Jean-Georges
Lossier poète fraternel
|
Pour Jean-Georges
Lossier, dont la longue et patiente quête
poétique et spirituelle semble rythmée
par la résonance d" orgues souterraines
", selon le mot de Marie-Luce Dayer, la poésie
est non seulement un moyen de dire le monde, mais
aussi de communier. Traversée par la "
force incantatoire " que le poète
accorde aux mots, sa poésie accueille ouvertement
le sacré, et porte un message despérance
dune profondeur rare. Nous avons eu la chance
de rencontrer Monsieur Lossier, dont le regard
vif et humain ne laisse en rien deviner lâge. |
|
- Monsieur Lossier, quel regard
portez-vous, à laube de vos nonante ans, sur
votre uvre poétique, alors que le dernier numéro
de la Revue de Belles-Lettres, entièrement consacré
à vos écrits, vient de paraître ?
La Revue de Belles-Lettres me consacre
en effet un superbe numéro où se lisent près
de trente contributions de haute valeur, et dont le maître
duvre est Patrick Amstutz. Jaimerais dire
tout dabord combien il est émouvant, pour un
auteur, de retrouver dans des textes réunis les multiples
éclairages de son uvre entière ; ils
lui permettent de constater quil est suivi, compris,
mieux que lui-même parfois, et que ses intentions
premières se retrouvent dans ce qui est écrit
par la suite, sur ses ouvrages les plus récents.
Vous me demandez de jeter un regard en arrière, je
vous dirai que ce qui me frappe le plus, cest la continuité
dans linspiration de ma poésie, le même
accueil, ouvert et sensible, qui me fut réservé,
et cela malgré les différences de formes et
dexpression, depuis le premier recueil de poèmes
que jai publié en 1939. Les différentes
étapes de ma poésie marquent une sérénité
gagnée peu à peu et avant tout, il me semble,
une foi dans lesprit.
- Chacun de vos recueils est le
témoin dun travail de maturation long et patient,
qui semble être à la clé de votre démarche
poétique : de quelle manière procédez-vous
? y a t-il des périodes plus propices à lécriture,
dautres encore où vous laissez le poème
" décanter " ?
Chaque poème est un long travail,
une longue attente. Parfois jaillit un vers, ce que Paul
Valéry appelait un " vers diamant ", je
le laisse reposer longtemps, je le reprends et il peut arriver
que toute une suite de vers vienne former un poème.
Ma poésie ne vient donc pas brusquement, cest
une longue patience, et si jinvoque les images, je
veille surtout à ce que le langage soit le plus fluide
possible, quil atteigne une sorte de légèreté,
dharmonie. Si je pense à la diction de mes
poèmes, je les aime dits " horizontalement ",
cest-à-dire sans éclat, comme une musique
chantée à mi-voix, une mélodie qui
viendrait de loin, qui essaierait de parler de la beauté.
Je mefforce donc que le poème ait une fin qui
concrétise, par une image par exemple, le sens profond
du chemin que je poursuis, et qui donne aussi le sens de
la quête. Je souhaite que mes poèmes soient
dits lentement, contrairement à ce que font souvent
les acteurs, qui ont lhabitude de la scène
où il faut parler vite.
- Votre travail poétique
dépend-il de ce que vous vivez spirituellement, personnellement,
et de ce qui se passe dans le monde ?
Il y a une osmose
constante
entre mon travail poétique
et ma vie spirituelle...
Oui, naturellement. Il y a une osmose
constante entre mon travail poétique et ma vie spirituelle.
Quant au monde, celui de la vie quotidienne, il influence
peu ma poésie. Dans un seul de mes recueils, Chansons
de misère, on entend, ou on voit plutôt des
ouvriers avec une caisse à outils sur lépaule,
des enfants qui pleurent, exprimant une sorte de fraternité
que jai essayé denraciner dans le réel.
Dans ce recueil, je tente de dire le lien très fort
existant entre la vie rêvée et la vie vécue,
entre le visible et linvisible. Quand ma vie sociale
devient très active, ma création poétique
en souffre, ma voix intérieure devient muette, et
pour quelle soit à nouveau présente,
il faut un repli, une solitude, un silence. Ce sont des
longues périodes de désert. Quand jai
traversé le Sahara, jai rencontré par
moments un silence total, absolu, où rien ne pouvait
empêcher linspiration de pénétrer,
car ce silence pouvait être fait particulièrement
pour être comblé par une voix intérieure.
