L'enfance, l'adolescence, le déclic
«J'avais moins de dix ans quand mon père est mort.»
«J'ai quitté l'école à l'âge de 14 ans, après avoir été plus ou moins renvoyé de tous les établissements où l'on m'avait mis en Suisse et en France, à Strasbourg, à La Tour-de-Peilz, à Paris, à Nyon, à Lausanne, à Dieulefit, dans la Drôme, où se trouvait une institution inspirée de Summerhill. J'étais agité. J'avais un tuteur judiciaire en France, j'ai passé par le tribunal des mineurs…»
«A l'âge de seize ans je suis allé chez Pietro Sarto, le peintre et graveur de Saint-Prex, près de Lausanne, où j'ai travaillé près d'un an. Cela m'a valu de côtoyer des artistes venant tirer leurs gravures, comme Albert Yersin, Albert Chavaz ou Jean Lecoultre.»
«La bande dessinée ne me satisfaisait pas. Elle avait pour moi quelque chose de réducteur. Je connaissais déjà des livres comme Bécassine ou Babar , qui m'ont bien davantage intéressé que des albums à phylactères du genre Astérix ou Tintin .»
«Je suis entré aux Beaux-Arts, à Lausanne, à seize ans. J'en suis reparti six mois plus tard. Ce milieu-là n'était pas dans la réalité. Il était coupé du monde vrai, qui est celui du travail. La plupart de mes amis appartenaient au monde ouvrier. Ils étaient jeunes syndicalistes, maçons ou constructeurs de bateaux».
Les voyages, le père, l'argent
«J'ai voyagé dès la fin de mon adolescence et jusqu'à mes trente ans, quand je me suis marié. D'abord dans le Sahara, où j'ai voulu me suicider par chagrin d'amour, au Niger où je suis tombé dans le coma dont un Touareg m'a tiré, puis en d'autres lieux de l'Afrique noire, en Algérie, et aux Etats-Unis, à Los Angeles, San Francisco, East Auckland. En Italie, bien sûr aussi, souvent. Je retournais régulièrement à Paris pour gagner de l'argent, puis j'en repartais. Je suis encore allé au Japon et surtout en Chine, en 1982, où je suis resté trois mois».
«J'ai gagné ma vie très tôt d'une manière ou d'une autre en m'engageant sur des chantiers, à l'usine ou pour des compagnies de wagons-lits. A l'âge de 14 ans j'avais travaillé tout un été chez l'imprimeur Bron, au Mont-sur-Lausanne. A 17 ans, j'étais indépendant financièrement. Aux Etats-Unis, j'ai fait de la peinture en bâtiments. Après mon retour de Chine, où j'avais acheté du cachemire et de la soie, je me suis improvisé comme importateur de tissus précieux que je faisais venir pour une boutique de Lausanne.»
«Il est arrivé qu'on me soutienne. Un jour, dans un bistrot, j'ai fait la rencontre d'un type qui m'a donné vingt mille francs le lendemain, me donnant les moyens de créer mon premier journal, Barbarie . Il m'a subventionné durant des mois. Sa famille l'a placé sous tutelle quelque temps plus tard…»
«Je me disais: je laisse l'art à mon père, qui y a perdu sa vie. Je pensais qu'il avait été très névrosé. Je vivais de manière à ne pas l'imiter, même si durant mon séjour en Chine j'avais approché des artistes comme Ma Desheng et réalisé là-bas beaucoup de peintures abstraites, que j'ai très bien vendues trois ou quatre ans plus tard, lors d'une exposition faite à Ballens, au-dessus de Morges.»
«Le jour de mes 35 ans, âge auquel mon père est mort, j'ai laissé ma voiture au bord d'une autoroute en Bourgogne et je suis parti à pied.»
«Dans ces années-là je voulais être riche. Je me suis lancé dans la communication, m'instituant chef de petite entreprise. Un truc ridicule mais intéressant, parce que nous sommes là dans un monde de filous et de baratin total. Ça m'a beaucoup amusé d'y gagner très bien ma vie pendant quelque temps. Je travaillais beaucoup, mais les recettes sont simples: on te demande une affiche, tu en fais une bonne parmi vingt-neuf autres sans intérêt. Le principe est d'en montrer trente au client pour qu'il se sente pris au sérieux. De la rigolade.»
Le Manifeste incertain , les amis, les figures
«Les journaux m'ont apporté le plaisir du travail en équipe, la fierté de publier des gens que j'aime et que j'admire, me faisant d'eux ma famille élective. La plupart de ces contributeurs sont restés des amis pour moi, même si nos relations ont connu des phases conflictuelles».
