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L'invité du mois

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  Regard sur la littérature de la Suisse alémanique

 

Index des auteurs

Introduction
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Première partie
Spitteler
Meinrad Inglin
Robert Walser
Ludwig Hohl
Friedrich Glauser

Seconde partie
Frisch
Dürrenmatt
Eugen Gomringer
Kurt Marti
W.M. Diggelmann
Jörg Steiner
O.F. Walter
Adolph Muschg
Peter Bichsel
Hugo Loetscher
Paul Nizon

Nouvelle génération

W. Schiltknech
entretien
bibliographie

 

 

Introduction

Le tournant du siècle porte au bilan. Quelles peuvent donc être, au cours de la période écoulée, et plus particulièrement dans sa seconde moitié, dans la perspective d'un observateur assistant à ses développements depuis les années soixante, les caractéristiques principales de la production littéraire en Suisse allemande ? Si du XIXe, on retient avant tout Gotthelf, Keller et C.F. Meyer et, malgré le génie poétique de ce dernier, une production essentiellement narrative et de type réaliste, quels auteurs et tendances citer pour représenter le XXe ? Et quel écho trouvent-ils dans le monde ? Des réponses exhaustives à ces questions exigeraient une vaste étude. En tiendront lieu ici, selon les partis-pris et les préférences du critique, et sans trop s'arrêter aux écrits déjà bien connus de Frisch, Dürrenmatt et Walser, quelques informations et citations précises, illustrées par de brèves tentatives de description des oeuvres et des écritures. De quoi permettre de circonscrire le champ, sur la base des oeuvres traduites en langue française, du moins jusqu'aux auteurs qui commencent à publier au début des années septante. Et de quoi suggérer peut-être, avec le plaisir de la découverte, celui de la lecture.

Spitteler

La première impression est celle d'une richesse foisonnante et d'un prodigieux élan créateur. Le Dictionnaire des Lettres suisses, paru en 1991, présente parmi les contemporains près de cent trente auteurs alémaniques et en mentionne quelque cent soixante. C'est dire qu'il faut des repères. Le plus évident semble la Deuxième guerre, qui divise le siècle. Avant elle, trois auteurs s'imposent. Spitteler (1854-1924), seul Suisse à l'avoir obtenu, se voit décerner en 1920 le Prix Nobel de littérature. Malgré leur envergure impressionnante, sa version en prose iambique du mythe de Prométhée Prométhée et Epiméthée, (1880, Cailler) et les hexamètres de sa pathétique épopée Printemps olympien, (1897, Cailler) sont, à cause de leurs partis-pris passéistes, depuis longtemps oubliés. Seuls témoignent aujourd'hui de sa maîtrise le séduisant roman autobiographique Imago (1906, Dupont) et le délicieux récit Les petits Misogynes (1907, L'Aire).

Meinrad Inglin

Sans doute parce qu'il opte pour un style réaliste, il n'en va pas de même de l'autre grand talent épique de l'époque, Meinrad Inglin (1893-1971). Son oeuvre majeure, La Suisse dans un Miroir (1938, L'Aire), est rééditée dans une version remaniée en 1955, et une nouvelle fois encore en 1987. Cette vaste fresque historique déroule selon un rythme sûr et une composition rigoureuse la chronique d'une famille de la grande bourgeoisie zurichoise de 1912 à 1918. Porté par la générosité, le roman suggère à la Suisse un renouvellement de la pensée libérale et un rôle européen exemplaire, attaché au renoncement à la grandeur héroïque et au nationalisme, et privilégiant une démocratie fondée sur un réformisme lent, la tolérance et le dialogue. Cet engagement, lié à l'exigence personnelle de la réalisation de soi, a des répercussions jusqu'à la fin du siècle, et inspire notamment le roman Le Temps du Faisan (1988, L'Aire), d'O.F.Walter, et la nouvelle Le Pavillon du Jardin (1988, Gallimard), de T. Hürlimann (1950).