Un silence presque insupportable, mais où lon
voudrait vivre très longtemps, toujours peut-être.
- Dès votre troisième
recueil, "Chansons de misère", une ouverture
formelle a lieu, laissant peu à peu simposer
le vers libre. Quest-ce qui a permis ce passage ?
Chansons
de misère a été écrit
après la guerre, alors que javais travaillé
au Comité International de la Croix-Rouge pendant
toute cette période. Bouleversé par les souffrances,
les angoisses, les attentes, les interrogations auxquelles
jai été mêlé, la naissance
dune sorte de fraternité sest faite sentir
en moi. Pour la dire, il fallait une forme plus souple que
lalexandrin que javais employé jusquà
ce moment, et il fallait que je puisse rendre ce que javais
entendu de la souffrance de lautre. En même
temps, je me suis souvenu de ce mot de Ruysbrueck, le mystique
flamand du XIVe siècle, qui dit exactement ce que
je pensais à lépoque : " Quiconque
veut vivre de la vie intérieure et contempler, sans
se soucier du prochain, na ni vie intérieure
ni contemplation. " Il fallait que je donne un témoignage
différent, que je ne parle plus seulement de ma quête
personnelle, de mon angoisse personnelle, mais aussi de
celle des autres. De là, une fraternité jamais
ressentie au temps où jétais étudiant,
alors que jétais préoccupé avant
tout de débats intellectuels, métaphysiques,
philosophiques, un autre monde donc, souvrait, qui
demandait non seulement un surplus dâme, mais
aussi un surplus de solidarité, damour du prochain.
- Lun de vos recueils porte
le titre " Lieu dexil ", quel sens donnez-vous
au mot " exil " ?
Oui en effet, Lieu
dexil est mon dernier recueil, qui exprime
lidée que nous sommes des exilés, vivant
loin dune patrie antérieure, dune sorte
de paradis perdu que nous reconstituons comme avec les morceaux
dune unité perdue. Nous vivons dans le temps
qui nous mange, qui nous prend, qui nous dérive,
nous sentant des exilés parce quécartelés,
oui le mot est juste, écartelés entre cette
vie antérieure, notre enfance et plus en deçà
encore, et la vie future, une vie future vers laquelle nous
sommes tirés, appelés ; des exilés
donc, puisque écartelés entre deux infinis.
Nous sommes là entre les aïeux qui racontent
et les morts qui appellent. Tout se transforme, rien nest
permanent : cela aussi donne une impression dexil.
Tant dhommes sont exilés sans savoir jusquà
quand, ni quel est le sens de leur destinée. Quel
peut être ce sens si rien ne les rattache à
un certain sentiment déternité ?
- Lorsque lon compare vos
six recueils poétiques, on observe une évolution
sensible allant vers un allégement toujours plus
grand, comme si les mots se libéraient peu à
peu dun poids pour atteindre, dans "Lieu dexil",
une transparence pure. Pouvez-vous dire ce qui a permis
cette évolution ?
Je crois quen poésie
surtout, il faut dire lessentiel, cela présume
donc un langage dépouillé, un langage sans
cris, sans clameurs. Je me rappelle ce mot, que racontait
le Franciscain du XIIIe siècle également poète,
Jacopone da Todi, il disait quun homme avait trouvé
Dieu, quil clamait sa joie mais quil ne pouvait
pas hurler assez son bonheur. Dieu ayant peur quil
se consume, il lui dit : " Ordonne ton amour, ô
toi qui maimes ". Cest pour moi une leçon
: le poète doit dire lessentiel, surtout sil
voit dans sa poésie une quête spirituelle.
Il souvre à un autre monde, par " un chemin
qui conduit vers lintérieur ", comme disait
Novalis. Pour moi, la poésie entraîne vers
la transcendance, elle suggère une transcendance,
et pour la dire, il faut que cela soit en allant à
lessentiel, dune manière limitée,
mais qui soit exactement ce que lon ressent, et non
pas des mots avec lesquels le poète jonglerait.
