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Jean-Georges Lossier

Hommage - Notice biographique - Bibliographie - L’approche du sacré avec Jean-Georges Lossier -
Entretien avec Georges Lossier par Pierre Lepori - Poésie complète 1939-1994

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Rubrique Entretien
Entretien avec Jean-Georges Lossier par Mathilde Vischer

Rubrique Livre du mois
Revue de Belles-Lettres : Jean-Georges Lossier

Rubrique Poésie en Traduction
Extrait de "Lieu d'exil "

Rubrique Vie Culturelle
Prix littéraires du Canton de Berne : Pierre Chappuis et Jean-Georges Lossier honorés


  Hommage à Jean-Georges Lossier

Un sourcier de lumière

Le poète genevois Jean-Georges Lossier vient de s'éteindre, à l'âge de 93 ans. Il laisse une oeuvre de haute tenue qui a valeur d' « anthropologie spirituelle ».

HOMMAGE C'est une des figures les plus attachantes et les plus nobles de la poésie romande qui vient de disparaître en la personne de Jean-Georges Lossier, qui fut à la fois un homme de bonne volonté au service de ses semblables, un poète dont toute l'oeuvre se partage entre la perception solidaire des épreuves du siècle et l'énonciation des beautés du monde, enfin un être bienveillant et généreux, tout l'opposé du littérateur confiné ou soucieux de son personnage. Sa Poésie complète (1939-1994) avait été rassemblée en un volume en 1995, aux Editions Empreintes, avec une préface éclairante de Gilbert Vincent qui signalait, en cette oeuvre, «une véritable anthropologie spirituelle».

Né en 1911 à Genève, Jean-Georges Lossier y avait fait des études de lettres et de sociologie avant d'enseigner, puis d'entrer au CICR dont il dirigea longtemps la Revue internationale tout en assurant, pendant des décennies, la chronique de poésie du Journal de Genève. Après sa thèse de doctorat consacrée au «Rôle social de l'art selon Proudhon», l'écrivain partagea ses activités entre la poésie, les essais et la critique. Six recueils constituent l'ensemble de son oeuvre poétique, à côté desquels il publia plusieurs ouvrages de philosophie sociale, notamment Les civilisations et le service du prochain.

Son amie Alice Rivaz lui consacra une étude parue en 1986 aux Editions universitaires de Fribourg, sous le titre Jean-Georges Lossier: poésie et vie intérieure. Un hommage très substantiel lui fut rendu en 2001 par La Revue de Belles-Lettres, réunissant des extraits de sa correspondance avec Gaston Bachelard et Pierre Emmanuel, des études et des témoignages de Jean Vuilleumier ou Alfred Berchtold (qui évoquait sa filiation particulière dans «l'esprit de Genève»), des inédits de sa plume et un entretien, notamment.

« La poésie donne des mots de passe pour aller au-delà », nous avait confié Jean-Georges Lossier dans un autre entretien substantiel (cf. Le passe-muraille, No 23, de février 1996) où il décrivait en mots tout simples le sens de sa démarche poétique, la place de l'écriture dans sa vie et, entre autres, les circonstances dans lesquelles, l'année même où éclatait la guerre, en 1939, il publia son premier recueil intitulé Saisons de l'espoir ...
Les grands secrets
Sans cesse liée à l'expérience vécue de l'homme connecté à la souffrance des autres, ainsi que le modulent Chansons de misère dans les ruines de l'après-guerre, la poésie de Jean-Georges Lossier illustrait la parole selon laquelle « tout ce qui monte converge », non du tout en se dissolvant dans l'éther d'un spiritualisme diaphane mais en cherchant « au-delà du royaume où les morts font vacarme / le sourd chuchotement des grands secrets perdus ».

Jean-Louis Kuffer

07.05.2004

 

Revue de presse

[...]
Avec patience et lenteur, il a composé une oeuvre poétique d'importance. [...] Une oeuvre d'une cohérence et d'une densité rares. Une poésie qui va puiser à l'horizon romantique son élan vers la transcendance et qui nous parle de notre exil entre deux infinis.

