d'autres, Marcel Raymond, professeur de littérature et initiateur de ce qu'on appellera, dans le domaine de la critique littéraire, l' «école de Genève» - avec Georges Poulet et Albert Béguin -, ou des poètes comme Pierre Emmanuel et Pierre Jean Jouve.

A cette époque, Jean Starobinski hésitait entre la médecine et la littérature. Mais c'était moins une hésitation qu'un double attrait, une double et complémentaire formation. En 1956, il passe un doctorat ès lettres - qui deviendra son grand essai sur Jean-Jacques Rousseau, la Transparence et l'Obstacle (Plon, 1958, réédition, Gallimard, « Tel », 1998). Quatre ans plus tard, dans sa thèse de médecine, il fait l'histoire du traitement de la mélancolie, enrichie par l'expérience clinique acquise par l'auteur à Genève et à Lausanne. Mais le livre sur ce thème central - « axial », dit-il - de sa pensée est encore à naître. Le fil n'est pas rompu cependant : plusieurs essais sont comme des chapitres détachés de l' opus magnus en gestation : Portrait de l'artiste en saltimbanque (Skira, 1970), Trois fureurs (Gallimard, 1974) ou le cours sur Baudelaire et la « Poétique de la mélancolie », donné au Collège de France en 1987-1988 (Julliard, 1989).

En 1958, après trois ans passés à l'université John Hopkins de Baltimore - où il rencontre le grand critique romaniste allemand Leo Spitzer -, il est nommé professeur d'histoire des idées à la faculté des lettres de l'université de Genève. Pour aller de son appartement à ses cours, il lui suffisait de traverser la rue. A la retraite depuis plusieurs années, il s'apprête à reprendre ce même chemin pour donner un nouvel enseignement.

L'itinéraire intellectuel de Jean Starobinski est à la fois impressionnant et singulier. Impressionnant de manifester des intérêts nombreux, de s'arrêter aussi bien au domaine des sciences qu'à celui de l'histoire ou de la littérature -celle-ci, il est vrai, demeurant privilégiée -, de manier des savoirs, comme par exemple la psychanalyse, sans aucune inféodation. Singulier de ne jamais proposer, dans ces manifestations, l'image d'un spécialiste ou, à l'inverse, d'un dilettante. A ce titre, Action et réaction, le livre qu'il publie aujourd'hui est exemplaire de sa démarche et de sa capacité à réfléchir profondément sur des thèmes non pas marginaux, mais obliques.

Même s'il a su admirablement exprimer ses idées sur la critique - dans L'OEil vivant (1), dans La Relation critique -L'OEil vivant II, Gallimard (1970) -, l'essayiste n'a jamais proposé une théorie, ou même une méthode - « La méthode se cache dans le style de la démarche critique, et ne devient parfaitement évidente qu'une fois le parcours entièrement achevé (...) . Le critique accède à la pleine conscience de sa méthode en se retournant vers les traces de son cheminement », écrivait-il dans le dernier ouvrage cité. Lors des querelles théoriques des années 70 sur la nouvelle critique, Starobinski, déjà largement considéré comme un maître en la matière, resta plus genevois que parisien...

En retrait de l'oeuvre qu'il commente, le critique vivrait-il comme une frustration de ne participer qu'à distance aux prestiges de l'art? Dans le calme de son espace familier, entre ses livres et son piano, s'exprimant d'une voix assurée et réfléchie, Jean Starobinski ne donne nullement l'impression de regret ou de dépit. « Il y a une invention critique par le choix du motif, par le groupement des éléments mis en relation, dit-il. Une aventure poétique se construit de lectures - c'est comme un rejeton de la mélancolie. L'assiduité dans une enquête peut aussi avoir un caractère poétique. Certaines pages de critique se lisent avec une vraie émotion, chez Georges Poulet par exemple [ajoutons Starobinski lui-même, dans les Trois fureurs, dans les essais sur Montaigne et sur Rousseau, pour ne citer que ces livres]. Le moment vient d'une présence forte du critique. Ce moment est toujours possible. »