Robert Walser

Mais l'auteur de la première moitié du XXe qui atteint au rayonnement le plus vaste est Robert Walser (1878-1956). Un succès d'estime à Berlin, où paraissent au début du siècle ses romans Les Enfants Tanner, Le Commis et L'institut Benjamenta, reste sans lendemain. Mais on le redécouvre peu à peu dès les années cinquante. Trente ans plus tard, il commence à percer en France, où les éditions Gallimard achèvent maintenant la traduction de l'essentiel de son oeuvre. De Bichsel à Steiner, Widmer et Zschokke, la littérature contemporaine de Suisse allemande est impensable sans son influence. Exemplaires, ses textes, parfois insolites jusqu'aux confins du non-sens, et d'une fausse naïveté troublante, répondent aux jaillissements d'une invention souverainement libre. Légers et d'une grâce inimitable, ils cèdent au goût du jeu, au plaisir éprouvé à suivre les injonctions du mot ou de l'idée, aux sollicitations des sonorités et des rythmes, à la tentation de la parodie. Leurs miroitements insidieux à la fois dissimulent et dévoilent. Ils font entrevoir, derrière une ironie et une pudeur qui trahissent le déchirement, les visages poignants et les désarrois d'un écrivain poussé par une indéfectible exigence d'altérité à une stratégie narrative étonnement moderne. En tendant à supprimer, sans cesse la réalité produite par le langage, elle engage l'écriture dans une quête exigeante, fascinante dans ses métamorphoses et sa dimension existentielle.

Ludwig Hohl

Pour ceux qui commencent à écrire dans les années soixante, c'est Ludwig Hohl (1904-1980) qui incarne le plus parfaitement l'image de l'écrivain à l'écart, poursuivant son travail créateur en marge de la société et de tous les courants littéraires, et revendiquant une altérité totale. Ce parti-pris de l'opposition se manifeste déjà dans son journal de jeunesse (Journal d'Adolescent, 1992, Zoé). Exilé en Hollande (1931-1937) et établi par la suite à Genève, où il écrit dans une cave et refuse de s'exprimer en dialecte alémanique, il est jusqu'à la fin des années soixante plus connu par sa légende que par son oeuvre. Quelques récits et évocations de voyages publiés dans des journaux et des revues (Le Petit Cheval, 1930, Zoé, Impressions, 1929-1946, Le Passeur), et regroupés dans la première version de Chemin de Nuit (1943, Morgarten), passent inaperçus. Il en va de même des notations Nuances et Détails éditées en 1942 à compte d'auteur et du premier volume de Notes (1944, Artemis). La découverte commence avec Nuances et Détails, 1964, Walter, L'Aire), Tous les Hommes presque toujours s'imaginent (1967, Walter, L'Aire), et se poursuit avec la 2e version de Chemin de nuit (1971, Suhrkamp, Bertil Galland), avec le récit Une Ascension (1975, Suhrkamp, Gallimard) et la version définitive de Notes (1981, Suhrkamp, L'Age d'Homme).

Au seuil de l'oeuvre, Nuances et Détails présente un premier état de la mise en forme et de la pensée de l'écrivain. Divisées en trois parties groupant des textes numérotés, ce sont des pages méditatives, de brefs portraits, des paraboles, des maximes, des évocations oniriques. Nulle prétention à la sagesse, mais des parcours de la vie intérieure, et une interrogation permanente. La défense non pas d'une philosophie, mais d'une attitude : maintenir à tout prix la mobilité de la pensée, montrer son cheminement, ses ruptures, hésitations et parenthèses, ses tâtonnements jusqu'à ce que se produise "le miracle du mot juste".

On trouve dans Tous les Hommes presque toujours s'imaginent des fragments d'une oeuvre monumentale intitulée : De l'Envahissement du Centre par la Périphérie. Ce sont des aphorismes, de brèves évocations, des images et des notations fugaces, de courts récits : des textes à méditer, fragments d'un perpétuel monologue intérieur, d'une sobriété extrême. Des sensations et des pensées fugitives, prises au piège des mots, même si la réalité en elle-même échappe, parce que l'expérience reste incommunicable et que "presque toutes les choses sont autres".

Le récit Une Ascension (1975, Suhrkamp, Gallimard), sept fois remanié entre 1928 et 1971, traite des thèmes majeurs de l'auteur avec une pureté exemplaire. Deux alpinistes partent pour gravir une montagne inconnue. L'un rechigne et bientôt renonce, l'autre atteint l'arête. Mais au retour, la mort, absurde et inéluctable, les surprend tous deux. Fondée sur l'antithèse, la narration évoque avec une intensité rare le combat pour le sens, la conquête paradoxale de la vie en même temps que de la mort. La montagne acquiert une présence obsédante : démoniaque dans ses abîmes et le labyrinthe de ses formes, exaltante par l'infini de son étendue et son altitude vertigineuse, elle subjugue et défie. Son ascension devient métaphore de l'existence humaine et de sa réalisation dans le monde.