Depuis les alexandrins des années trente, maîtrisés avec un talent très sûr, jusqu'aux vers libres dépouillés des dernières années. Jean-Georges Lossier a ouvert sa poésie à la fois aux grands espaces cosmiques et au monde des hommes, entendant, parmi et avec les vivants, l'appel des morts.

[...]
Ses six recueils, qui se succèdent au rythme d'un par décennie, nous offrent une vision du monde où quête spirituelle et don fraternel sont noués au même horizon infini du visage humain. Dans cette œuvre si dense palpite bien sûr le tremblement de nos vies. Mais s'y lit aussi, par surcroît, le parcours d'une vie particulière.

"Que je sois pèlerin dans l'épaisseur
Celui qui ouvre un matin transparent !",

dit le poète, qui aura traversé le vingtième siècle de bout en bout, animé constamment de la même vision spirituelle de la littérature et de l'art, et hanté par une haute idée du service.

Jean-Georges Lossier a été et restera l'un de ces créateurs pour qui vie quotidienne et œuvre artistique sont inséparables, l'exigence de l'une se reflétant dans l'exigence de l'autre.

Patrick Amstutz
/
5 mai 2004

[...]
Fils d'un père horloger et d'une mère musicienne, Lossier incarne l'esprit de Genève dans ce qu'il peut avoir de rigueur passionnée et généreuse. [...] Lossier a publié trois ouvrages sur la notion de service, interrogeant la possibilité de fonder la solidarité sur des valeurs universelles.

[...]
Chez Lossier, comme le souligne Alfred Berchtold dans le riche numéro de la Revue de Belles-Lettres a consacré au poète en 2001, la source de l'engagement social et de l'oeuvre poétique est la même, mais "captée à une autre profondeur".

[...]
Violente et apaisée, cette poésie visionnaire ressaisit inlassablement, d'un bout à l'autre du parcours, quelques grandes contradictions : les déchirures et l'unité. Le quotidien et l'autre monde. Les ruines et l'espoir. La fidélité et l'errance intérieure. L'enfance et la mort. Le retour à l'origine et l'apocalypse. La pensée et le rêve.

Marion Graf

5 mai 2004

[...]
Pour Jean-Georges Lossier, la poésie était un itinéraire intérieur, une "enquête de l'esprit devenue plus une contemplation qu'une structure poétique, mouvement du regard vers les choses cachées et qui les interroge. C'est à cet endroit que débute l'immense espace de liberté où il devient possible de communier avec le divin ou de pénétrer dans les profondeurs de l'âme, et d'en découvrir les arcanes."

Quête spirituelle, mystique même : dans une forme de plus en plus dépouillée, la poésie de Lossier explore ces régions hors du temps où le moi n'est pas isolé, mais au contraire relié aux autres par un fort sentiment de fraternité.
[...]

Anne Pitteloud

6 mai 2004

Aveva novantatré anni, ma gli occhi erano vivi e pieni di luce; quel che colpiva chi incontrava Lossier era infatti la sua profonda umanità. Nata certo dal suo lungo lavoro presso la sede ginevrina della Croce Rossa, dove diresse la "Revue internationale", ma ancor più da una frequentazione della poesia nella sua dimensione più eticamente esigente. Le opere di Jean-Georges Lossier stanno tutte in un volumetto, edito dieci anni fa da Empreintes, e i titoli che le accompagnano dicono bene le tonalità della sua voce: Saison de l'espoir, nel 1939; Du plus loins nel 1966, Le long voyage nel 1979. In una lingua spoglia e intensa, ma dalle sonorità estremamente precise - Lossier amava ricordare che proveniva da una famiglia di orologiai - questo poeta è rimasto fedele a una poesia che cerca nel prossimo, nella natura, nel creato, i segni che il sacro, secondo Novalis, ha disseminato nel mondo. La sua poesia era per questo vicina alla preghiera, ma in un senso laico che accogliesse nel suo seno chiunque volesse fermarsi a respirare con lui. Di Jean-Georges Lossier resterà, nel ricordo di molti, anche la voce, il modo lento e concentrato con cui leggeva le sue poesie.