- Que représente pour vous
lélément de leau, très
présent dans votre uvre, et plus spécifiquement
dans "Le Long Voyage" ?
Dans Le
Long Voyage, en effet, il y a constamment un rappel,
une évocation de leau. Leau pour moi
est un élément mystérieux, et cest
son mystère qui mattire. Cette attirance, surtout
lorsque leau est calme, immobile, est de lordre
dun appel. Sa transparence mattire également
: lorsquon voit le fond, et il faut deviner ce quil
y a plus profond que le fond. Pour moi, cest une image
de lâme, de cette sérénité,
de ce silence. Mais ma poésie est aussi traversée
dune sorte de culte de la nature. Dans Saisons
de lespoir, la nature joue un très grand
rôle, elle est la beauté, elle est la force
dans laquelle on reprend courage. Ainsi, par exemple, Gerard
Manley Hopkins, le prêtre et poète mystique
anglais, pouvait rester des heures devant une jacinthe.
Cette jacinthe traduisait pour lui le spirituel devenu sensible,
Dieu avait créé cela, et en regardant cette
création, cétait aussi comme si on allait
vers Dieu, et comme si Dieu venait vers nous, dans une sorte
de double mouvement que lon retrouve dans leau
courante, dans leau qui va avec force, qui entraîne
tout dans un grand chant. Dailleurs, le fleuve est
aussi ce que suivent les auteurs classiques, ils racontent
ce quils voient sur la rive opposée, alors
que les poètes romantiques ne montent pas vers le
fleuve, ils redescendent à sa source pour y retrouver
une sorte de lumière qui serait à lorigine
des choses.
- Quel rôle a joué
la musique, plus particulièrement la composition
musicale, que vous avez pratiquée durant vos années
universitaires, dans votre travail poétique ? Certains
morceaux ou des phrases musicales peuvent-ils être
à lorigine dun poème (en donner
le ton, linflexion première) ?
La musique a en effet joué
un très grand rôle dans ma vie. Tout dabord,
ma mère était musicienne et par conséquent
elle ma poussé vers la musique. Jai fait
des études de piano, de composition musicale, et
je trouve dans certaines musiques que jaime particulièrement
une sorte de nostalgie qui mémeut profondément,
et qui serait comme le chant des choses disparues qui nous
répondent de loin. Schubert, Brahms, Duparc, Chausson,
Fauré : tous ces compositeurs appellent à
rêver, ils effleurent nos songes. Je suis heureux
que ma poésie saccorde parfois à la
musique. Ce fut le cas pour Du
plus loin à partir duquel Matthieu Vibert,
musicien de grand talent, composa Trois
mélodies pour chant et grand
orchestre, qui fut créé à Genève
par lOrchestre de la Suisse Romande, et rejoué
plus tard puis enregistré en disque. Jai ensuite
quitté la composition musicale pour la poésie.
Cest en effet parfois la musique qui minspire,
comme si des phrases musicales laissaient une trace, et
que cette trace appelle des mots, pour chanter encore en
poésie. Je dois dire que jai eu une déception.
Jaurais tant aimé que mes poèmes soient
mis en musique, comme cela devait se faire, avec Frank Martin.
En effet, la radio romande nous a demandé, à
Frank Martin et moi-même, décrire un
oratorio pour la paix, mais nous navions quun
mois pour le réaliser. Il était en mesure
de respecter ce délai mais moi-même, travaillant
à lépoque au CICR, je ne pouvais prendre
de vacances, et jai donc dû refuser. Ce fut
vraiment une déception, car Frank Martin mavait
choisi comme auteur ; il a donc écrit la musique
et les paroles lui-même, en sinspirant de passages
de la Bible. Ce fut le très bel oratorio
In terra pax.
- Pouvez-vous nous parler des poètes
et écrivains que vous avez connus dans les années
30-40 ? Certains dentre eux ont-ils eu une importance
plus particulière dans votre cheminement poétique
?