« Je me réserve le rôle du montreur, en essayant de montrer ce qu'il est parfois difficile de percevoir, des rapports ou des contradictions, des contrastes ou des antithèses. Quelquefois, c'est le hasard qui me les offre. Le critique doit construire sa rencontre, elle ne s'impose pas mais il est soudain en arrêt. Il n'improvise pas, il est devant des réalités qui prennent sens par leurs rapports. C'est là un des aspects de la "relation critique" si l'on veut, un artifice ou un arbitraire de la mise en rapport. Mais il y a aussi une vérité de la relation au texte. »

Mais quel est le dessein général de l'oeuvre de Starobinski ? A quel projet répond-elle ? Il s'agit moins d'un problème de cohérence extérieure que, là encore, de « rencontres » mises à profit, de « hasards » savamment agencés. Au terme du parcours, on percevra, mieux qu'une méthode, l'unité cachée de recherches diverses, en apparence vagabondes. « Il n'y a pas un programme à remplir, explique le critique, il faut être disponible pour la rencontre, le saisissement, mais alors être très humble et analyser les textes dans leurs constituants. » Bien sûr, le XVIIIe siècle domine, avec Rousseau et Diderot, ou encore Montesquieu, premier en date des auteurs étudiés (Seuil, 1953 et réédition augmentée, 1994). Mais les moralistes français du siècle précédent, avec La Rochefoucauld (« un mélancolique ») et La Bruyère, ou les écrivains du suivant, comme Stendhal, sont présents eux aussi et incessamment questionnés.

« A un certain moment que je situe vers 1946 ou 1947, se souvient Jean Starobinski, j'avais un projet qui concernait les dénonciateurs de masques. On parlait de démystification à l'époque, de critique des idéologies. Tout cela m'intéressait, mais il me semblait - et c'est une constante de ma réflexion - qu'il fallait aller aux documents. Ce projet s'est disposé en une série d'études sur les dénonciateurs et sur les tentatives de voir en dessous des masques. J'avais déjà choisi Montaigne [Montaigne en mouvement, Gallimard, 1982, et « Folio »]. Mon expérience médicale étant intervenue - et c'est là que les choses se compliquent-, il m'est apparu que le mélancolique est souvent celui qui a l'impression d'une irréalité du spectacle extérieur, qui se croit la victime d'un monde masqué, ou qui n'arrive pas à trouver ses repères dans un monde d'apparences trompeuses, qui manque de substance ou qui est accablant d'hostilité. Mais j'ai buté sur le fait que mélancolie et dépression se décomposent en différentes variétés. »

Des masques à la mélancolie, les passerelles sont multiples et le chemin reste ouvert. Il passe par l'étude « à fort grossissement» de l'histoire sémantique des notions d'« action » et de « réaction » à laquelle Starobinski a commencé à penser vers 1975. « C'est dans Karl Jaspers que j'ai découvert la catégorie du réactionnel en réponse à des événements vécus - la mélancolie comme réaction à des circonstances. Je me suis aperçu que ce mot avait une histoire et que les champs sémantiques dans lesquels il s'est introduit ont été successivement, à partir de la physique, la médecine, la politique, la psychologie. Et, du coup, je me trouvais dans l'histoire de la culture qui pouvait s'appuyer sur l'exemple concret d'un mot, de sa mutation et de son expansion sémantique.»

Jean Starobinski en fait l'aveu : « Le dilemme dans lequel je me trouve est de consentir à la diffusion de mon intérêt et de rappeler que la source est unitaire, ou bien de tout vraiment rassembler. » Question qui ne nous éloigne évidemment pas de la mélancolie. Il cite encore de ces brèves unités de bonheur, journées claires dans les existences dépressives de Rousseau ou de Baudelaire. Serait-ce forcer les choses que d'établir comme une équivalence entre ces bonheurs fugaces, soustraits à la constance de l'humeur noire, et la « diffusion », la «dissémination » d'une oeuvre qui se refuse, avec une secrète obstination, à prendre le masque de la finitude et de l'achèvement ?