Pierre Lepori

Rete2 - RSI

 

  Notice biographique

Photo de Jean-Georges Lossier - Yvonne Böhler

Jean-Georges Lossier est né à Genève en 1911. Après des études de composition musicale, il a d'abord été enseignant puis collaborateur du CICR dont il dirige par la suite la Revue internationale.

Jean-Georges Lossier a collaboré à diverses revues littéraires et philosophiques ainsi qu'à la Radio romande.

Dans son entretien avec Pierre Lepori, Jean-Georges Lossier nous parle essentiellement de la poésie, de sa formation de compositeur et des aînés - comme il les appelle - qui l'ont reçu avec chaleur et fraternité dont: Marcel Raymond, Pierre-Louis Matthey, Guy de Pourtalès.

Jean-Georges Lossier s'est éteint en mai 2004, à l'âge de 93 ans.

 

  Bibliographie

Saisons de l'espoir, Editions Corréa, Paris, 1939
 
Haute cité, Editions Kundig, Genève, 1943 - Prix Fondation Schiller - Prix Edgar Poe
 
Chanson de misère, Editions Seghers, Paris, 1952
 
Du plus loin, Editions La Baconnière, Neuchâtel, 1966 - Prix des Ecrivains genevois
 
Le long voyage, Editions L'Age d'Homme, Lausanne, 1979 - Prix Louise Labé
 
Lieu d'exil, Editions Empreintes, Lausanne, 1990
 
Poésie complète 1939-1994, Editions Empreintes, Lausanne, 1995
 
Collectif : La langue et le politique : enquête auprès de quelques écrivains suisses de langue française, éd., conc. et préf. par Patrick Amstutz, postf. de Daniel Maggetti, Editions de L'Aire, Vevey, 2001. p.48-51.
 
Alice Rivaz, Jean-Georges Lossier, Pourquoi serions-nous heureux?, correspondance 1945-1982, Genève, Editions Zoé, 2008.

 

  L’approche du sacré avec Jean-Georges Lossier


L’approche du sacré avec Jean-Georges Lossier

La poésie et le sacré se croisent parfois, voisinent souvent, se complètent et s'écoutent en tout cas chez un poète romand de grande qualité, Jean-Georges Lossier.

"Poésie complète" est paru aux Editions Empreintes, qui nous retrace le parcours d'un grand écrivain et artiste, de 1939 à 1994. Un itinéraire, une quête, le parcours d'une vie à l'écoute du monde et de soi-même, des autres et de tout ce qui touche à l'humain.

Poète de la déchirure

Le premier recueil, "Saisons de l'espoir", paru en 1939, laisse déjà apparaître ce culte pour l'amour, pour l'unité, l'harmonie alors que le poète est également touché par toutes les déchirures, les blessures, les divisions qui caractérisent notre quotidien. Il aimerait que son âme, que son corps deviennent une architecture rayonnante de lumière et de soleil qui s'élève vers le ciel, s'ouvre au monde, engendre cohérence, partage, dialogue et symbiose avec le grand Tout.

Mais les "orgues souterraines" comme le dit Marie-Luce Dayer, les larmes de la souffrance humaine, le touchent au plus profond de lui, l'émeuvent, lui font mal et "hersent" son cœur. Il devient parfois un être écorché, exposé à tous les vents de la douleur, de la peur, de la mort qui habitent les esprits des humains.

Lossier va ainsi avancer longtemps sur le fil du rasoir, entre bien et mal, beauté et désolation, émerveillement et angoisse; une marche solitaire et épuisante, mais de laquelle vont naître des vers authentiques et forts.

Vers la lumière

Puis viendra plus tard "Du plus loin", et le regard vers le passé, le souvenir, l'enfance, le pays "où le veilleur obscur rassemble sous la lune ses troupeaux étendus dans l'herbe lourde...", et part à la recherche de la clarté bleutée des contrées silencieuses, des errances et des retrouvailles, des régions "où ton visage apparaît au-delà du soleil... Où des couples s'enlacent dans le sang des ravins...".

Jean-Georges Lossier sait dire avec limpidité et évidence ces instants de plénitude, d'absolue paix, seuil de l' "éternité retrouvée", peut-être celle de Rimbaud, qui ouvre son regard au-delà de la prière et du soleil.