A lépoque que vous citez,
certes, cest-à-dire les années trente-quarante
à Genève, il y avait une vie littéraire
très animée, des écrivains de valeur
attachés à leur ville, romanciers, essayistes,
critiques littéraires ; ils ont tous reçu
le tout jeune poète que jétais avec
une chaleur et une amitié très grande et constante,
dont je suis fort reconnaissant. Je citerai quelques noms
parmi ceux que jai connus : Henry Spiess, Pierre-Louis
Matthey, Marcel Raymond, Jacques Chenevière, Albert
Rheinwald. Dans ce climat favorable, je ne me souviens guère
de rivalités, du moins, je ny étais
pas mêlé. Celui qui me devint le plus proche,
ce fut Marcel Raymond. Javais écrit Saisons
de lespoir, mon premier recueil, je lui demandai de
me recevoir, lui apportai mon manuscrit, dans lespoir
quil le lirait, et il ma simplement dit : "
Je le prends, revenez dans quinze jours ". Je suis
donc retourné le voir et il ma dit : "
Jaime votre manuscrit, je vous propose décrire
une préface ". Non seulement il écrivit
une préface, mais encore il mintroduisit dans
la maison Corréa à Paris, qui était
à lépoque un grand éditeur de
poésie. Comme la vie littéraire était
différente daujourdhui : les journaux,
les sociétés, les revues étaient ouverts
à la poésie. Quand Henry Spiess publiait un
recueil, cétait tout un bas de page avec photo
qui lui était consacré dans un grand journal.
Même les journaux illustrés accordaient une
place à la poésie, mais cela a bien changé.
- Pendant une quinzaine dannées,
de 1961 à 1976, vous avez dirigé la chronique
de poésie du "Journal de Genève".
Que vous a apporté cette activité de critique
littéraire ?
Elle ma beaucoup apporté,
mais elle a pris aussi beaucoup de temps à ma poésie.
Jai pu connaître ainsi des poètes romands
et dautres régions ou pays, puisquà
la rédaction nous recevions quantités de recueils.
Jai eu ainsi une riche correspondance, car les poètes
dont javais parlé mécrivaient,
et dautres me demandaient que jécrive
quelque chose sur leur poésie. Cest comme cela
que jai fait de belles rencontres, avec Gustave Roud,
Pierre Emmanuel, Pierre Jean Jouve et dautres encore,
puisque cette rubrique a duré quinze ans. Jai
aussi noué des amitiés romandes, avec Pierrette
Micheloud et Charles Mouchet notamment. Cétait
pour moi la joie de lire de la poésie et surtout
de faire connaître ces poètes, car je savais
leur sentiment heureux dêtre lus, reconnus,
de savoir que quelquun, de loin, leur faisait signe.
Javais dailleurs la plus totale liberté
dans le choix et dans mes jugements, je parlais des livres
que jaimais et je vous assure que je nai jamais
fait de démolition, je pense que cela est inutile.
Heureuse époque où un journal réservait
à la poésie une place régulière,
tandis que les journaux illustrés accordaient non
seulement une place au poète, mais aussi à
sa photo !
- Comment votre poésie sest-elle
peu à peu ouverte à un chemin spirituel ?
Ce chemin spirituel, lenfance
déjà my prédisposait. Une enfance
calme, protégée, avec des parents très
croyants, qui créaient une atmosphère totale
de confiance, de foi vécue. Mais comment ce chemin
spirituel est-il devenu poésie ? Marcel Raymond a
écrit un livre intitulé De
Baudelaire au surréalisme. Ce livre a été
pour moi une révélation. Ainsi, je découvrais
quune certaine poésie, depuis le romantisme,
pouvait être quête spirituelle. Cest alors
que jai abordé la poésie comme un mouvement
vers la transcendance, et donc comme un travail investi
dun pouvoir nouveau. Je désire que ma poésie
soit, pour moi comme pour dautres, un chemin vers
la spiritualité.
- Vous parlez, dans la réponse
que vous donnez à la question " Les mots sont-ils
vos alliés " posée par Patrick Amstutz
à une quarantaine décrivains romands,
de la " force incantatoire des mots ", de leur
pouvoir " intercesseur ", et de la voie quils
peuvent ouvrir vers " lextase ". Où
réside, dès lors, pour vous, la limite entre
le poétique et le sacré, entre la parole poétique
et la parole divine ?