(1) Ce livre vient d'être repris, dans une édition augmentée, en Gallimard « Tel » (310 p., 55 F [8,38 ]).

Patrick Kéchichian

vendredi 29 octobre 1999

 

  Article de Pierre Lepape / Le Monde

le feuilleton de Pierre Lepape

Les Métaphores et leur morale

Plus qu'une magnifique promenade de traverse des sciences, de la philosophie et de la littérature, Jean Starobinski, avec le couple action-réaction, nous offre un traité des pouvoirs et des dangers de la métaphore, un essai de morale des mots.

En un demi-siècle d'activité d'écrivain, Jean Starobinski a inventé un genre dont il demeure le seul représentant. On pourrait nommer cela, par proximité avec la critique littéraire, la critique de la création. Comment crée-t-on du texte, de la pensée, du concept, de la forme ? Pourquoi ? Pour qui ? Avec quels effets sur soi et sur les autres ? Au carrefour de l'histoire des sciences, des techniques et des savoirs, de l'analyse des textes, de la théorie de l'imaginaire, de l'épistémologie, de la linguistique et de l'esthétique. Grâce à lui, nous avons pu penser ensemble ce qui, jusqu'alors, demeurait séparé: l'histoire d'une époque et la singularité d'une oeuvre, le savoir objectif et la puissance de l'imagination, les idées et la sensibilité, l'unité d'une pensée et la multiplicité de ses interprétations. Qu'il s'agisse de Rousseau ou de Montaigne, d'un tableau de Füssli, des anagrammes de Saussure ou des architectes de la Révolution française.

Bien sûr, Starobinski a eu beaucoup d'imitateurs. Il faudrait plutôt parler de caricatures. Pour exorciser à bon compte l'éclatement des savoirs, il est d'usage aujourd'hui, chez les intellectuels des médias, de tourner une soupe verbale sur laquelle flottent des épluchures d'histoire, des rogatons de psychanalyse, des copeaux de linguistique structurale et quelques miettes de concepts empruntés plus ou moins frauduleusement aux mathématiques et à la biologie. Starobinski note que la recette de ce potage n'est pas nouvelle : « Il est intéressant de constater que dès l'émergence, au XVIIIe siècle, d'un langage scientifique à la fois rigoureux et prestigieux, l'abus de son vocabulaire servit à faire briller des intuitions confuses. La recherche de l'effet de scientificité , en vue d'intimider les contradicteurs et séduire le public, ne date pas d'aujourd'hui. Le phénomène culturel contemporain, mis en évidence par le livre récent d'Alan Sokal et Jean Bricmont, est déjà très sensible dans les deux décennies qui précèdent la Révolution française. » Ce qui serait nouveau, c'est sa diffusion massive par les supermarchés de la consommation idéologique.

Mais il est impossible de faire la confusion entre le brouet commercial de ces vagues « philosophes » ou de ces polyvalents culturels et un « voyage » initié par Starobinski. La métaphore du voyage s'impose, en effet. Traversée du temps et de l'espace, découverte des paysages intellectuels où s'enchevêtrent l'ancien et le nouveau, périodes de calme où l'on prend le loisir de faire le point, tempêtes où les instruments s'affolent, où le nord se perd et change de place, dérives, récifs que l'on observe et que l'on contourne, au plus serré, ports exotiques dont on entend le bruissement des langues et dont on observe les coutumes. Avec ce que le voyage implique de rigueur dans la navigation, de souplesse et de subtilité dans la négociation de l'imprévu, d'ouverture du regard, d'accueil de l'étrange, de méditation sur le même et sur le différent, sur l'unité et la multiplicité, sur le sauvage et le civilisé. Une aventure.