Mais le "Long voyage" et "Lieu de l'exil" vont nous ramener vers la mort, ce lieu de passage obligé, cette porte vers une nouvelle vie, au-delà de nos songes, de nos désirs, de nos craintes... Un voyage d'émerveillement dans une écriture forte et dépouillée.

Poésie complète 1939-1994, Editions Empreintes, Lausanne, 1995

Jean-Marc Theytaz

 

  Entretien avec Georges Lossier par Pierre Lepori

« Je crois que nous devons entrer plus profondément en nous-mêmes - précisément parce qu’il y a eu les horreurs de la guerre. Ce message spirituel, cette quête spirituelle que représente pour moi la poésie, est d'autant plus nécessaire dans une époque comme celle-ci, après tout ce que nous avons subi, après tout ce que nous avons souffert, tout ce que les hommes ont enduré.... »

Georges Lossier

Entretien avec Georges Lossier / Pierre Lepori

Poésie et musique

- Georges Lossier, vous avez d’abord eu une formation de musicien; mais vous avez renoncé à la musique (à la composition), parce que vous vous ne sentiez pas à l’aise avec ce que la musique devenait à cette époque. Est-ce qu’il y a eu une sorte de «passage» entre la musique et la poésie ?

- J’ai suivi, en effet, une formation de compositeur. Mais la musique qui commençait à se faire à cette époque, avant la guerre de 39, ne me plaisait pas. Le côté «technique» prévalait, du moins dans la musique nouvelle, et je ne me voyais pas suivre cette voie. En même temps, d'ailleurs, j'écrivais. Me détournant un peu de la composition musicale - non pas de la musique bien sûr, mais de la composition! - je me suis décidé à aller vers la poésie. Et le «milieu» m’a reçu avec tant de chaleur, tant de fraternité; que la chose s’est faite tout naturellement. Ceux que j'appelais mes aînés - Marcel Raymond, Pierre-Louis Matthey, Guy de Pourtalès - m'ont vraiment reçu, et la poésie est alors devenue mon chant, un véritable chant intérieur pour moi.

- Alice Rivaz, Monique Laederach: d’autres écrivains romands ont une formation musicale. Et dans leur style cela est souvent perceptible. Est-ce qu'il y a quelque chose qui est resté, dans votre écriture, de cette expérience musicale?

-Parfois la musique m'inspire; surtout les compositeurs au ton nostalgique, qui me parlent d’une espèce de paradis perdu et des efforts pour le retrouver. Ce type de musique m'inspire, sans pour autant devenir un modèle. J’ai choisi tout naturellement la poésie, et la musique est restée alors une inspiratrice: souvent un poème prend forme à partir d'une phrase musicale.

La précision de l’horloger

- Un autre point de départ de votre vie poétique pourrait être l’horlogerie: Alfred Bertschtold le dit très bien, dans la Revue des Belles Lettres (3-4, 2001, p. 215-222). Il y a, dans votre monde intérieur un bruit de tic tac dans lequel vous avez été plongé, enfant, comme fils et petit-fils d’horloger. Avec l’horloge et son bruissement, le temps devient «perceptible» (comme pour Marcel dans la chambre d’hôtel de Balbec, si j’ose risquer une référence proustienne). Est-ce là aussi une source poétique?

- En effet; et dans mes poèmes il y a souvent une allusion au temps et quelquefois au temps immobile. C'est certainement une réaction à ce que je vivais comme enfant et comme jeune homme, chez nous, dans le tic tac des pendules et d'un régulateur, que mon père possédait. Je trouvais cela merveilleux: j'avais l'impression d’entendre mille petits cœurs qui battaient. Je vivais parmi tous ces petits cœurs qui me donnaient une telle impression de vie: des appels, des cris, tout un petit monde que je devais moi-même interpréter dans mes poèmes.

- Cette référence à l'horlogerie nous amène à la question de la précision. Votre poésie est marquée par une préoccupation spirituelle. On a tendance à croire que les choses ultimes dont vous parlez exigent qu’on fasse appel à une langue vague. Je trouve pour ma part que votre poésie démontre exactement le contraire: c'est à travers la précision de l'horloger que vous arrivez à exprimer une réalité spirituelle.

