Index des auteurs
Introduction
.
Première partie
Spitteler
Meinrad Inglin
Robert Walser
Ludwig Hohl
Friedrich Glauser
Seconde partie
Frisch
Dürrenmatt
Eugen Gomringer
Kurt Marti
W.M. Diggelmann
Jörg Steiner
O.F. Walter
Adolph Muschg
Peter Bichsel
Hugo Loetscher
Paul Nizon
Nouvelle génération
W. Schiltknech
entretien
bibliographie
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Peter Bichsel
Par la modestie de sa dimension et
la parcimonie du style, l'oeuvre de Peter Bichsel (1935) se
situe aux antipodes de celle de Muschg. Aucun auteur contemporain
de langue allemande n'a obtenu avec des proses brèves
un succès comparable, pour la soudaineté et
l'ampleur de son écho et pour sa durée, à
celui du recueil Le Laitier (1964, Gallimard, Poche suisse).
En cinquante pages à peine, 21 pièces subtilement
allusives disent, dans une langue dépouillée
empreinte d'une fine poésie, l'enfermement par le quotidien
petit-bourgeois, la solitude, l'incommunicabilité et
la nostalgie d'une impossible évasion. Ce succès
se renouvelle avec le recueil, plus bref encore, des Histoires
enfantines (1969, Gallimard) : s'y expriment, au gré
d'une invention surprenante et enjouée, la rébellion
contre la normalité et les conventions de la vie ordinaire,
le refus de l'aliénation et la revendication, au prix
d'une inéluctable solitude, d'une libre réalisation
de soi-même.
Dans Les Saisons (1967, Gallimard),
publié sans indication de genre, qu'il dit être
son oeuvre la plus personnelle, Bichsel aborde la problématique
de l'écriture et du langage. Le narrateur se définit
par son projet de création littéraire, on passe
constamment du plan de ce "je" à celui de
l'histoire qu'il entreprend d'écrire en envisageant
deux aspects de sa réalité : la maison dans
laquelle il vit et un personnage fictif qui le poursuit et
auquel il tente de donner consistance. Pour développer
le thème, Bichsel ne décrit pas les choses,
mais, jouant avec les mots, "écrit ce qu'on peut
en dire". Ce faisant, il évoque le caractère
obsessionnel de l'activité créatrice, la hantise
de l'échec et la difficulté d'être, qui
est aussi le corollaire d'un climat dont quelques indices
indiquent qu'il est suisse, avec une intensité prenante.
L'oeuvre frappe par la singularité du ton, la densité
de l'atmosphère et la discrétion manifestée
dans l'expression d'une problématique individuelle
par laquelle, en certains passages, l'auteur paraît
très vivement concerné.
Sur sa poétique, Bichsel s'exprime
avec une insidieuse élégance dans Der Leser.
Das Erzählen (Luchterhand, 1982). Mais c'est dans les
récits Der Busant (1985, Luchterhand) que se manifestent
le plus éloquemment l'art du conteur et le charme de
ses narrations : dans un subtil entrelacs reviennent sur un
motif de légende les thèmes de l'amour et de
l'écriture, se superposent les époques et les
identités dans l'évocation enjouée de
sites et de lieux, et se profilent dans le décor de
la vie bourgeoise des personnages qui intriguent. A la fois
léger et empreint de gravité, le tour captive
par une ironie subreptice, et qui suggère plaisamment
la réflexion.
Le plaisir que Bichsel prend à
jouer avec les biographies se retrouve dans Cherubim Hammer
et Cherubin Hammer (1999, Suhrkamp). Sous le masque d'une
homonymie comique le récit confronte deux vies, inscrites
dans une réalité bien concrète, quelque
part entre Aarau et Soleure : l'une occupe le corps du texte,
l'autre se voit confinée dans les notes figurant au
bas de presque toutes les pages. Se pose ainsi la question
du poids et de l'authenticité de l'existence, et celle
de ses saveurs. Sur le thème de l'identité et
sur "je est un autre" se tissent des variations
fascinantes, et dont les résonances se prolongent.
Teintée de mélancolie et toute en finesse, c'est
une prose à déguster de phrase en phrase.
Quels que soient ses thèmes,
Bichsel captive en les développant par des histoires.