Cette fois, l'aventure met en scène un couple, un couple de mots : action et réaction. Starobinski cite d'entrée Balzac et son autoportrait rêvé, Louis Lambert : « Souvent, j'ai accompli de délicieux voyages, embarqué sur un mot dans les abîmes du passé, comme un insecte qui posé sur quelque brin d'herbe flotte au gré d'un fleuve (...). Quel beau livre ne composerait-on pas en racontant la vie et les aventures d'un mot ? (...) N'en est-il pas ainsi de chaque verbe ? Tous sont empreints d'un vivant pouvoir qu'ils tiennent de l'âme, et qu'ils lui restituent par les mystères d'une action et d'une réaction merveilleuses entre la parole et la pensée. » Voilà le programme fixé, de la naissance tardive et hésitante du couple - qui permet à Starobinski d'utiles explorations sur les incertitudes et les fragilités de l'étymologie - au paradoxe de son triomphe contemporain : mis désormais à toutes les sauces, devenu le principe explicatif de tout, le couple action-réaction est une sorte de passe-partout intellectuel, autrement dit un outil de paresseux qui n'ouvre plus guère que des portes largement béantes. Mais en attendant un nouvel avatar, peut-être, quelle pérégrination, et à travers quels vastes et mystérieux territoires ! L'histoire du couple action-réaction est celle d'un voyage qui se transforme au fil du temps en une multiplicité de parcours. Starobinski parle de «partition polyphonique » ou de «mosaïque». Le thème initial est donné par la physique, celle d'Aristote d'abord, reprise, amplifiée par la scolastique médiévale, dans un discours où la métaphysique tient encore la dragée haute à l'explication scientifique. Avec Galilée, avec Descartes, avec Newton surtout, le couple quitte la sphère sensible des « qualités » de la matière pour entrer, au XVIIIe siècle, dans une perception mathématique du monde où tout est quantifiable selon les calculs exacts de la mécanique et où, selon les lois de Newton, « la réaction est toujours contraire à l'action, c'est-à-dire que les actions de deux corps l'un sur l'autre sont mutuellement égales et de directions contraires ».

Mais ce qui passionne l'anthropologue Starobinski, c'est moins peut-être cette révolution scientifique dont le couple action-réaction porte la marque que la manière dont la pensée commune lui résiste et cherche à lui échapper par toutes les ruses du langage et du raisonnement. Comme si la vieille monnaie, malgré toutes les dévaluations officielles, continuait clandestinement à avoir cours sur des marchés parallèles, utilisant les mots mêmes de la pensée nouvelle pour fortifier et légitimer les manières de penser anciennes. Jeux de glissements, d'appropriations, de métaphores et de captations dans lesquels se déploient des stratégies subtiles de dénégation, de refus, de retour du refoulé. Comme si la « réaction » à l'innovation mettait en oeuvre une force d'imagination égale à l'agression du nouveau qu'elle subit. C'est là que la flamboyante érudition de Starobinski donne toute sa mesure. Pas une seule citation pour l'esbroufe ou pour se protéger du savoir vétilleux des doctes, mais des dizaines de témoins connus ou inconnus, écrivant dans toutes les langues de l'Europe classique, physiciens, philosophes, écrivains, théologiens, mathématiciens, rivalisant d'intuition, d'ingéniosité et d'inspiration pour tenter de réenchanter romantiquement le monde contre « la relation froide de l'action et réaction quantifiée ».

Pendant ce temps, notre couple a essaimé. Au domaine de la physique qui était le sien depuis l'Antiquité, il est passé à celui de la chimie, où il va triompher, à celui de l'histoire naturelle, de la médecine. Un peu plus tard, il va irriguer la littérature, la philosophie, l'histoire, la politique, se chargeant d'acceptions nouvelles, parfois singulières, créant des dérivés qui oublieront bientôt leur origine pour ne conserver d'elle que la légitimité inhérente au concept scientifique.