Bien sûr, les mots ont une
force incantatoire et un pouvoir intercesseur. Songez à
ce que peut être la puissance dune prière
dite avec des mots choisis, prolongeant laffirmation
du divin. Des communautés orientales répètent
inlassablement certains mots, certains vers et le font dans
lattente dune extase, cest-à-dire
dune sorte de réponse de Dieu à toute
leur quête. Des prêtres bouddhistes, par exemple,
répètent sans relâche des formules sacrées.
Et alors les mots deviennent des passerelles vers le divin.
La poésie, par moments, se fait prière. Elle
peut se faire aussi, comme chez certains mystiques, témoignage
de descentes brûlantes vers les profondeurs.
La poésie,
par moments, se fait prière.
Elle peut se faire aussi, comme chez certains mystiques,
témoignage de descentes brûlantes vers
les profondeurs.
- Ce pouvoir suprême que
vous accordez à la parole poétique, lié
à la dimension mystique dans laquelle sinscrit
votre poésie, peut toutefois comporter le risque
de mener à un au-delà de la parole, à
un point où les mots mêmes ne seraient plus
nécessaires : avez-vous ressenti cela à certaines
périodes de votre vie ? quen est-il aujourdhui
?
Non, en tant que poète, je
ne suis pas arrivé à cet au-delà de
la parole dont vous parlez. Là, nous sommes dans
le domaine de lexpérience mystique. Le silence
des mystiques simpose totalement pour laisser place
à lillumination quils espèrent.
Cest donc le silence dune attente. Mais il y
a un autre silence, qui peut surgir pour un poète,
celui qui sinstalle quand la poésie sest
retirée de lui. Le grand poète autrichien
Hofmannstahl en a fait lexpérience, et il en
parle dans son très beau livre la
Lettre de Lord Chandos. A travers ce personnage de
Lord Chandos, cest au fond de sa propre expérience
quil parle. Il ressent, à un moment de sa vie,
une impuissance décrire. Lui qui était
déjà un poète connu, il ne voit plus
le lien que les mots peuvent avoir avec lui. Les mots senfuient
de lui dans le silence, la solitude, langoisse. Il
décide alors de quitter pour toujours la poésie,
puisque le silence est un obstacle. Ensuite, il se tourne
vers la composition dramatique, impliquant autrui, tandis
que la poésie nest plus que solitude. Le théâtre
est en effet un art social, avec des interlocuteurs directs
auxquels vous parlez et qui vous répondent.
- Votre poésie porte un
message despérance dune grande profondeur,
rare dans la poésie daujourdhui. Ce message,
si lon est à même de le recevoir, permet
dappréhender la mort non pas comme une rupture,
mais comme un accomplissement. Vous parlez magnifiquement
de la poésie comme dun " mot de passe
" vers lau-delà, où la rencontre
avec léternel se ferait dans une unité
totale. Pensez-vous que lhomme, pour vivre en harmonie
avec lui-même et le monde, comme le suggère
la voix de La Grande Amitié dans Chansons de misère
(" le monde est fraternel/Au veilleur prêt à
mourir "), doive passer par une sorte d "
accueil" de la mort ?
Marcel Raymond disait dans un article
que mes poèmes ouvrent un chemin vers la mort, la
mort vue dès lors comme un accomplissement. Mais
pour moi, ce nest pas la mort qui est présente
dans mon uvre, et qui serait personnifiée comme
un être mythique, non, ce sont les morts, leur immense
cohorte avançant dans le temps et qui sont tendus,
tirés, appelés vers un but ultime. Sils
soccupent de nous, ce nest pas pour nous faire
du mal, au contraire, ils sont plutôt indifférents,
tout occupés quils sont à leur mission,
à leur voyage, au pays quils traversent et
quils transcendent. Ils font partie encore de notre
destinée sur la terre, cette terre dexil où
nous sommes ; ils nous inspirent, mais ils ne se mêlent
pas à nous. Parfois, du plus loin, ils nous donnent
le sens de leur marche, une marche ascendante, cette marche
qui sera la nôtre. Le dernier poème de mon
dernier recueil, Lieu dexil, évoque justement
les morts, leur présence dans notre sommeil. Voici
ce poème :
Sommeil
Lécho des voix éteintes
Reflue vers le calme horizon,
Lhistoire tombe sans fin
Douce pluie entre les feuilles.
