A l'occasion de la sortie en français
de Lena, nous vous proposons de découvrir
un extrait de l'entretien substantiel accordé par
l'auteur à notre revue Feuxcroisés
6 (2004). Cet entretien était notamment assorti
d'un article approfondi de Samuel Moser sur l'oeuvre de
Hanna Johansen.
Chercher une deuxième,
une troisième voies
- La femme que vous êtes,
venue d'Allemagne du Nord, n'a-t-elle pas perdu au cours
des ans son regard d'étrangère sur la Suisse?
- À sa place s'y est substitué
peu à peu, au fur et à mesure d'une meilleure
connaissance politique et sociale, un autre regard, plus
familier, sur le pays. Pour autant il n'a nullement disparu.
Je peux le reconstruire quand j'en ai besoin : Dans Ein
Mann vor der Tür (« Un homme devant la porte
»), une Allemande arrive dans ce pays : il m'a été
très facile de faire abstraction de tout ce que je
savais déjà au-delà de sa perspective
à elle.
- Etes-vous devenue un auteur
Suisse ?
- Oui, s'agissant de ce qui m'intéresse
dans la vie ; oui, si c'est dire que je n'ai jamais écrit
qu'ici ; qu'en Suisse allemande les lecteurs connaissent
beaucoup mieux mes livres ; que je ne connais de collègues,
hommes et femmes, qu'ici, et que je me sens proche d'eux.
Non, si l'on vise le langage : Un « collègue
», pour moi, c'est toujours resté quelqu'un
qui travaille dans la même entreprise, et pas juste
une personne qu'on connaît bien. Les Suisses, particulièrement,
mettent bien plus dans une expression comme « auteur
Suisse » et cela reste inaccessible quand on est arrivée
déjà adulte dans le pays.
- Quelle influence ont vos origines
sur votre écriture ?
- Ce n'est pas la langue seule qui
est restée l'allemand du nord. J'ai la conviction
que l'écriture remonte aux années précoces,
indépendamment de ce sur quoi on écrit plus
tard. Même si je n'écris pas dans ma langue
d'enfant, j'écris dans une langue qui s'est édifiée
directement sur elle. Écrire sur des sujets suisses
me paraîtrait impudent car il me manque l'ancrage
précoce qu'il y faut. Il est vrai que pour des sujets
allemands contemporains, à l'inverse, je n'ai plus
l'expérience concrète. Par chance il y a d'autres
possibilités.
- En quoi est-il important de
connaître son origine ?
- Elle m'apparaît aujourd'hui,
pour ce qui est de la force d'évidence de l'écriture,
d'une bien plus grande portée que ce à quoi
je me serais attendue. Dans l'attitude langagière
et dans le vécu du contenu. Tout ce sous-texte, cela
même qui nourrit l'¦uvre littéraire,
possède une cohérence intime plus solide quand
cela provient de cette source commune. En revanche, s'agissant
de biographies individuelles, je ne suis plus si sûre
aujourd'hui que ce soit mieux dans tous les cas de tout
savoir. De ma propre vie, en tout cas, j'aimerais en savoir
le plus possible. Malheureusement je dois restreindre ma
curiosité car ceux qu'il faudrait interroger sont
morts.
- Quels contenus trouve-t-on déjà
dans vos premiers livres de ce qui plus tard a pris de l'importance
?
- Tout y est. Mais pas de façon
lisible, ni pour le lecteur ni même pour moi. Je ne
pourrais plus écrire aujourd'hui de livres comme
les deux premiers, et c'est là effectivement une
perte, mais en même temps j'ai acquis de nouvelles
possibilités. Ce que je fais depuis me semble compléter,
déployer et pousser plus loin ce que je trouve déjà
là. Pour moi c'est une observation stupéfiante
que je fais non pas pendant le travail mais quand je le
considère après coup.
- Dans vos deux premiers livres,
vous avez écrit depuis la perspective d'un personnage
féminin isolé dans le monde. Peu à
peu, la perspective s'est élargie. Est-ce à
dire que l'intérêt de la narratrice pour elle-même
est passé au second plan ?
- Dans un premier temps, cette perspective
s'est resserrée puisque dans le troisième
livre, c'est celle d'une petite fille de cinq ans ; mais
comme il est là question de l'été 1944,
cette perspective est en même temps devenue plus concrète
pour ce qui est de l'histoire de l'époque. L'intérêt
de la narratrice pour elle-même et pour sa vie n'a
jamais été pour moi matière à
écrire, sauf dans ce livre, et même là,
seulement parce que je tenais là l'exemple que je
connaissais le mieux pour écrire sur ce dernier été
de la guerre. Tout en y travaillant, j'avais toujours présent
à l'esprit qu'il y a des choses plus importantes
à dire sur le sujet que ce qu'a pu vivre l'enfant
protégée que j'étais. J'ai fait confiance
à l'idée que ceux qui lisent le savent aussi.
Dans mes autres textes où un personnage parle à
la première personne, cela n'a rien ou peu de choses
à voir avec moi.
- Lena, dans votre dernier livre,
a un rapport ambigu au souvenir.