C'est évidemment le cas de « réaction » et de « réactionnaire », appliqués au domaine politique dans une coloration affective négative. Le réactionnaire n'est pas, comme on aurait pu le croire, celui qui réagit à l'oppression du système social, mais, dans un premier temps, celui de la langue révolutionnaire, celui qui désire qu'on fasse machine arrière dans le processus du progrès, intimement lié à la reconnaissance de la liberté et de la dignité des individus. Puis, de nos jours, dans notre langage courant, « la réaction est le fait de l'adversaire injuste, tantôt bien réel, tantôt seulement présumé. Nous avons pris l'habitude de nommer réaction la puissance retardante, quand nous voulons le mieux pour le monde. Mais rien n'empêche d'attribuer le même nom à ce qui entrave nos jouissances les plus égocentriques ».

A force de ne plus voir dans le monde et dans l'homme qu'un jeu d'actions et de réactions, nous ne savons plus très bien qui nous sommes et s'il subsiste une petite place pour notre liberté. Déjà Senancour, en 1802, dans ses Rêveries sur la nature primitive de l'homme, évoque l'image désenchantée et tragique d'un monde régi, dans toutes ses manifestations, par la loi des « impulsions reçues et rendues » : « Si l'homme, imprimant un mouvement, n'est jamais que cause seconde et réactive, il se croit souvent cause première, parce qu'il n'a pas le sentiment distinct de la cause antérieure. » La liberté, la volonté, ne sont que des illusions d'optique ou des rêveries de poètes. Mais c'est peut-être simplement parce que nous nous laissons prendre à notre propre vocabulaire. Action et réaction, plus qu'une magnifique promenade de traverse des sciences, de la philosophie et de la littérature, est un traité des pouvoirs et des dangers de la métaphore, un essai de morale des mots.

« Selon la généalogie la plus acceptable, les premières émotions précèdent et déterminent les mots ; mais les mots, depuis qu'immémorialement ils ont pris naissance pour nous, et que nous sommes soumis à leur muable autorité, précèdent et déterminent les émotions secondes. Nous vivons dans le lien social et la parole, et nous ne connaissons guère que des émotions secondes. Rares sont les moments où nous avons l'impression de revenir en deçà et de réaccéder à une expérience d'avant les mots. » C'est pourtant ce que nous offre ce livre de savant autant que de poète : un voyage à la recherche de nos origines, en deçà des mots et de leurs illusions.

ACTION ET RÉACTION , Vie et aventures d'uncouple de Jean Starobinski. Seuil, « La Librairie du XXe siècle », 450 p., 160 F (24,39 ).


vendredi 29 octobre 1999

 

  Biographie - Présentation

Jean Starobinski a suivi des études conjointes de lettres et de médecine à l'Université de Genève. Il fut pendant quelques années médecin asssistant en médecine interne, puis en psychiatrie. Après la publication, de son livre Jean-Jacques Rousseau : la transparence et l'obstacle (1958), des enseignements d'histoire des idées et de littérature française lui ont été confiés à l'Université de Genève. Dans le domaine de l'histoire des idées, il porta son intérêt sur l'histoire de la psychiatrie Dans des livres comme Montesquieu (1953, nouvelle version augmentée en 1994), L'Oeil vivant (1960, nouvelle version augmentée en 1999) , La Relation critique (1970), Trois fureurs (1974), Montaigne en mouvement (1982), Le Remède dans le mal (1989), Jean Starobinski a mis en œuvre une critique proche des textes et attentive aux aspects fondamentaux de l'expérience littéraire. Il s'est tourné vers les rapports de la littérature et des arts dans L'Invention de la Liberté (1964), Les Emblèmes de la raison (1973), Portrait de l'artiste en saltimbanque (1970), Largesse (1994). Sur quelques grands thèmes - L'usage et la dénonciation des masques, le don fastueux, la mélancolie - il a développé un comparatisme généralisé, qui ne souhaite pas séparer ses preuves de sa théorie.