C'est le cas aussi au plan de l'engagement social et politique,
qui inspire une part importante de l'oeuvre. Bichsel est le
seul écrivain suisse à s'exprimer régulièrement
dans des hebdomadaires à grand tirage (Weltwoche, Illustré)
sur des faits et des problèmes actuels, les "colonnes"
qui lui sont réservées à cette fin atteignent
un large public. Transposés en histoires, ses observations,
réactions et pensées, engagent avec une bonhomie
roublarde à méditer sur la Suisse et son image,
sa conscience de soi et ses privilèges (La Suisse du
Suisse, 1969, L'Age d'Homme), sur l'école et la jeunesse,
la globalisation et le chômage, la droite et la démocratie,
les événements du jour et le cours du temps.
Cette réflexion, menée depuis plus d'un quart
de siècle, couvre un vaste champ (Histoires Anachroniques,
1979, L'Aire, Schulmeistereien, Luchterhand, 1985, Irgendwo
Anderswo, 1987, Luchterhand, Im Gegenteil, 1990, Luchterhand,
Alles von mir gelernt, 2000, Suhrkamp). Sans illusions quant
à son influence, l'écrivain cherche à
faire prendre conscience des problèmes, à rendre
sensible à tout ce que peut recouvrir le langage et
à stimuler l'esprit critique. Sans moraliser, sous
une forme attrayante, qui provoque par la malice d'un tour
insolite et séduit par la magie de l'écriture.
Hugo
Loetscher
Chez Hugo Loetscher (1929), le plus
cosmopolite des écrivains suisses contemporains, la
création littéraire répond à des
ambitions vastes : usant d'écritures et de genres divers,
elle vise selon lui à "une critique totale",
qui englobe toute la réalité et porte sur l'analyse
des conditions fondamentales de l'existence. Il s'agit d'une
part de refléter une situation et, d'autre part, de
définir une attitude. La réalisation de ce projet
se fonde sur l'ironie, qui est indispensable à la sauvegarde
de la lucidité et assure la prédominance de
l'intellect. Son influence est déterminante au niveau
de la composition, de l'invention et du langage. Elle se manifeste
par une mise en question permanente de la pensée et
de l'expression et par ce que l'écrivain nomme "une
dialectique de la métaphore et du concept": la
raison et l'imagination se combinent pour saisir le réel
dans toute sa complexité.
Dans les romans de Loetscher, l'analyse
se développe à partir d'une vision de l'homme
et aboutit à une vision de la société
dans son ensemble. La perspective est d'abord subjective:
le narrateur de Les Egouts (1963, Galland), chez qui la profession
de directeur du service des égouts a développé
un regard particulièrement aigu pour les faiblesses
humaines, s'explique sur son activité et sur lui-même.
Dans les deux romans suivants, le récit se fait à
la troisième personne, le destin de l'individu est
vu davantage que précédemment en corrélation
avec les événements historiques et sociaux.
La Tresseuse de Couronnes (1964, Fayard) évoque le
destin d'une fleuriste en même temps que celui de la
ville de Zurich de la Première à la Deuxième
guerre, l'accent porte sur l'omniprésence de la mort
et la description du milieu social. Noah (1967, Arche), "roman
d'une conjoncture", dépeint la corruption par
le bien-être et le rôle des conditionnements économiques,
et devant cet état de fait, définit une attitude.
Les trois romans développent abondamment les images
évoquées par les titres, les histoires s'alignent
les unes sur les autres, l'auteur cède volontiers au
plaisir de l'anecdote et de la trouvaille cocasse, la forme
romanesque n'est pas envisagée comme un ensemble achevé
et pourrait accueillir des parties nouvelles. L'absolu des
critères esthétiques et les pouvoirs de l'écriture
sont mis en cause par l'ironie d'une structure ouverte.
Dans les deux oeuvres majeurs de Loetscher,
Le Déserteur engagé (1975, éd. remaniée
1985, Belfond) et Les Papiers du Déserteur engagé
(1986, Belfond), ce parti-pris est plus marqué encore.