L'oeuvre majeure de Hohl, Notes ou de la Réconciliation Prématurée (1981, Suhrkamp, L'Age d'Homme), rédigée entre 1934 et 1936 en Hollande et sans cesse remaniée, parut d'abord en 2 tomes séparés en 1944 et 1954 (Artemis). Comportant à l'origine plus d'un millier de pages, elle se compose de réflexions, aphorismes, anecdotes, citations, évocations, et se divise en 12 parties non-interchangeables, dont l'ordre suggère une progression de la connaissance. Chacune renvoie à l'ensemble, qui lui-même se reflète en elles, une dialectique complexe unit le tout à ses éléments. Ces mouvements décrivent ce que Hohl nomme le travail. Défi à la mort, il ne répond pas à une finalité utilitaire, mais à une exigence de vérité qui implique une mise en question constante. Objectivant l'expérience subjective dans une activité créatrice incessante, il permet la réalisation de soi : "Si tu te transformes, tu transformes le monde" (II, 135). Modifiant le rapport à la réalité et la connaissance par une contestation permanente, le travail empêche les "réconciliations prématurées" que Hohl reproche à une société bourgeoise basée sur le consensus. Il met en jeu la personne entière, libère les pouvoirs créateurs et révèle en des moments privilégiés, qui transforment l'existence, une essence inexprimable, le réel, évoqué dans la partie ultime.

Le travail implique l'observation de l'homme, la réflexion sur ses capacités et limites, sur la politique, la guerre, l'art, l'écriture, la littérature, les réalités imaginaires. Traitant de ces thèmes à partir de détails - comportements, incidents, rêves, perceptions, les Notes développent une pensée déroutante et une imagination visionnaire. Elles jettent à une société jugée matérialiste le défi d'une contradiction absolue et appellent à se vouer aux "événements de l'esprit". A l'aliénation de l'homme par le conformisme, elles opposent l'utopie de la connaissance et la conquête conciliatrice d'une identité personnelle.

Friedrich Glauser

Avec Walser et Hohl, le troisième marginal du siècle est Friedrich Glauser (1896-1938), tombé dès sa jeunesse dans l'enfer de la drogue, qu'il évoque dans une "confession" poignante (Morphium, 1932, Arche). Emprisonné, interné à l'asile, engagé à la légion, dont le roman Gourrama (1928-1929, Schweizer Druck- und Verlagshaus) dépeint magistralement la vie et l'atmosphère, il exprime le drame de son existence dans une correspondance poignante (Briefe, Arche) et de nombreux récits et textes autobiographiques (Hinter Mauern, 1909-1935, Arche). Mais c'est en s'inspirant de Simenon et en optant le premier en Suisse pour le genre policier qu'il réussit à se faire un nom en littérature.

Plus encore que sur le crime dont ils traitent, les romans de Glauser portent sur le milieu et les lieux, la réalité suisse des années trente, l'atmosphère et les gens. Le Thé des trois vieilles Dames (1929, Zoé), dépeint en ville de Genève la clinique de Bel-Air, les intrigues internationales, le trafic de la drogue. Le climat devient plus dense par la suite dans cinq romans attachés à l'inspecteur Studer, dont le personnage est porté à l'écran dès 1939. C'est, dans Le Règne des Toqués (1936, L'Aire), l'univers oppressant d'une clinique psychiatrique, où s'étend "l'obscur empire de Matto, l'esprit de folie", les visages insaisissables derrière leurs masques, un lieu d'angoisse et de désespoir mué en métaphore du monde. C'est, dans L'Inspecteur Studer (1936, Le Promeneur) la lutte sournoise pour le pouvoir dans un cadre villageois idyllique, dans Krock & Cie (1937, Le Promeneur) l'existence difficile des défavorisés et des petites gens en milieu rural, observés en même temps que les notables, dans Studer et l'Affaire du Chinois (1938, Le Promeneur), dans une auberge de province, un hospice pour déshérités et une école d'horticulture. Studer, par qui l'auteur exprime l'essentiel de son expérience, observe le pays et ses habitants, ses usages et ses principes, avec une attention soupçonneuse et une ironie sèche. Mais s'il démasque impitoyablement les manquements, il ne s'érige pas en juge et ne prétend pas, au-delà des faits, éclairer aussi les mobiles. Il cherche, seulement, à comprendre, et réserve la part du mystère.

Envisagés du point de vue des prétérités et des marginaux, la réalité helvétique, les lieux et l'atmosphère, évoqués par le détail, le trait aigu et subtilement révélateur, et rendus dans les nuances du langage, apparaissent plutôt sombres. Glauser ne ménage pas la patrie. Mais son indignation et sa révolte n'interdisent pas l'humour, qui l'empêche de désespérer absolument d'une société dont malgré tout il se sent solidaire. Réédités dans leur totalité à la fin des années soixante, traduit en Suisse romande dès 1983 et en France dès 1990, ses romans sont les premiers dans le domaine de la littérature allemande à ouvrir le genre policier à l'analyse et à la critique sociales.

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Page créée le 09.10.01
Dernière mise à jour le 09.10.01

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