«Mon père m'a transmis un intérêt très profond pour la peinture. Un peu moins pour la littérature, encore qu'il possédât une bibliothèque d'environ 6'000 livres — uniquement des bons. Je me disais, tiens je vais lire Kafka, et je lisais Kafka. Puis j'ai acheté mes propres livres».
«J'ai su très tôt, en quittant les Beaux-Arts à dix-huit ans, que je réaliserais des livres dessinés. Je l'avais déjà formulé dans une bande dessinée réalisée juste auparavant, Le Manifeste incertain , qui préfigure au fond tout mon travail ultérieur.»
«Nietzsche, Pavese, Joyce, Apollinaire, les figures convoquées dans mes livres? Ces auteurs m'ont touché sous l'angle de leur rapport avec leur famille. Ils se sont tous efforcés de la quitter, y parvenant mal ou radicalement. Je ne dirais pas que je les ai vraiment choisis. Les choses se sont souvent produites par hasard, à cause d'un détail qui m'avait accroché. Apercevoir les moustaches de Nietzsche sur une photographie, lire la Chanson du mal-aimé…»
La famille, les disparus, les voix
«J'avais 30 ans quand Pascale (Lea Lund en pseudonyme) et moi nous sommes mariés et que Marion, notre fille, est née. A la même époque j'ai créé la Fondation au nom de mon père et mis sur pied de nombreuses expositions en son hommage à Lausanne, La Chaux-de-Fonds, Genève, Ballens, Berne, ou chez Gulbenkian à Lisbonne. Un travail énorme: il avait produit près de 10'000 pièces et laissé des écrits considérables, même des projets de roman.»
«Je dessinais pour la presse, où j'essuyais beaucoup de refus. On me reprochait des formats trop grands… C'est aussi pour ce motif que j'ai créé des journaux. Ils me donneraient la possibilité d'agir comme je voulais. Il m'est arrivé d'occuper des fonctions fixes ou de longue durée. J'ai travaillé sept ans pour Voir , un magazine d'art à Lausanne, et j'ai même été directeur artistique de L'Hebdo , au début des années quatre-vingts. Puis j'ai rejoint des pratiques plus personnelles et concentrées, d'auteur et de peintre ou dessinateur, ce qu'avait été mon père, et d'éditeur.»
«J'ai toujours entendu la voix de mon père. Elle m'encourage. Elle me pousse au dessin lié à l'écriture, deux registres indissociables pour moi, qui se renforcent et se font écho. La nuit, je vois et j'entends des gens disparus qui parlent ensemble. Ils sont animés, c'est étrange, et c'est moi qui les survole comme un esprit. Des situations très difficiles à dessiner. Mon père est souvent présent. Quand on perd quelqu'un, il n'y a pas d'apaisement.»
Luther, Nietzsche, la méthode
«En 1987, je publie mon premier livre, Le Bon larron , mais je ne m'entends pas avec son éditeur Bernard Campiche qui l'expurge par crainte d'un procès, et me refusera plus tard La Guerre sexuelle , texte qui sortira bien plus tard chez Gallimard. Deux ans plus tard paraît Les Poissons sont tragiques , quinze ans de dessins, chez Kesselring. Or celui-ci fait faillite le même jour. Je me dis qu'écrire en Suisse est mourir, je suis un peu désespéré. Je prépare aussi mon livre sur Luther. J'avais lu beaucoup d'auteurs mystiques et de commentaires tournant autour de la Bible. J'avais découvert le personnage excessif du réformateur allemand, alcoolique et suicidaire. Aucun éditeur ne s'intéresse à mon livre, sauf Hoebecke, mais rien ne s'en était suivi de ce côté-là. Et Michel Moret, de l'Aire, qui avait commencé par trouver mon texte très drôle et l'avait pris pour un canular avant de le soumettre à un théologien à Genève, accréditant enfin son sérieux. Publication, alors, mais échec commercial, d'autant que le diffuseur français de l'Aire avait fait faillite. Les gens ne comprenaient rien, j'étais très seul.»