- C’est vrai. Et mes vers sont toujours très travaillés. Je cherche à établir un langage fluide, qui soit comme un fleuve en marche. Et que, dans le fond, on puisse entendre -comme on entend une montre, une pendule – cette sorte de sérénité. Une montre, ça va toujours de l’avant, il n'y a pas d'arrêt; il n'y a pas d'angoisse. C'est ce que je cherche aussi: à travers un bruit caché d’horloge, faire comprendre qu'il y a des choses au-delà des choses, de leur apparence. Tout un chant secret, que la plupart des gens n'entendent pas, parce qu'ils ne s'écoutent pas eux-mêmes, parce qu'ils n’entrent pas suffisamment à l'intérieur d'eux-mêmes.

Poésie et spiritualité

- Parmi les références importantes, dans votre poésie, il y a certainement la littérature mystique. Pourtant, quand on lit vos poèmes, on ne trouve pas cette tendance des mystiques (de saint François à Louise du Néant), plutôt baroque, à accumuler les couches et les mots. Votre poésie, même si elle est marquée par un côté spirituel, n’a pas, si l’on veut, le «trop plein» de l’écriture mystique.

- Peut-être. Mais les mystiques m'ont beaucoup influencé du point de vue spirituel. Surtout dans cette idée qu'il existe quelque chose ailleurs, que nous devons toujours, par nous-mêmes, par la méditation, par la contemplation - dans un monde qui ne prédispose pas du tout à cela - retrouver le chant véritable de la vie, de la beauté, de la grandeur aussi. On a un très grand besoin d'une vie rêvée. Et la poésie, pour moi, est une activité très importante, précisément parce qu'elle pousse à l'imaginaire; elle crée l'imaginaire. Nous vivons dans une époque beaucoup trop technique, où il n’y a guère de place pour l’imaginaire. Grâce à la poésie – au rêve, à l'imaginaire – nous sommes en mesure de trouver autre chose et de vivre autrement que selon une vie quotidienne, toujours fragmentée, stressée. Et qui manque précisément de spiritualité.

- Ce qui frappe, par rapport au «champ littéraire» romand, c’est l'extrême raffinement, la sobriété de votre poésie. La production de toute une vie qui tient dans un petit volume de 250 pages. En Suisse romande, par contre, Haldas, Chessex, Chappaz produisent des œuvres foisonnantes et abondantes. Est-ce que vous vous sentez un peu en marge de cette littérature- là?

- En effet, je ne pourrais pas écrire des volumes et des volumes de poésie, parce que, lorsque j'écris, c'est souvent à partir d'un vers ou deux. C’est ce que Paul Valéry appelait un «vers diamant»: une première phrase qu'on laisse reposer, pendant des mois s'il le faut. Puis, soudainement, ce vers apparaît autrement, il a une autre allure, il a un autre chant. Alors il enclenche une succession de vers qui viennent, pour finir, former le poème. Le poète Henry Spiece - qui m'avait beaucoup aidé dans mes débuts - me disait toujours : "La grande morale c'est de savoir attendre". Et moi j'ai vraiment suivi cette morale: il fallait attendre que les choses viennent, qu'elles nous soient données et qu'elles soient mûries suffisamment pour être dites ou pas. Je ne pense pas que la poésie puisse se manifester sans freins. Non, elle doit être mûrie, elle doit prendre sa place tranquillement.

- Est-ce que dans cette quête (dans cette «patience»), vous avez eu en Suisse romande des fraternités?

- J’ai été très aidé, très soutenu, dès mes débuts, par quelques hommes qui n’étaient pas forcement poètes, mais qui avaient un sens du spirituel, un sens du chant intérieur, très développé. Un homme en particulier m'a beaucoup influencé: c'est Marcel Raymond. La lecture de son livre De Baudelaire au Surréalisme m'a montré - m'a fait «voir» presque d'un coup que la poésie était aussi - et surtout, pour moi- une quête spirituelle. Par ce biais, je me suis approché d'autres poètes de même tendance.

