ESSAI: SOUVERAINETÉ
DE ROBERT WALSER
La danse d'un style
Dans sa magnifique approche de
l'uvre du grand écrivain alémanique,
Peter Utz prouve que celui-ci vivait avec son temps... pour
mieux rebondir!
Une légende non dénuée
de charme fait apparaître Robert Walser en marginal
romantique errant sur les routes comme un poète "bon
à rien" (un poète peut-il être
autre chose pour les gens sérieux?) et composant,
dans sa mansarde solitaire, une uvre célébrée
pour son originalité mais en somme coupée
du monde. Le fait que Walser ait passé le dernier
quart de son existence en institution psychiatrique (d'abord
à la Waldau, où séjourna le non moins
fameux Wölfli, puis à Herisau), et qu'il ait
alors cessé toute activité littéraire,
accentue le type "suicidé de la société"
de cette figure hors norme des lettres germaniques contemporaines,
l'appariant à un Hölderlin ou à un Artaud.
Or il suffit de lire les Promenades
avec Robert Walser de Carl Seelig, qui se balada avec l'écrivain
durant sa période asilaire, et prit soin de consigner
ses propos, pour constater la parfaite lucidité de
l'interné volontaire et la pertinence de ses jugements
dans les domaines les plus variés, de la politique
à l'histoire ou de la littérature aux choses
de la vie.
Dans la même optique, mais
brassant beaucoup plus large, de lintérieur
de luvre étudiée au fil de sa
progression, et même de lintérieur de
la langue faut-il préciser, mise en constant rapport
avec les discours de lépoque, un essai critique
magistral, signé Peter Utz, vient de paraître
en français, qui jette une lumière toute nouvelle
sur lensemble de luvre. A limage
simpliste de l "ahuri sublime " se substitue
ici celle dun écrivain dont le style unique
(et tôt reconnu pour tel par les plus grands) représentait
bien plus quune " manière ": une
attitude et une démarche opposées à
la calcification du discours et donc de la pensée,
un effort constant déchapper à la pesanteur
des idéologies mortifères par un élan
et un mouvement sans cesse rebondissant que Peter Utz compare
à ceux de la danse. Or cette analogie ne relève
pas de la jolie trouvaille critique: elle sinscrit
dans une thématique littéraire fondatrice
du début dus siècle, quand la danse (voyez
Mallarmé ou Valéry) cristallisait lidée
de la forme pure qui a fasciné toutes les avant-gardes.
Robert Walser avant-gardiste? Pas
du tout au sens d'un chef d'école ou d'un concepteur
de manifestes. Et pourtant, qui aura mieux que lui subverti
tous les clichés et nettoyé, à sa façon,
la langue en la "travaillant" au creux de ses
arcanes auriculaires - Peter Utz dégageant mieux
que personne son talent d'"écouteur" du
bruit du temps.
Un "style-du-temps-présent"
Le lecteur francophone ne peut certes
encore, à l'heure qu'il est, évaluer la richesse
du matériau verbal transmuté par Robert Walser
dans la constellation de ses "feuilletons" journalistiques,
dont une partie seulement est traduite. Or c'est le mérite
de Peter Utz de nous révéler cette partie
immergée de l'iceberg walsérien, à
quoi s'agrègent aussi les microgrammes, et surtout
de mettre en évidence, dans la continuité
mimétique (et souvent parodique) d'un "style-du-temps-présent"
revendiqué par l'écrivain, certains motifs
traités à la fois par les écrivains
de son époque et par Walser.
Ainsi du thème de Cendrillon,
"dramolet" considéré par le coéditeur
de la revue Die Insel où il parut comme "de
loin ce que nous avons publié de plus important",
et traité par Walser d'une manière si originale
par rapport à ses pairs. Ainsi de sa façon
de traiter et de "retourner" le "caractère
nerveux de l'époque", qui l'impliquait lui-même
dans son hérédité. Ainsi de son rapport
avec les thèmes, à haute connotation idéologique,
de la célébration des Alpes ou du concept
de fin du monde. Ainsi de ses relations avec Nietzsche et
Kleist, dans un jeu significatif de réserve et d'adhésion.
Ainsi enfin, dans le genre particulier de la chronique journalistique,
de sa manière d'habiter ce "rez-de-chaussée"
comme personne...
Critique "dansée"
Ce qu'il y a de plus étonnant
dans la grande traversée de Peter Utz, outre la somme
de connaissances et de références dont il
nous enrichit, c'est que le critique y danse positivement
avec le poète, non pas en lui imposant son rythme
et ses figures, comme tant de commentateurs académiques,
mais en écoutant la musique de l'écrivain
à sa source vive. Il en résulte une relecture
sans parasite, en ce sens que ce qu'il y a d'apparemment
primesautier chez Walser ne s'en trouve pas défraîchi.
Quant à la part à la fois plus consciente
et plus profonde, plus ouverte et plus libératrice
de cette uvre, elle apparaît comme un apport
critique réellement créateur, qui donne au
livre sa propre beauté.
Peter Utz, Robert Walser, Danser dans
les marges. Traduit de l'allemand par Colette Kowalski.
Editions Zoé, 565 p.
JEAN-LOUIS KUFFER
|