[Bernard Campiche Editeur s'est manifesté auprès de la rédaction de Culturactif.ch pour contester la teneur du paragraphe qui précède. La rédaction lui a aussitôt proposé de se saisir de son droit de réponse, qui sera publié sur nos pages le cas échéant. N.d.l.r. ]
«J'ai quarante ans. Je décide de m'établir entre Lausanne et Turin. Et là je creuse le thème de l'orphelin. En même temps je gagne de l'argent en faisant de la mise en page pour un torchon, selon mon fameux système: “Je viens au bureau quand je veux, mais j'assure et je vous emmerde”. C'est à Turin que je pense à Nietzsche et Pavese. Quatre ans de travail se passent avant que paraisse L'Immense solitude . Le livre obtient un accueil incroyable, ce qu'on appelle une bonne surprise, me valant le plaisir d'être reconnu pour quelque chose que j'avais fait dans mon coin avec beaucoup de concentration, mais en pleine liberté.»
«Ma méthode de travail, quand je veux traiter d'un auteur comme Nietzsche, Joyce ou Pavese, ou Luther, ou quand je veux l'impliquer dans mon récit. J'achète toute son œuvre et toutes les études ou les biographies parues à son sujet. Chaque matin je me réveille à quatre heures et je lis jusqu'à sept heures, en annotant chaque passage du livre en fonction de son intérêt pour moi, avec des carrés, des cercles, tout un système. Je me recouche, je me relève à midi, je dicte les passages intéressants à quelqu'un que je paie pour ça. C'est un premier test. Il peut ne rester de tout ce travail que dix lignes dans le résultat final.»
La violence, la politique, le monde inversé
«Je ne suis pas violent mais révolté. J'ai transposé l'indignation que je promenais dans les bistrots d'autrefois. Elle est maintenant dans mes textes et mes dessins. La comédie de la publication et de la littérature, et de tout ce qui les accompagne, j'en suis complice mais pas dupe. Je ne copine pas avec les gens qu'il faudrait, et j'éprouve la même aversion que durant ma jeunesse pour les manipulateurs d'idées ou d'opinion.»
«Je dirais de la politique ce que je disais tout à l'heure des Beaux-Arts: la réalité existe-t-elle encore dès lors qu'on devient politicien? Quand on perd un être, on a l'impression de perdre une réalité mais on entre dans du vrai, qui est la conscience du mortel. Alors qu'avec la politique, on est dans l'irréalité. Ou dans le délire. Dans la vision d'un monde à l'envers. Je n'ai pas besoin qu'on “sauve” la France ou que mon banquier me “sauve” — c'est moi qui les fais vivre et qui les sauve. Ce brouillage produit des confusions mentales collectives impressionnantes. En créant ou dirigeant des journaux, j'ai mesuré que la menace de l'extrême droite incarnée depuis le début des années quatre-vingts par Jean-Marie Le Pen n'était pas pire que celle incarnée, à la même époque, par François Mitterrand devenu président de la République.»
Les Cahiers , la détresse psychique, l'avenir
«Quand je songe à la réception publique de L 'Immense solitude , je me dis que les temps sont devenus plus difficiles. Il faut ramer davantage pour vivre, et les conditions (y compris celles de la liberté faite aux auteurs) se sont resserrées. Je suis sceptique, même si je peux continuer à travailler comme éditeur responsable. De la revue Les Cahiers dessinés , que j'ai fondée chez Buchet-Chastel, je veux faire la meilleure collection de France. Ça doit marcher. Je veux la mettre en production régulière et continuer d'être auteur, entre les éditions Gallimard et Noir sur blanc.»
«J'ai quelques projets à moyen terme. Je suis impliqué comme dessinateur dans un ouvrage consacré à Schopenhauer, qui vient de paraître. Je médite aussi l'élaboration d'un livre sur les stratégies de la détresse psychique: pour survivre, comment faire pour ne pas tomber dans la dépression et céder au suicide? Ce ne sera pas tant un récit de mes expériences personnelles qu'une approche du thème fondée sur des conversations avec des proches et des moins proches, et quelques psys. J'ai déjà pas mal écrit dans cette perspective. Un livre dessiné qui sera documenté mais ne relèvera pas du tout de la sociologie, ni de la psychologie. Un autre projet: un nouveau travail sur Nietzsche, mais à partir du point de vue de sa mère. Comment s'y est-elle prise pour supporter ce monstre d'antimoralisme? Je voudrais montrer les contradictions du fils à travers sa mère».
«J'aimerais mettre mes livres ensemble et mieux faire percevoir leur sens intime. Montrer qu'ils tournent tous autour de la famille, de la solitude et de la question religieuse. Tous les auteurs dont j'ai parlé ces dernières années ont renoncé à la religion. Même Luther était incroyant, puisqu'il pensait que le Diable était dans Jésus. Pavese se situait très loin du catholicisme, et Nietzsche voulait s'en aller de Dieu. Ça n'est pas Jacques Chessex.»
Propos recueillis et recomposés par Christophe Gallaz
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