Action et réaction: vie et aventures d'un couple est un ouvrage où l'histoire de la philosophie, l'histoire des sciences et l'histoire littéraire sont mises en œuvre à titre égal. A travers une attentive enquête généalogique, ce livre contribuera à éclairer nombre d'idées et de problèmes du temps récent. Élaboré pendant une période assez longue, ce livre a bénéficié des multiples occasions où ses idées principales ont été présentées et soumises à la discussion dans des cours ou des conférences: à la Faculté de médecine et au Groupe d'étude du dix-huitième siècle de l'Université de Genève, à l'École Polytechnique Fédérale de Zurich, à la Modern Humanities Research Association (Londres), à l'Université de Harvard (Roger Allan Moore Lecture, 1996), à l'Association européenne pour l'histoire de la psychiatrie, à la Société française de philosophie, à l'Accadernia Nazionale dei Lincei (Rome). L'ouvrage est entièrement inédit dans sa forme présente.

Jean Starobinski est membre associé de plusieurs institutions : Institut de France, American Academy of Arts and Sciences, British Academy, Deutsche Akademie für Sprache und Dichtung, Accademia dei Lincei, Accademia delle Scienze di Torino. Il a reçu le Prix Balzan en 1984. Parmi ses distinctions récentes, il faut mentionner le Prix National de l’Ecrit, le Grand Prix de la Francophonie décerné par l’Académie Française, le Prix Grinzane-Cavour, le Premio Nuova Antologia, ainsi que le Prix Karl Jaspers de l’Université et de la ville de Heidelberg.

Présentation aimablement fournie par Les Editions du Seuil, Paris.

 

  Bibliographie


Aux éditions du Seuil

MONTESQUIEU, 1953, nouvelle édition refondue et considérablement augmentée 1994.
ACTION ET RÉACTION, Vie et aventures d'un couple, 1999.

Aux Éditions Gallimard

L'OEIL VIVANT, 1, 1960, nouvelle édition augmentée, 1999.
L'OEIL VIVANT, Il; LA RELATION CRITIQUE, essai, 1970.
J.-J. Jacques ROUSSEAU, LA TRANSPARENCE ET L'OBSTACLE, suivi de SEPT ESSAIS SUR ROUSSEAU, 1958.
LES MOTS SOUS LES MOTS, Les anagrammes de Ferdinand de Saussure essai, 1974.
TROIS FUREURS, Essai 1974.
MONTAIGNE EN MOUVEMENT, 1982.
LE REMÈDE DANS LE MAL, critique et légitimation de l'artifice à l'âge des Lumières, essais, 1989.

Chez d'autres éditeurs

HISTOIRE DU TRAITEMENT DE LA MELANCOLIE, des origines à 1900. Bâle, Geigy.
HISTOIRE DE LA MÉDECINE, album, iconographie par Nicolas Bouvier, Lausanne, Rencontre, 1964.
L'INVENTION DE LA LIBERTÉ, Genève, Skira, 1964.
PORTRAIT DE L'ARTISTE EN SALTIMBANQUE, 1970, Skira (et Flammarion, coll. "Champs").
1789- LES EMBLÈMES DE LA RAISON, Flammarion, 1973.
CLAUDE GARACHE, Flammarion, 1988.
TABLE D'ORIENTATION, Lausanne, L'Age d'homme, 1989.
DIDEROT DANS L'ESPACE. DES PEINTRES, Réunion des Musées Nationaux, 1991.
LARGESSE, Réunion des Musées Nationaux, 1994.
Bibliographie aimablement fournie par Les Editions du Seuil, Paris.


Page créée le 09.10.01
Dernière mise à jour le 09.10.01

© "Le Culturactif Suisse" - "Le Service de Presse Suisse"