- En lisant votre œuvre, on a l’impression que souvent tout découle d’un titre, d’une idée. Il y a une image intérieure, qui vous guide; et le poème est une sorte de fleur qui se déploie justement à partir du titre. Est-ce qu’il y a donc, pour vous, le titre, l’idée avant tout?

- Parfois, le titre me mène, oui, et parfois non. Mais il est important, parce qu'il donne l'image même de ce que va être le poème et de l'attitude du poète vis-à-vis de la vie. Lorsque vous lisez un poème qui s'appelle : "L'angoisse" ou qui s'appelle " Le maître des signes" vous voyez tout de suite où l’on va. Pourtant j'ai écrit tout un livre de poèmes - Le long voyage - où il n'y a pas de titres. C'est une ligne de chants qui s’écoulent. Tous ces poèmes parlent de ce long voyage de l'homme depuis l’unité première perdue, dans ce lieu d'exil, pour aller jusqu'à l’endroit de l'unité retrouvée. Une unité que certains (moi par exemple) appellent Dieu...

- Il y a aussi dans vos poèmes une capacité d'ancrer le vers dans une sorte d'immanence. Au moment où vous regardez par une fenêtre, p.ex. et vous parlez des enfants qui doivent aller à la gare, qui doivent se presser (je pense au poème «Le départ»). Est-ce parce que vous avez travaillé longtemps à la Croix Rouge que votre spiritualité vient nécessairement s’appuyer sur le «réel»?

- Oh oui, tout à fait! Mes premiers livres de poèmes sont encore marqués par une sorte de mythologie intérieure: avec des Dieux qui agissaient sur nous, en nous, avec nous. L’expérience que j'ai faite de la Croix Rouge, durant la guerre, une expérience plutôt violente, m’a fait comprendre que le prochain aussi était important; c’est de là que s'est établi une sorte de fraternité qu'on sent dans mes livres suivants, une fraternité qui donne un sens à ma vie et à la poésie. L'expérience de la Croix Rouge m’a permis, si j'ose dire, de reconnaître sa présence comme élément d'inspiration.

- Je voudrais conclure avec une question que je pose à tous les poètes que j’ai la chance de rencontrer. Là elle tombe parfaitement bien. Est-ce que cette «immanence» est une façon de répondre à la déchirante question de Adorno: «Quelle poésie après l'holocauste?»

Je crois que nous devons entrer plus profondément en nous-mêmes - précisément parce qu’il y a eu les horreurs de la guerre. Ce message spirituel, cette quête spirituelle que représente pour moi la poésie, est d'autant plus nécessaire dans une époque comme celle-ci, après tout ce que nous avons subi, après tout ce que nous avons souffert, tout ce que les hommes ont enduré. Après tant de cris, d’appels auxquels, souvent, on ne pouvait pas répondre. Il me semble que la spiritualité est un recours contre cela, qui nous permet de repartir et de continuer. De savoir que le prochain est là, présent à côté de nous; prêt à nous aider comme nous devrions être prêts à l'aider.

Pierre Lepori

Radio Svizzera Italiana – Rete2

Il vaut la peine "d'écouter" l'entretien où alternent les deux langues, le français et l'italien ainsi que des lectures de poèmes par Jean-Georges Lossier. Un supplément de présence, un supplément d' âme et la forte présence du poète...

 

  Poésie complète 1939-1994

ISBN 2-940133-07-7

Jean-Georges Lossier est né à Genève en 1911. Enseignant de formation, il a été collaborateur du CICR dont il a dirigé la Revue internationale. Ce volume contient les six recueils poétiques publiés à ce jour.

A la lecture du premier recueil paru en 1939, Saisons de L'Espoir, Ramuz avait tout de suite saisi qu'à cette hauteur de poésie, l'essentiel serait de tenir le coup. Or, les cinq recueils qui ont suivi attestent non seulement de la fidélité de Jean-Georges Lossier à son intuition initiale, mais encore, au fil de l'oeuvre, un approfondissement rigoureusement homogène.

Gilbert Vincent

Poésie complète 1939-1994, Editions Empreintes, Lausanne, 1995

 

 

Page créée le 01.11.97
Dernière mise à jour le 18.06.09

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