- Cela ne va-t-il pas de soi, lorsque
de tous les gens qui ont fait partie d'une longue vie, il
ne reste presque plus personne ? Ce qui m'a intéressée
dans Lena, c'est la façon dont elle assemble ses
souvenirs quand il s'agit de dire enfin toute la vérité
à sa fille. Et combien cela peut être difficile,
même quand il ne s'agit pas d'une relation difficile.
Le désir, aussi, de protéger l'autre peut
très bien faire obstacle à la vérité.
On en arrive à se demander si cette vérité
est si importante à dire.
- Des situations de crise intérieure
sont souvent au départ de vos livres. Quelle situation
trouve-t-on à leur fin ?
- Ce qui se vit facilement n'incite
jamais personne à affronter la difficulté
d'écrire, ce sont toujours les questions pendantes
qui y portent. Le propos n'est pas de les résoudre
mais de les empoigner. Et si, à la fin du livre,
il y a un point d'interrogation, il est différent
de celui du début.
- Que savez-vous déjà
d'un livre quand vous commencez à l'écrire
?
- Pour le premier livre, je ne savais
rien ; depuis, j'en sais pas mal, mais chaque fois différemment.
Je dois absolument savoir dans quelle direction il va. Cela
ne signifie nullement que je doive tout savoir de l'itinéraire
dans le détail.
- Dans leur désarroi, vos
personnages se reposent sur eux-mêmes. Le doute leur
évite le désespoir. D'où vient cette
confiance en la capacité d'apprendre qu'a l'être
humain ?
- De ma mère j'ai appris la
foi en l'aptitude de l'être humain à apprendre,
bien avant de savoir que j'avais appris. Depuis, c'est une
constante. Le doute comme forme plus précise de l'observation
: encore une autre chose que j'ai apprise. Que l'on puisse
ainsi tenir à distance le désarroi et le désespoir,
c'est votre question qui me l'apprend. Si tous ceux qui
n'ont pas survécu au désespoir avaient seulement
pu savoir cela !
- Vous faites une stricte distinction
entre l'écriture pour les enfants et celle pour les
adultes.
- Dès l'abord, cette distinction
saute aux yeux. Il faut la faire car nous parlons des langages
différents. Et quand nous parlons avec des enfants,
nous avons à l'esprit leur expérience, cet
univers autre qui est le leur. Mais dans un deuxième
temps, on remarque une voix du dessus et un sous-texte destiné
à des personnes avec d'autres d'expériences.
Lorsque je les perçois au cours du travail, je les
laisse s'exprimer comme un contre-chant et je me plais à
l'idée que peut-être les parents lisent un
tout autre livre que celui que j'écris pour les enfants.
Les livres qui n'ont pas cette polyphonie me paraissent
sans vie.
- Vos personnages ont un rapport
très précaire au monde extérieur. Entre
«prendre sur soi » et la détresse, ils
mènent leur vie en douceur, comme dirait Wilhelm
Genazino. L'affrontement n'est pas ce qu'ils recherchent.
- Voilà ce qui m'intéresse
: des personnages qui n'attendent rien de bon de l'affrontement.
Là, je pense à « l'autobiographie »
: quand l'époque est à ce point hostile, politiquement,
comme dans mes années d'avant l'école (de
1939 à 1945, donc), l'idée s'impose que l'affrontement
est vain et détruit tout ce qui permet de vivre.
Il en résulte une conscience de la précarité,
mais pas seulement : une conscience, aussi, qui cherche
et sait trouver une troisième, une quatrième
voies.
- Votre ironie sert-elle à
décrisper leur situation ? Le voyage en Amérique,
par exemple, tout ce montage pour maquiller la naissance
de Sophie, l'histoire de l'armoire de Lena - autant de situations
grotesques.
- À moi aussi, l'ironie me
semble être un moyen de dédramatiser. Mais
n'oublions pas qu'il y a plusieurs sortes d'ironie. L'ironie
de la condescendance, je la déteste, et pas seulement
à l'égard des enfants. Celle qui va du bas
vers le haut en revanche, elle élucide, lorsqu'elle
n'est pas inspirée par la ranc¦ur mais par
la lucidité. Dans la vie de Lena, pour moi, il n'y
a aucune ironie. Je n'aime pas me servir de situations grotesques,
disons d'histoires invraisemblables. Les deux exemples mentionnés,
je ne les aurais jamais utilisés s'ils n'avaient
été étayés par une réalité
en béton. Un passage dérobé entre deux
maisons qui se jouxtent, je n'aurais jamais osé inventer
cela si un ami, au bon moment, ne m'avait précisément
raconté le fait. Ce qui montre, outre que je m'en
tiens toujours à ce qui est rigoureusement plausible,
que le hasard vient toujours en aide aux écrivains.
Je n'aurais même pas osé imaginer un mari aussi
incroyablement borné que Willi (on ne voudrait pas
faire injure au sexe fort) si je ne l'avais pas connu dans
mon enfance, puis à l'âge adulte, et de très
près, dans mon entourage. Je n'ai pas voulu dépeindre
de situations grotesques. On me dit entre-temps que d'autres
prétendent connaître beaucoup de Willis.
[...]
L'entretien complet fait
partie d'un dossier consacré à Hanna Johansen
par Feuxcroisés 6 (2004).
A paraître fin avril 2005: Feuxcroisés
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Page créée le: 06.04.05
Dernière mise à jour le: 15.04.05
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