Inapaisable est le vent profond
Où chancellent les morts et leur cortège,
Comme eux traînant leur peine
Les dormeurs avancent sur les eaux.
Sommeil maître des signes :
Une porte lointaine quil faut franchir
Une blessure qui fait si mal
Ton visage au fond du ciel.
- Votre poésie témoigne
de la recherche constante dune unité. Que représente-t-elle
pour vous ?
Jai toujours senti en moi cet
écartèlement dont nous avons déjà
parlé. Ecartèlement entre un monde antérieur,
dont le souvenir nous hante, et le monde futur, le monde
que nous ouvre la mort. Les mystiques, dans cette optique
du futur, parlent constamment dunité. Ma poésie
sen inspire, cest vrai. Hanté que je
suis par cette image de la montée de toute chose
vers ce qui se rejoint, se réunit, se retrouve. Comme
si tout devait devenir " un " dans un immense
élan vers le haut. Teilhard de Chardin, ce grand
visionnaire, disait : " Tout ce qui monte converge
". Il définit ainsi lélan vers
le haut qui nous entraîne vers lunité
divine . Cest une voix personnelle mystique, lespoir
dapporter le meilleur de nous-même pour rejoindre
et enrichir cette unité.
- À la suite de Novalis,
de nombreux poètes ont cherché à rassembler
les morceaux épars dun paradis sur la terre.
Dans votre poésie, il semble que la lente recomposition
du monde fragmenté (comme le dit le poème
"Espoir : Le monde fracturé/Recompose doucement/Son
unité") ait lieu, et de manière peut-être
plus sûre et plus sereine, vers le futur. Mais la
poésie ne serait-elle pas, justement, lun des
moyens datteindre cette unité ?
Non, je ne crois pas. La poésie
ne peut pas atteindre cette unité dont nous venons
de parler, elle peut simplement la proclamer, en témoigner
; elle permet daller plus loin, de dépasser
les limites, dimaginer, donc de rêver lunité.
Il est de fait que, dans ma poésie, cest la
recomposition dun monde fragmenté, la tentative
de retrouver lunité davant, une sorte
de jardin de la préexistence. Et cest la nostalgie
de ce paradis perdu que je tentais dexprimer lorsque
je composais de la musique. Cette nostalgie est aussi celle
de ces longues après-midi du dimanche où ma
mère jouait du piano, tandis que je me blottissais
sur ma petite chaise et lui disais doucement : " Encore,
encore ! ". Tout était jusquau soir dune
telle tendresse quon finissait tous deux par pleurer.
... cest la nostalgie
de ce paradis perdu que je tentais dexprimer
lorsque je composais de la musique. Cette nostalgie
est aussi celle de ces longues après-midi du
dimanche où ma mère jouait du piano,
tandis que je me blottissais sur ma petite chaise
et lui disais doucement :
" Encore, encore
! "
- " Ambition de ne pas chanter
le monde seulement mais dagir sur lui " (Le Chemin
intérieur). Cette phrase résume à elle
seule le double engagement (le double " service ")
qui a dicté votre vie : envers le travail social
et humanitaire, et envers la poésie. Les avez-vous
toujours menés parallèlement ? Quel a été,
pour vous, le lien de lun à lautre (avez-vous
eu limpression d " agir " également
par la poésie ?) ?
Oui, ce fut tout au long de ma vie
un double engagement, un double " service ", pour
reprendre un terme que jaime tout particulièrement.
Ce ne fut pas toujours facile dailleurs, jai
été pendant plus de trente ans collaborateur
du Comité International de la Croix Rouge, jai
été enseignant, critique littéraire,
sociologue, la poésie avait de la peine à
survivre. Cela explique que mes recueils ne soient pas nombreux.
Mais, pour vous répondre mieux, je dirai que jai
toujours mené parallèlement le travail poétique
et le travail social et humanitaire. En même temps,
javais le désir constant dagir dans le
domaine social et non dans le domaine de la poésie.
Parce que cest là quon peut " agir
", au sens pratique du terme. Cependant, lorsque jécrivais
des poèmes, javais lespoir quils
seraient peut-être des témoins dune spiritualité
dont le monde daujourdhui a tellement besoin,
par le fait même quils sont une quête
spirituelle, et que ces poèmes pourraient être
un signe de fraternité : parler à lautre
de ce qui est si important pour moi, partager.