Attachés à un personnage qui est l'alter ego
de l'auteur, ils couvrent une période qui correspond
à celle de sa propre vie et intègrent des genres
multiples : anecdotes, histoires, souvenirs, réminiscences
historiques, contes, récits de voyages, pages de journal
intime, reportages, satires, discours. Dans la perspective
d'un intellectuel sceptique et lucide sont envisagés
des événements du siècle, à Paris
et à Zurich, à Lisbonne et à Cuba, en
Amérique latine et en Extrême-Orient. Dans le
second tome, l'Immun, déclaré pour mort, n'existe
plus que par ses seuls écrits. Le narrateur, devenu
leur dépositaire, les fait connaître, et son
intérêt est d'autant plus vif qu'il se sent personnellement
mis en cause : "J'ai parfois l'impression qu'il se sert
de ses papiers pour me dénoncer".
Les jeux et les enjeux de la fiction,
les limites d'une perception du réel privilégiant
l'imagination et l'intelligence, les contradictions de l'identité
: tels sont, dans cette somme, les thèmes. Leurs développements
expriment avec un souffle et un esprit rares les préoccupations
existentielles et les possibilités d'un écrivain
qui, lorsqu'il s'interroge sur elles et sur l'authenticité
de son engagement, conjure le désarroi en engrangeant
la riche moisson de son expérience du monde.
Le parti-pris de modifier les perspectives
pour augmenter l'acuité du regard et diversifier la
vision est non moins évident dans les textes qui renouvellent
le reportage, dont Loetscher est le premier en Suisse à
faire un genre littéraire. Pour évoquer le colonialisme
portugais au Brésil, l'écrivain publie la traduction
par Günterts d'un prêche de 1654 du père
jésuite Antonio Vieira, Die Predigt des Heiligen Antonius
an die Fische (1966, Arche) et la fait précéder
d'un essai qui rend hommage à sa lutte contre la colonisation
et l'esclavage, la discrimination des juifs et l'inquisition.
Louant son langage, il le présente comme un défenseur
d'une parole qui cherche à décrire les faits
par le recours à des moyens d'expression divers : le
témoignage et le pamphlet, la poésie et le rapport,
l'analyse et l'autobiographie. Le prêche de Vieira apparaît
à ses yeux exemplaire par la multiplicité de
ses approches de la réalité et sa conscience
de ses limites. Par son engagement personnel, sa simplicité
et sa transparence, il est toujours actuel et peut servir
de modèle.
La technique de la distanciation par
une attitude dialectique frappe également dans le film
tourné à l'époque de la dictature portugaise
(Ach Herr Salazar, SFI 1965, 1971 Gratis Verlag) et interdit
en Suisse : les prises de vues en apparence anodines y sont
commentées par des textes polémiques. Elle s'applique
aussi dans l'ouvrage que Loetscher consacre à Cuba
(Zehn Jahre Fidel Castro - Reportage und Analyse, 1969, Arche).
Dialoguant avec un accompagnateur cubain, il confronte les
points de vue et les approches et tente de concilier lucidement
la compréhension et la critique.
La visée est plus modeste et
la manière plus intimiste dans Un Automne dans la grosse
Orange (1982, Fayard), qui évoque dans la perspective
d'un participant suisse à un congrès scientifique
la ville de Los Angeles. A ses yeux, elle présente
un double visage : incarnation du progrès, symbole
d'une civilisation à l'apogée de son histoire,
elle est aussi une cité monstrueuse et inhumaine, où
tout est artifice. Pour le visiteur, chez qui des signes imperceptibles
semblent suggérer l'imminence d'une maladie fatale,
le déclin de cette société paraît
inéluctable. Mais contre la mélancolie qui le
gagne devant un monde et sa propre existence en passe de se
désagréger à l'automne, il engage les
armes de l'humour et de la satire. Les jeux de l'écriture
en illustrent brillamment les pouvoirs. La force de l'esprit,
plus volontaire que spontané, moins sensible que rationnel,
s'affirme comme un ultime recours.
L'originalité de l'approche
de la réalité est plus frappante encore dans
Wunderwelt. Eine brasilianische Begegnung (1979, Luchterhand).
Dans ce long monologue adressé à une enfant
défunte, Loetscher décrit à travers une
foule de détails et d'informations géographiques,
ethnologiques, historiques, économiques et culturelles
la vie quotidienne dans une région sous développée
du nord-est du Brésil. Esquissant la biographie hypothétique
de la petite Fatima, l'écrivain interroge l'art et
les chants populaires, les usages et les croyances, et fait
entrevoir la magie d'une rencontre dans des évocations
à la fois rutilantes et poignantes. En essayant de
s'identifier et de comprendre par le recours à des
styles divers, du conte au récit, à l'évocation,
à l'analyse et à la légende, il évoque
richement une civilisation menacée et se livre à
un attachant plaidoyer pour la défense de son avenir.