... plus la pression
du monde extérieur se faisait forte et douloureuse,
insupportable même, plus il me semblait nécessaire
dêtre présent, pour affirmer une
autre présence justement, un autre ailleurs,
une transcendance.
- Vous dites, dans lentretien
avec Patrick Amstutz paru dans la revue "Pierre dangle"
en 1998, à quel point, dans le monde qui est le nôtre,
la nécessité de la fraternité est forte,
vous ajoutez que leffort de chacun devrait aller vers
la " communion " plus que la " communication
". Même si le poème reste sans doute lun
des moyens pour tendre vers cette communion, la révolte
face à lévolution du monde a-t-elle
parfois été forte au point de vous éloigner
de votre recherche poétique et spirituelle ou, au
contraire, vous a-t-elle conforté dans la nécessité
d " agir " à travers elle ?
Le poème est un moyen de communier,
de créer une communion, au-delà de la communication
dont on parle tellement aujourdhui. Comme vous évoquez
ma recherche poétique et spirituelle, je ne vois
pas que je pourrais en être éloigné
par lévolution du monde qui nous entoure, il
me semble que ce serait plutôt linverse. Dans
mon double engagement service social et humanitaire
dun côté, poésie de lautre
ce fut le contraire : plus la pression du monde extérieur
se faisait forte et douloureuse, insupportable même,
plus il me semblait nécessaire dêtre
présent, pour affirmer une autre présence
justement, un autre ailleurs, une transcendance. Cest
là mon idée. Une tâche essentielle du
poète est détablir des correspondances
entre le corporel et le spirituel, entre le visible et linvisible.
" Ouvrir le chemin vers lintérieur ",
comme le dit Novalis, cest dépasser le rationnel
en suscitant lespace de la vie rêvée.
Et la vie rêvée nest-elle pas aussi vraie
que la vie vécue ?
Propos recueillis par Mathilde Vischer
Rappelons que ses six recueils
poétiques sont réunis dans un volume paru
aux éditions Empreintes en 1995, dans la collection
Poche/Poésie, sous le titre Poésie complète
1939-1994, avec une préface de Gilbert Vincent.
Bibliographie
Ecrits divers
- Le Rôle social de lart
de selon Prudhon, Vrin, Paris, 1937.
- Solidarité. Signification
morale de la Croix-Rouge, La Baconnière, Neuchâtel,
1948.
- Les Civilisations et le service
du prochain, La Colombe-Editions du Vieux-Colombier, Paris,
1958,
Prix Broquette-Gonin de lAcadémie française.
- " Poésie et silence
", in Repères n°4, Payot, Lausanne, 1981,
pp. 122-125.
- " Poésie et itinéraire
intérieur ", in Cahier de lAlliance
culturelle romande n°34, Pully, 1987, pp. 82-83.
Quelques articles et ouvrages consacrés
à Jean-Georges Lossier
- Patrick Amstutz, " Une fraternelle
mémoire, cheminement dans luvre poétique
de Jean-Georges Lossier ", in Pierre dangle
n°4, Aix-en-Provence, 1998, pp. 93-104.
- Marie-Luce Dayer, " Jean-Georges
Lossier : la poésie, parcours dune vie ",
in Choisir n°447, mars 1997, pp. 25-27.
- Marianne Ghirelli, " Jean-Georges
Lossier ou la quête de lintemporel ",
traduit par Claire Jaquier, in Ecriture n°29, Lausanne,
1987, pp. 125-134.
- Jean-Georges Lossier, Revue
de Belles-Lettres
n° 3-4, dir. Patrick Amstutz, Genève, 2001.
Alice Rivaz, Jean-Georges Lossier : Poésie et vie
intérieure, Editions universitaires, coll. Cristal,
Fribourg, 1986.
Nous vous renvoyons à
la bibliographie très
complète du dernier numéro de la Revue de
Belles-Lettres consacrée à lauteur
(3-4 2001), établie par Patrick Amstutz.
Page d'auteur - Jean-Georges
Lossier
Voix de l'auteur
dans un entretien avec Pierre Lepori
Page créée le 01.04.02
Dernière mise à jour le 01.04.02
|