Pour éclairer la réalité,
Loetscher recourt également à la satire. Dans
Si Dieu était Suisse (1983, Fayard) un usage, une tournure
de langage, dépeints par l'anecdote et mis en cause
par l'ironie, démasquent les mythes trompeurs et les
travers du pays d'origine. Dans La Mouche et la Soupe (1989,
Fayard), des animaux, mis en situation avec verve et malice,
dans un environnement qui n'est pas celui que leur a destiné
la nature, reflètent par leur destin les rapports ambigus
de l'homme avec son entourage et avec soi-même. Sont
mis à nu alors la cruauté et la volonté
de puissance, l'hostilité et la sympathie, les rêves,
l'angoisse : la raison affrontée à l'instinct,
l'énigme des dérives, qu'un trait insidieux
suffit à dévoiler.
Loetscher n'est pas moins brillant
comme essayiste. Avec une impressionnante érudition,
il traite dans Le Coq prêcheur (1992, Fayard) "de
l'utilisation littéraire et morale des animaux"
et montre comment l'homme les humanise pour les plier à
son propre usage. C'est un vaste périple à travers
la littérature mondiale, entrepris avec légèreté
et sans esprit de système, qui à chaque instant
amuse et intrigue, et stimule par des réflexions insolites.
Cet art de la présentation se retrouve dans des portraits
perspicaces et inspirés par l'empathie de personnalités
connues (Varlin, 1970, Arche), marginales (Adrien Turel, 1976,
Huber) ou contestées (Konrad Farner, 1974, Kohlhammer).
Et il se manifeste éloquemment dans l'exposé
de ses propres conceptions poétiques (Vom erzählen
erzählen, 1988, Diogenes).
Porté par l'écriture,
Loetscher ne cesse pas d'inventorier le monde, qui au terme
du siècle lui inspire deux nouveaux et amples romans.
Dans Saison (1995, Diogenes), le regard se fixe à Zurich,
le temps d'un été. Dans la perspective d'un
jeune homme défilent une foule de protagonistes et
d'épisodes, entrecoupés de dialogues rapides,
dans un parler banal qui dresse le catalogue du langage et
de la vie ordinaires. Ce bilan parfois très disert
semble-t-il n'a que peu de poids. Mais l'humour sourit à
ce verdict, et la verve répond à la visée
que l'écrivain prête à son oeuvre :"Rester
vivant en regardant, en prenant de la distance, en nommant
tout ce qui se passe".
Le bilan se poursuit de manière
plus ample dans Die Augen des Mandarin (1999, Diogenes). Avec
pour interlocuteur un mandarin le fixant sur la couverture
d'un livre, le protagoniste du roman, qui comme l'auteur a
septante ans, médite sur son vécu et tente de
discerner ce qui reste sur "la scène tournante
du globe de l'histoire dressé en lui-même".
Enrichie par le savoir et la culture, la mémoire, qui
échappe à la chronologie, évoque tout
autour du monde de vertigineux périples, et ces fragments
de son expérience se combinent en un amalgame étrange
et fascinant. Les scènes macabres et les moments d'horreur
ne sont pas éludés, la mort rode et marque une
échéance qui se rapproche. Les images qui inlassablement
défilent laissent l'impression d'une prodigieuse surabondance,
mais se relativisent aussi et suscitent un sentiment de vide
et de vanité. Aucun contenu ne s'inscrit plus dans
la durée, aucune valeur, dans cet inventaire chaotique
que Loetscher esquisse de l'époque, ne s'impose, ni
aucune perspective d'avenir. Tel apparaît, en cette
fin de siècle, le prix de l'existence et des richesses
qu'elle prodigue. Le narrateur en a conscience et assume ce
désarroi en intellectuel lucide et avec une stimulante
ironie. Et il ne renonce pas pour autant au plaisir de jouir
sereinement, comme le lui suggère l'éventail
du mandarin, des caresses de l'air de son temps.
Suite du texte...
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